Epoque
Depuis la crise du Covid, on rêve de changer de vie
Depuis le début de la crise du Covid, tout le monde ou presque a envie de changer quelque chose à sa vie. Dans l’océan d’études réalisées ces derniers mois sur le monde d’après, deux d’entre elles frappent par ce besoin très général de se recentrer sur l’essentiel, alors que nous continuons à vivre des mois extraordinaires et que l’avenir est pour le moins… nébuleux, pour ne pas dire anxiogène. Publiée en juin, Coronavirus: quelle vie d’après?, réalisée par Viavoice pour Libération, révèle que 70% des personnes interrogées souhaiteraient prendre plus le temps de vivre, et la même proportion aimerait également passer plus de temps avec ceux qu’elle aime. Dans le même genre et dans le même temps, en Suisse, L’EPFL et l’UNIL ont sorti conjointement, en juillet, Corona Citizen Science, une vaste enquête réalisée pendant le confinement. Quatre aspirations majeures en ressortent, à savoir: la recherche d’un meilleur équilibre vie privée/vie pro, le désir d’un mode de vie moins urbain et plus écologique, la quête de bien-être personnel, et aussi l’envie d’être plus présent pour sa famille et ses amis.
Révélateur puissant
Alors, comment interpréter ces quatre axes forts? «Ce sont des thématiques réconfortantes et saines, considère Saverio Tomasella, docteur en psychologie. Elles prouvent que chacun de nous a la capacité de se recentrer sur l’essentiel, quelles que soient les tempêtes qui secouent nos existences», rassure le co-auteur de La charge affective (Ed. Larousse, co-écrit avec Charlotte Wills). Marie Santiago Delefosse, professeure en psychologie de la santé à l’Université de Lausanne, a mené avec son équipe une soixantaine d’entretiens pour Corona Citizen Science. Selon elle, il est important de nuancer et de garder en tête que les personnes interrogées «n’avaient pas trop de difficultés financières et pouvaient majoritairement travailler à distance au moins une grande partie du temps». Par ailleurs, pour le professeur Vincent Kaufmann, directeur scientifique du Forum Vies Mobiles, qui a également travaillé sur cette étude, «l’expérience du confinement a malheureusement exacerbé les conflits conjugaux, rendu très visibles les inégalités de logement et renforcé les inégalités de genre», déplore-t-il. Sur un ton plus positif, le sociologue, également vice-doyen de l’ENAC, la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit, estime aussi que «cette période a amené en effet de nombreuses personnes à se questionner sur leur rythme de vie effréné» et confirme, comme dans l’étude Viavoice, «l’expression d’une aspiration à se recentrer sur soi et à être davantage présent auprès de sa famille et de ses amis».
C’est exactement ce qu’exprime Rachel, 45 ans, employée de commerce et médiatrice, qui souhaite, pour le futur, «une vie plus sereine et ne plus avoir l’impression de courir tout le temps».
Même son de cloche pour Sophie, 36 ans, conseillère à la clientèle en banque, qui ose à peine exprimer que la crise du Covid, pourtant si inquiétante encore cet automne, l’a carrément «sauvée». Cette maman a eu le courage de démissionner d’un job qu’elle exerçait depuis… ses 17 ans. Bien plus important encore, grâce aux nombreux moments passés avec son fils, elle a découvert qu’il souffrait du syndrome de Marshall (une affection infantile qui guérit en général avant l’âge de 15 ans). Enfin, elle a trouvé le courage de lancer son activité d’indépendante, alors qu’elle en rêvait depuis 10 ans.
Electrochoc
Comment expliquer que, sous un si gros stress, on ressente une envie de tout changer, à l’instar de Laure, 38 ans, intervenante socio-scolaire, qui a «préféré incarner son idéal de vie plutôt que de se fatiguer à le faire comprendre aux autres», en simplifiant notamment son quotidien, en quittant les réseaux sociaux, en cultivant son potager et en gardant un dressing de vestes polaires?
Un événement tel que la privation momentanée de visites de ses proches a un effet catalyseur et «fait réaliser le caractère fugitif de tout ce que nous avions cru permanent». La remise en question se poursuit presque instinctivement. Toutefois, pour Saverio Tomasella, la crise sanitaire actuelle ne fait que révéler des aspirations profondes, qui émergent lentement mais sûrement depuis plusieurs années. Néanmoins, peut-on s’y fier? Gabrielle Tschumi propose de s’interroger: «Suis-je capable de changer les conditions de mon existence ou en suis-je le jouet?» En outre, le réel défi semble être «de concrétiser ces prises de conscience». La psychologue cite dans la foulée Schopenhauer, qui «parle d’un cycle sans fin tournant de nouveau désir à ennui, et ainsi de suite». Qui aurait cru que le Covid nous ferait tant philosopher?
Quant à savoir si les gens donnent forme à leurs envies, dans leur sphère privée ou professionnelle, alors que la crise est en train de connaître un rebond, c’est, pour Marie Santiago Delefosse, «encore difficile à dire». «Si certains continuent à faire les autruches, estime Saverio Tomasella, d’autres ont vraiment compris que nous devions inventer une nouvelle façon d’être, par exemple en habitant dans des lieux de nature, plus favorables à notre équilibre physique et à notre harmonie affective.» De son côté, Vincent Kaufmann pense que plus la pandémie sera longue, plus certaines habitudes de vie devraient s’installer durablement. «C’est particulièrement le cas en ce qui concerne le télétravail et le remplacement d’un certain nombre de voyages d’affaires par des vidéoconférences, c’est aussi le cas pour les loisirs: nous redécouvrons les charmes de nos terroirs et il n’est pas impossible que cela modifie durablement les habitudes de voyage.»
Injonction à se réinventer
Toutefois, que penser de cette injonction à se réinventer qui plane sur nous alors que, dans le même temps, la seconde vague crée un effet paralysant? «Freud parlait déjà en 1914 du Moi idéal, qui se visualise en héros d’une vie extraordinaire», rappelle Gabrielle Tschumi. Mais l’experte ne considère pas qu’une injonction (qu’elle vienne de soi ou d’autrui) puisse mener à une réinvention de soi et prévient plutôt: «S’obliger à un changement en fonction d’un idéal peut conduire aux mêmes écueils que ceux qu’on tentait de fuir.»
Dès lors, même s’il paraît, pour l’heure, totalement prématuré d’esquisser l’empreinte psychologique que laissera la crise sur notre société, Saverio Tomasella en est persuadé, elle est déjà en train de nous en apprendre beaucoup sur nous-mêmes, notre alimentation, nos vêtements, l’éducation de nos enfants et nos métiers.
Et Vincent Kaufmann de conclure: «Dans un monde idéal, j’aimerais qu’on n’oublie pas la période que nous vivons actuellement et qu’on en tire collectivement des actions positives et radicales pour le futur… en matière de lutte contre les inégalités, de rythme de vie et de mobilité. Concernant la mobilité, depuis bien des années se déplacer vite, loin et souvent n’est plus une liberté pour beaucoup de nos concitoyens. Si seulement le Corona pouvait nous libérer de cette contrainte et nous redonner du temps!»
4 Questions à Fabrice Midal, auteur et philosophe
Pour reprendre le titre de votre nouveau livre «Comment rester serein quand tout s’effondre» (Ed. Flammarion), comment changer de vie quand tout s’effondre?
A chaque crise, les gens regrettent de ne pas avoir donné d’importance aux relations ou à l’amour. Il ne faut pas attendre d’être en fin de vie pour se poser la question: «Ma vie a-t-elle eu un sens?» Idéalement, plusieurs fois dans son existence, il faudrait prendre le temps de réfléchir à ses désirs profonds. Le paradoxe, c’est qu’on aime le confort, mais c’est lui qui nous empêche de changer de vie. Prendre conscience qu’il est normal de se sentir bousculé aide. Il faut transcender cette insécurité anesthésiante en insécurité féconde pour que le bonheur puisse exister.
Observez-vous des gens autour de vous qui auraient passé la seconde sur leurs envies de changement de vie?
Je vois plutôt des gens terrorisés. Ils perdent confiance. Je pense que les médias ont leur responsabilité dans cette crise. Il y a un sentiment global de peur et d’enfermement dans l’immédiateté. Pour en sortir, il est primordial de prendre du recul. Plus que jamais on a besoin d’apprendre à être serein, donc à ne pas se décourager, pour retrouver de l’espérance et préserver notre humanité. Réaliser ce qu’on peut faire à notre échelle, par exemple dans nos relations avec nos proches ou nos enfants ou encore pour notre bien-être personnel, est exaltant.
Vouloir rester calme durant la pandémie est-il un frein à notre bonheur?
Au fond, cette envie d’être calme nous crispe plutôt que de nous rendre zen. Dans une lettre rédigée pendant la Seconde Guerre mondiale, Albert Camus écrit tellement bien qu’il est pour lui urgent de «donner une forme à la douleur». C’est exactement ce que nous devons faire, car donner un visage à nos difficultés nous fera retrouver allant et joie.
Quelle serait la morale philosophique du monde actuel?
Je pense à cette citation: «La route a des creux et des bosses qui font parfois perdre l’équilibre au marcheur, mais ce n’est pas le marcheur qui ne sait pas marcher, c’est la route qui est accidentée.» La leçon à retenir c’est que c’est la vie qui nous fait parfois perdre l’équilibre, pas nous. Le réaliser rend heureux.
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