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Les poétesses modernes brillent, sur Instagram comme sur le papier

Poetesses modernes sur reseaux sociaux et papier Instagram rupi kaur

À l'instar d'Amanda Gorman et Cécile Coulon, la jeune poétesse canadienne Rupi Kaur fait sensation sur les réseaux sociaux. En mai 2022, elle entamera une tournée mondiale et récitera ses vers sur les plus grandes scènes.

© GETTY IMAGES/JOHN SHIULLI

On la dit inaccessible, trop élitiste et un peu snob.
On la dit trop invisible, sous les poussières dont elle s’enrobe.
On en dit énormément, et ce faisant, nos cœurs s’en privent.
On en débat, mais entre-temps, il est des plumes qui, elles, l’écrivent.

Et qu’est-ce qu’elles écrivent! Profusément, avec ou sans rime, en silence ou en slammant, sur papier comme sur la Toile, où les réseaux sociaux deviennent des recueils scrollés avec passion par des millions de personnes. Des poétesses du nom de Rupi Kaur, Cécile Coulon, Lang Leav ou encore Louise Kaufmann postent leurs vers sur Instagram, offrant un nouveau support à cet art ancestral, aussi indispensable qu’il semble immortel. Le poème, parfois caché, n’est jamais bien loin et reste aimé des jeunes.

On repense au 20 janvier 2021, lors de l’investiture du président américain Joe Biden: en ce jour historique, une certaine Amanda Gorman montait sur scène dans un éclatant blazer jaune, pour réciter un poème titré La colline que nous gravissons. En quelques secondes, une étoile était née, rapidement érigée au statut d’icône internationale. La jeune femme de 24 ans, suivie par 3,8 millions de fans, a désormais signé deux ouvrages et se trouve à l’aube d’une carrière flamboyante. En 2021, elle devenait également la première à rédiger un texte pour le célèbre Super Bowl américain. Tout cela à partir d'un seul poème, dont les mots ont résonné au-delà de ce qui semblait possible.

«La poésie reste un domaine qui n’élit pas beaucoup de stars et dans lequel il est difficile d’être publié, analyse Antonio Rodriguez, professeur associé à l’Université de Lausanne, poète et directeur du Printemps de la Poésie. Beaucoup de personnes en écrivent, mais il ne constitue pas un objet industriel comme le roman. Or, certaines circonstances fortes, telles que les événements politiques, peuvent aider.»

Le succès par surprise

En termes de visibilité, les réseaux sociaux semblent constituer un terreau fertile, au point de se demander s’ils ne finiront pas par la concevoir, cette industrie du poème. Ainsi partagés, likés et valorisés par des algorithmes, les vers se nichent dans nos quotidiens, nous parlent et nous réconfortent. Les réseaux constituent donc une sorte de porte d’entrée: «Selon moi, ils sont désormais nécessaires pour mener la jeunesse jusqu’aux poèmes», ajoute notre expert. Et pour qu’elle s’en éprenne, au point de s’identifier à leurs auteurs et autrices: car de temps en temps, arrosés de talent et de hasard, croissent de véritables phénomènes.

Dans le monde francophone, un nom se distingue: celui de Cécile Coulon. «Je me cache derrière mes poèmes car ils sont plus forts que moi», écrit la romancière et poétesse française de 31 ans, lauréate 2018 du prix Guillaume Apollinaire pour son recueil Les Ronces (Éd. Le Castor Astral) et dont le dernier roman, Seule en sa demeure (Éd. Saint-Jean), est paru en 2021. Deux lignes, et voilà un millier d’âmes conquises. «J’ai décidé de poster mes poèmes sur Instagram assez récemment, nous partage-t-elle. Avant, ils figuraient uniquement sur Facebook. J’utilise donc les deux plateformes car pour moi, au début, c’est là que tout est né: l’idée de publier de la poésie sur le papier était très loin de moi et, en ligne, les réactions étaient directes, spontanées, sans filtre aucun.»

Alors que ses premiers posts ne trouvaient que peu de lecteurs et lectrices, Cécile Coulon est surprise de constater qu’aujourd’hui, elle a fidélisé plus de 30 000 personnes sur Facebook et 28 000 sur Instagram.

«Je trouve ça touchant de voir le temps que prennent les gens pour lire des poèmes», s’émeut l’autrice.

Le format qui marche

Bien sûr, le poème évolue encore sur le papier, notamment en Suisse (voir interviews ci-dessous) où de nombreuses poétesses et poètes publient régulièrement leurs œuvres. Matthieu Corpataux, assistant diplômé à l’Université de Fribourg, poète et fondateur de la revue littéraire «L’Épître», se réjouit de voir à quel point elle se démocratise aujourd’hui. «Pour schématiser, il me semble que la poésie a emprunté deux chemins différents, constate l’auteur du recueil Sucres (Éd. de l’Aire). D’un côté, il y a celle qu’on a qualifiée de plus élitiste, qui se voulait plus exigeante, qui a toutefois tendance à se refermer sur elle-même. De l’autre, on observe une poésie plus populaire, plus accessible. Dans le milieu littéraire professionnel, les avis sont aussi enthousiastes que réactionnaires, sachant que certaines personnes tendent à déconsidérer la deuxième catégorie.»

Impossible de nier que ces fameux posts poétiques fonctionnent. Ils frappent, même. «Je pense que le format joue un rôle important, sachant que les espaces sont courts, poursuit Matthieu Corpataux. Un élément que j’attribue à la poésie est la capacité à suggérer bien plus que ce qui est dit, via le fonctionnement de l’implicite et la polysémie des mots: cela s’adapte très bien à un post Instagram, par exemple.» Lorsqu’on interroge Cécile Coulon à ce propos, sa réponse va dans le même sens: «La poésie trouve sa place sur les réseaux sociaux, parce que c’est un lieu d’expérimentation de l’image et du texte, estime la romancière.

C’est une grande foire, une fourmilière du langage et des couleurs, tout est testé, critiqué, remis en question. C’est le bon endroit pour des poèmes.»

C’est ainsi que la jeune Rupi Kaur, poétesse canadienne de 29 ans, a réuni une communauté de 4,5 millions de fans en décidant de se tourner vers Instagram et Tumblr, lorsque aucun éditeur ne voulait de ses œuvres. Applaudie pour ses textes évoquant les violences sexuelles, le féminisme, le rapport au corps et le selfcare, elle a publié trois ouvrages dont Home Body, paru en 2020, vendus à plus de 8 millions d’exemplaires. La jeune femme s’apprête d’ailleurs à entamer une tournée mondiale, lors de laquelle elle lira et slammera ses poésies sur les plus grandes scènes, accueillie comme une vedette.

Traduction: «Quelle est la plus grande leçon qu'une femme doive apprendre? Que depuis le premier jour, elle porte déjà tout ce dont elle a besoin en elle-même. C'est le monde qui l'a convaincue du contraire»

Un art caméléon

En clamant ses vers avec fougue et gestuelle, Rupi Kaur s’inscrit dans un mouvement poétique rejoignant les traditions de la Grèce antique, lorsque l’art d’Orphée était surtout chanté: «En Occident, le poème s’est longtemps enfermé dans le livre, ce qui explique les tentatives de chercher, aujourd’hui, de nouveaux formats, souligne Antonio Rodriguez. Alors que les années 2000 avaient déjà observé un élan autour de la performance, du slam et de la poésie exprimée avec le corps, un tournant multimédia a émergé depuis les années 2015, 2016. Et cela ne se résume pas aux seuls réseaux sociaux, mais concerne aussi des blogs, des festivals, des plateformes, des clips musicaux…

Le grand enjeu est l’association entre son, image et texte: il ne s’agit plus d’une lecture silencieuse uniquement.»

Au cœur de ce mouvement créatif, on retrouve le travail unique de Kae Tempest, Britannique de 32 ans qui, le 8 avril, a publié The Line is a Curve, son quatrième album. D’abord dévouée au rap, l’artiste non-binaire a rapidement réalisé que ses textes se prêtaient parfaitement à la poésie, avant de créer une fusion fascinante de slam, de musique et de rap poétique. Par ses textes explorant des histoires contemporaines, les injonctions sociales et la résilience, Kae contribue à libérer le poème du livre, en l’invitant sur Spotify. Preuve que la poésie, où qu’elle s’exprime, s’adapte à tous les supports qu’on veut bien lui donner. Parce qu’elle parvient comme une réponse, comme une hypothèse réconfortante, aux yeux et aux oreilles d’une jeunesse criblée d’incertitudes. Ou parce qu’à l’instar de la musique, expression brute de notre vie intérieure, elle permet de partager ce qui semble ineffable. Pour reprendre les mots de Cécile Coulon, «un poème est un grand coup de griffe dans un tissu de mensonges». On like direct.

Pour aller plus loin

Les fans de vers disposent de plusieurs façons d’approfondir cette passion sur la Toile. Par exemple, la version en ligne de la revue L’Epître se veut «un laboratoire d’écriture pour les auteur-e-s chevronné-e-s et un tremplin pour la relève littéraire»: n’hésitez pas à envoyer vos textes, si vous êtes en quête d’aide ou de relectures. Pour explorer les diverses déclinaisons multimédias du poème, le site ptyxel.net, créé en 2021 pour le Printemps de la Poésie, est un véritable puits d’inspiration, rassemblant des collections produites par l’Université de Lausanne.

Deux poétesses romandes à suivre

Eva Marzi, 36 ans
Autrice de Nuit Scribe (Éd. d’en bas, mars 2022)

FEMINA Pouvez-vous nous parler de votre travail poétique?
Eva Marzi
Ce que je cherche, avec la poésie, c’est à rétablir un rapport plus fluide entre l’être humain et l’environnement, l’animal et le végétal, face à la crise écologique que nous vivons. Dans mon premier recueil, Nuit Scribe, un narrateur se réveille à la suite d’une catastrophe naturelle dont il n’a plus aucun souvenir. Il se met à errer dans un monde minéral, une nature à la fois calme et inquiétante. C’est un monde où «les arbres qui se cachent dans la forêt sont des lâches», ou même la voie lactée «dévoile des ratures» et n’assure plus sa fonction de guide du voyageur.

Mais ce moment, j’écris sur le parcours d’un jeune migrant «clandestin» tunisien («harraga») à travers l’Europe, transposé dans un polar poétique. Je crois que la poésie doit affronter la réalité que nous vivons. C’est seulement ainsi qu’elle peut se se réinventer. J’aime aussi beaucoup l’idée d’être une «passeuse de la voix des autres», comme l’exprime un poète chinois contemporain que j’aime beaucoup, Dong Qiang.

Comment vous êtes-vous lancée dans la poésie?

C’est difficile à dater. Je crois que la poésie vous parle tout de suite ou ne vous parle pas, il n’y pas vraiment d’entre-deux! Si elle vous parle, c’est l’amour fou. Le premier vers que j’ai lu, vers 13-14 ans, est un vers de Paul Eluard: « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur». Je l’écrivais partout sur mes cahiers d’école. J’ai toujours voulu écrire de la poésie, et rien d’autre. Je pourrais abandonner tout le reste, j’aurais l’essentiel. Et puis cela me change de l’académique, où l’on croule sous les livres et les textes analytiques, où ce «peu» de mots fait un bien fou.

La principale difficulté à laquelle je suis confrontée est de continuer à écrire, à côté de mon travail salarié et de ma vie active. Ce n’est pas évident, mais beaucoup de poètes et d’écrivains ont déjà réussi avant moi, alors ça me motive.

Aujourd'hui, qu'est-ce qui vous plaît le plus dans l'écriture poétique?
J’aime la poésie car elle dit l’essentiel (de l’amour ou d’autre chose) en une seule phrase, ou un seul poème. C’est le sel de la langue. J’aime l’idée qu’elle n’explique rien et ne résout rien, et laisse la place à l’imagination et au rêve. C’est la seule forme d’écriture qui me permet de revenir à moi, de plonger à l’intérieur de moi-même, comme une méditation. Je la comparerais à la peinture ou aux arts plastiques, par cette aptitude à créer de nouvelles images, surprenantes et (in)directes.

Comment expliqueriez-vous le succès intarissable de la poésie, qui reste appréciée des jeunes?
C’est vrai que cela peut paraître contradictoire, car la poésie est souvent perçue comme compliquée, de prime abord. Mais je ne vois pas d’opposition entre les réseaux sociaux et la poésie. Je pense que les jeunes continuent de l’aimer car elle est « facile » d’accès : il suffit d’un crayon/papier ou d’un clavier pour en écrire une, et d’une demi-heure devant soi. Au contraire des films, romans ou d’autres types d’arts qui demandent plus de préparation en amont. Je pense aussi qu’elle s’exprime par l’intime, par des fulgurances intérieures, et c’est justement ce retour à soi, au non-superficiel dont les jeunes - et le reste de l’humanité ! – ressent le besoin actuellement, face à nos société consumériste et déshumanisantes.

Que pensez-vous des déclinaisons numériques de la poésie, et notamment du succès que certain-e-s auteur-e-s rencontrent sur les réseaux sociaux?
Je suis personnellement une grande fan de Rupi Kaur, que je lisais en ligne bien avant d’acheter les livres. Je suis aussi fan de poètes québécois très actifs sur les réseaux sociaux. Le message poétique
(parce qu’il est court) fonctionne bien sur Insta, comme un instantané ou une photo polaroïd textuelle. On a la sensation de découvrir chaque jour un texte inédit, à peine écrit ou posté, et on se créer un lien avec l’auteur, avec sa vie, son humeur. Les réseaux sociaux ancrent la poésie dans le quotidien, rendent plus accessible l’acte poétique en le désacralisant.

Pierrine Poget, 39 ans
Poétesse lauréate du prix C. F. Ramuz pour Fondations (Éd. Empreintes) ​

FEMINA Parlez-nous de votre travail poétique
Pierrine Poget
Je n’ai pas choisi ce format. Il se trouve seulement que mes textes, du moins les premiers, allaient toujours en se réduisant, en se résorbant, au fil du travail. Ne subsistaient que des fragments que je ne pouvais me résoudre à couper, soit parce qu’ils me touchaient très directement pour les images qu’ils contenaient – images sans discours, visions où entrer - soit parce que, tout en ne pouvant pas dire de quoi ils parlaient, j’étais sûre que quelque chose de très vivant les animait. Je les conservais dans l’idée, l’espoir de découvrir un jour cette ancienne raison d’être. Dans l’idée aussi que s’ils finissaient par se déployer devant moi, ils le feraient devant d’autres.

De quelle manière vous êtes-vous lancée dans la poésie?
J’y suis venue par amour des images, de ce langage-là, qui se passe du mot, qui pourtant en est si peu éloigné. Après avoir produit moi-même des images, la poésie était le moyen de continuer à montrer et à voir, sans devoir expliquer. Moyen de suggérer, d’ébaucher, de faire comme si, de se déplacer dans une vision, une intuition.

La poésie m’offrait l’expression, en dépit de grandes zones d’indéfinition.

Le principal obstacle rencontré était cette indéfinition qui, parfois, menaçait de dissolution toute tentative de parole. C’est ainsi qu’au début, n’ont surnagé que de tout petits poèmes, minces barques reliées par un fil, qui passait au-travers des manques. C’était souvent des phrases introduites par un tiret, ou des guillemets, supposant un locuteur. Ce locuteur tenait lieu de cadre, d’ancrage.

Que la poésie vous permet-elle de dire ou créer, davantage qu'un autre art ou moyen d'expression?
Elle est pour moi un véhicule vers le dehors, en tant qu’instrument de définition et de découverte. Francis Ponge parlait de décrire les choses «de leur propre point de vue». Je pense que l’écriture poétique effectivement s’appuie sur un autre point de vue, sur d’autres points de vue, sur ce léger recul de soi, comme une marée retirée qui découvre le sable. En ce sens elle est un instrument de connaissance. Pour surgir, elle demande à ce que se desserre une certaine emprise de la pensée, une certaine façon que la pensée a de contraindre le langage. Elle se situe donc sur un terrain de surprise. Tout art sans doute effectue ce déplacement, mais j’y accède, personnellement, par la poésie.

Comment expliqueriez-vous le succès intarissable de la poésie, qui reste appréciée des jeunes?
Je pense qu’on ressent devant le poème une permission, une liberté, un étonnement qui nous sont absolument nécessaires. C’est le contraire d’une chose prescriptive. Et puis c’est en quelque sorte portatif.

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