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Les enfants ont-ils encore leur place dans l'espace public?
Les adultes ne supportent-ils plus les enfants, leurs cris de joie et leurs courses effrénées? Les grands médias français se sont tous posé la question récemment, pointant du doigt l’accroissement, en France et dans le monde, du phénomène «no kids» ou «adults only» – comprenez, enfants indésirables. Pas un hasard qu’il s’agisse là d’anglicismes: en la matière, les États-Unis ont été précurseurs, le mouvement ayant commencé à gagner du terrain là-bas il y a plus de dix ans déjà.
Mais le phénomène prend une ampleur surprenante: même des activités d’un temple du divertissement pour bambins tel que Disneyland sont désormais structurées en zones pour enfants et d’autres pour adultes, selon Le Monde. Qui révèle également que les enfants sont exclus en Corée du Sud de… certains parcs! En France, les invitations pour les mariages spécifient de plus en plus souvent que «les enfants se feront une joie de garder leurs grands-parents», notamment pour que les hôtes soient plus disponibles pour faire la fête et rentrer plus tard.
Niveau transports, des compagnies aériennes (surtout asiatiques) avaient déjà lancé des sections interdites aux moins de 12 ans il y a une dizaine d’années. La possibilité est toute récente en Europe: Corendon propose depuis novembre 2023 des zones réservées aux adultes à bord des vols entre Amsterdam et Curaçao (île du royaume néerlandais située dans les Caraïbes), moyennant une taxe supplémentaire et selon disponibilité.
Le «no kids», rarissime en Suisse
La Suisse semble épargnée par le phénomène. Certes, les CFF proposent depuis 2000 des wagons «silence», au nombre de 136 actuellement. «Mais les enfants sont autorisés à y aller s’ils veulent être tranquilles, par exemple s’ils souhaitent lire», souligne Jean-Philippe Schmidt, porte-parole.
Niveau restauration, les rarissimes établissements ayant tenté la démarche du «no kids» se sont retrouvés sous le feu des projecteurs, comme le restaurant Le Milan, à Genève, qui avait décidé en 2017 de ne plus accepter les moins de 4 ans. Outre des téléphones de médias internationaux, «j’avais reçu des millions de commentaires sur Facebook en quelques jours, se souvient son patron, Daniel Grangier. J’avais dû fermer cette page, parce que les gens s’insultaient entre eux!»
Il rappelle l’origine de sa décision: «J’avais vécu de nombreux incidents avec des enfants qui couraient dans les jambes des serveur-euse-s en plein coup de feu. J’essayais de parler avec leurs parents, mais ils se moquaient de nous. Jusqu’à ce qu’un père faillisse en venir aux mains quand je lui ai demandé de veiller sur son fils, qui piquait le pain dans les panières des tables alentour!» Daniel Grangier insiste:
«Ils sont sur leurs téléphones sans se préoccuper des petits.» À l’époque, Daniel Grangier avait été soutenu par «des tonnes d’e-mails, de cartes postales et même des gens venus de Neuchâtel ou d’Yverdon pour me féliciter en personne». Le patron avait pourtant rapidement dû rétropédaler, la police du commerce lui ayant signifié qu’il était hors-la-loi. «Quelques cantons isolés possèdent une obligation de restauration dans leurs lois», précise Iris Wettstein, chargée de la communication à GastroSuisse. Et dans le cas genevois, la discrimination sur l’âge est interdite.
Des années après, Daniel Grangier juge le bilan positif: «Tout ce ramdam a conduit à ce que des familles nous boycottent, ce qui m’arrangeait, puisque nous nous sommes retrouvés avec une clientèle ravie de notre prise de position et hyperrespectueuse. Mais les personnes fâchées nous ont mal notés sur des sites comme TripAdvisor. Il faut du temps pour remonter.»
Loredana Tramontano, elle, n’a «pas peur d’être mal notée par les gens qui ne me comprennent pas: malgré leurs commentaires, je remplis très bien mon restaurant». Depuis juillet 2022, ses client-e-s tombent sur un avertissement quand ils et elles arrivent sur le site web du Filumé, à Vevey: les enfants sont autorisés «à la seule condition que les parents acceptent les règles de notre restaurant». À savoir, notamment: veiller à ce que les autres client-e-s «passent un bon moment dans le calme et la tranquillité» et «ne pas changer les couches dans la salle ou sur notre terrasse».
Un tel incident avait fait déborder le vase:
Au Filumé, les plats sont délicieux et flotte sur la terrasse une ambiance magique, à la lumière des loupiotes les soirs d’été. Sa philosophie: «Je ne peux pas changer le monde et cette société à la dérive. Mais je peux changer mon monde, où je refuse les gens mal élevés. Nous respectons les client-e-s en proposant de bons produits, frais, cuisinés tous les jours. J’attends en retour du respect pour mon personnel et pour les autres hôtes. Depuis que j’ai posé ces règles, je reçois une clientèle magnifique, qui nous comprend et nous remercie.»
Gianni est de ceux-là. Il a vu au Filumé des enfants sauter par-dessus la haie et déplacer des pots de fleurs de la terrasse pour rejoindre la place de jeux proche. Il comprend la patronne. «J’ai eu ma fille très tard. Pendant ces années où j’étais en couple, supporter certains enfants au restaurant n’était pas toujours agréable. Il ne faut pas perdre le respect mutuel.» Sa fille a désormais 10 ans. «Il m’est arrivé plusieurs fois de m’arrêter dans des hôtels, que je trouvais beaux et bien situés, mais «adults only». C’est dommage, mais ma fille en profitera quand elle sera plus grande!»
Famille ou «adults only», deux tendances parallèles du marketing
Niveau offres, «faire un peu de tout n’a aucun sens en marketing, il faut se spécialiser! Les hôtels ne se différencient plus par leur nombre d’étoiles, mais par leur positionnement – sport, bien-être, familles, «adults only», etc…» constate Stephan Maeder. Depuis 2019, le propriétaire du Carlton-Europe (un lieu «historique avec beaucoup de décoration type brocante»), à Interlaken, a misé sur le «adults only». L’un des très rares en Suisse.
«Je n’ai rien contre les familles. Il y a des hôtels avec des infrastructures géniales et adaptées pour elles, comme le Märchenhotel (littéralement, l’hôtel de contes de fées), à Braunwald, dans le canton de Glaris. Certains hôtels sont également assez grands pour avoir deux spas. Mais on ne peut pas faire cohabiter dans une piscine une dame d’un certain âge, qui ne veut pas être éclaboussée car elle sort de chez le coiffeur, avec des enfants qui vivent la joie de sauter dans l’eau!» Surprise pour Stephan Maeder, il reçoit également… «des parents, tout contents de ne pas devoir supporter les enfants des autres alors qu’ils ont fait garder les leurs»!
Malgré les rares cas «adults only», les établissements suisses se sont surtout développés en direction des familles ces dernières années. Ainsi, la Suisse compte 128 hôtels considérés «kids et family friendly» selon HotellerieSuisse (y compris les villages de vacances Reka), mais aucun en Suisse romande. Côté restaurants, GastroSuisse envoie chaque année un sondage à ses plus de 2000 membres. Résultat:
«Près de 90% des restaurants proposent des sièges enfants (+18%), et plus de la moitié dispose d’une table à langer (+10%). Enfin, les trois quarts des établissements interrogés distribuent du matériel de coloriage, 31% disposent d’une aire de jeu, et 24% d’une salle ou d’un coin pour jouer.»
Dans le réseau ferroviaire suisse également, les wagons «familles» (au nombre de 245) existent depuis plus longtemps et sont presque deux fois plus nombreux que les wagons «silence». Jean-Philippe Schmidt: «Un train de 1000 places transporte une minisociété: certains veulent travailler ou rester tranquilles, d’autres manger, alors que des personnes veulent discuter. Nous accueillons tout le monde, sans exclure personne. À chacun d’avoir également la conscience du vivre-ensemble.»
Même les gastronomiques s’ouvrent davantage aux enfants
La tendance d’ouverture aux enfants est visible y compris dans les hôtels haut de gamme ainsi que dans les restaurants gastronomiques. Le fils de Christine, 8 ans, passionné de préparations culinaires et de l’émission Top Chef, avait demandé en 2019 comme cadeau de Noël à manger au restaurant La table d’hôtes du chef étoilé Philippe Etchebest. «Ils nous ont rappelés plusieurs fois pour vérifier que nous nous rendions compte qu’il passerait des heures à table et qu’il se verrait présenter des aliments particuliers, se souvient Christine. Nous commencions presque à stresser. À notre arrivée, ils nous ont encore demandé s’il mangerait le carpaccio d’escargot, l’une des quatre entrées. Lorsque je leur ai dit qu’il adorait ça, ils se sont détendus. Les autres convives ont été épatés par son comportement et Philippe Etchebest est venu le féliciter à la fin du repas.»
Christine a beaucoup emmené son fils dans de bons restaurants. Elle constate: «Certains adultes peuvent avoir une appréhension en nous voyant arriver (surtout en France, mais pas du tout dans les pays méditerranéens). Au fur et à mesure du repas, ils se rendent compte qu’il n’y a pas de raison de nourrir de grandes craintes. Globalement, les chef-fe-s sont surtout très content-e-s de transmettre à la nouvelle génération.»
Paradoxes sociétaux
Pour l’essayiste Emmanuelle Piquet, citée dans Libération, il y a un paradoxe à voir l’enfant comme une personne autonome et essayer de le contrôler. Notre société les supporte sans doute également moins, trop habituée à les voir passifs sur des écrans. D’autre part, à l’image en 2017 de Michele Poretti, sociologue à la Haute École pédagogique de Lausanne et à l’Université de Genève, des chercheur-euse-s soulignent également ces dernières années l’éviction progressive des enfants de l’espace public depuis l’école obligatoire, avec ensuite la bétonisation des villes et l’anxiété liée aux faits divers, puis internet et les écrans.
En 2017, le pédopsychiatre Laurent Perron rappelait toutefois dans Le Temps:
Renouer le dialogue, le conseil du thérapeute de famille
En cinquante ans, le pédiatre et thérapeute de famille Nahum Frenck a vu défiler de nombreux enfants, pas plus turbulent-e-s aujourd’hui qu’hier. Pour lui, la tendance «no kids» n’est qu’un symptôme de quelque chose de beaucoup plus grave: la disparition du dialogue.
«Les généralités, la nature, la politique ont déserté les discussions familiales. Parce que la société de consommation coupe l’humain-e de l’autre, en poussant vers un individualisme d’accumulation de richesses.» Nahum Frenck cite le livre du journaliste et essayiste Vincent Cocquebert Uniques au monde. De l’invention de soi à la fin de l’autre (Arkhê, 2023), qui décrit le repli de l’individu sur son nombril, désolidarisé de tout destin commun. «Les gens finissent par croire que le monde doit s’adapter à eux et non l’inverse!»
Que faire face à pareil constat? «Il faut absolument un sursaut et une prise de conscience de la société pour redevenir solidaires, renouer le dialogue et partager avec les enfants, c’est-à-dire faire avec eux et non pour eux: aller aux champignons ne constitue pas la même expérience que les amener au foot.» Mais comment partager avec des enfants habitué-e-s à des écrans, et donc a priori pas passionné-e-s par les champignons?
«Il est aussi possible d’utiliser l’ordinateur ensemble pour répondre à des questions, par exemple en allant se promener à l’intérieur d’une cellule. Ou en apprenant que les arbres dialoguent entre eux grâce aux champignons.» Et Nahum Frenck de conclure: «À table, tout le monde pose son téléphone, parents compris. Dialoguer, c’est tricoter ensemble: chacun-e tient son aiguille, on s’enthousiasme et on se surprend mutuellement en étant côte à côte pour aller de l’avant».
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