Quand une passion tue l'autre
Comment concilier sport et couple?
Imaginez. Votre moitié se lance dans un trail à Verbier. Des kilomètres de course avalés sur des sentiers abrupts et escarpés. De votre côté, vous avez pour mission de l’accompagner et d’assurer son ravitaillement aux étapes clés: gourde, bâtons et chaussures de rechange, vous êtes parée. Une étape est prévue dans une cabane glaciale, perchée à 2500 mètres d’altitude. Dans la nuit, vous attendez plusieurs heures, le cœur battant, sachant son arrivée imminente… Pour finalement vous assoupir et manquer son passage, à cinq minutes près. Il ne vous reste plus qu’à redescendre, la boule au ventre. Tout ça pour rien.
Cette situation, Anne-Laure, 42 ans, l’a vécue avec son mari. Depuis vingt-quatre ans, elle partage la vie d’un grand passionné de trail, qui s’entraîne plusieurs fois par semaine durant son temps libre. «Quand il s’est mis à la course, notre fille cadette était toute jeune, c’était moins évident à gérer. Aujourd’hui, il fait très attention pour que sa passion n’empiète pas sur le quotidien de la famille. Il part très tôt le matin pour ses entraînements, ce qui nous laisse l’après-midi.»
L’inévitable décalage
Ménager du temps pour à la fois assouvir sa passion pour le sport et passer du temps avec son partenaire. L’équation est parfois difficile à trouver – si ce n’est impossible. Margaux*, 30 ans, amatrice de courses en montagne, en a fait l’expérience:
«Quand tu t’accordes un souper bien arrosé, tu regrettes presque déjà de ne pas pouvoir aller t’entraîner efficacement le lendemain matin. Tu as constamment le cul entre deux chaises.» Sa passion a fini par prendre le dessus: «Même si ce n’était pas la principale raison de la rupture avec mon copain, c’était un facteur évident. Mon ex faisait aussi un peu de sport, mais nettement moins que moi. Ce milieu ne l’intéressait pas. Cela créait inévitablement un décalage. Pour moi, c’était frustrant. Qu’il me réponde «cool» pour avoir couru un 100 kilomètres… Ça me manquait qu’on ne soit pas sur la même longueur d’onde.»
Loris, 26 ans, pratiquant assidu de course à pied et de natation, a connu cette incompréhension avec son ex-compagne: «Comme elle n’aimait pas la course, elle ne saisissait pas pourquoi moi, mon kif, c’était de faire 20 kilomètres un samedi matin. Pour elle, une telle passion, ça ne tenait pas debout. Elle me prenait pour un extraterrestre. J’en venais à me demander si je n’avais pas un problème.»
Le jeune homme tente de ménager des solutions et d’adapter son emploi du temps, sans succès: «J’ai pris beaucoup sur moi pour passer un maximum de temps avec elle. Mais je crois qu’elle ne voulait tout simplement pas que je coure. Dans ma tête, c’est devenu un peu malsain. Pour éviter les disputes, je finissais par lui mentir quand elle me demandait si j’étais allé courir. Et je passais chaque sortie à culpabiliser.»
L’un ou l’autre
Un manque de compréhension également constaté par David, 25 ans, qui a atteint le niveau élite au patinage artistique, au détriment de sa relation: «Pendant mes études, j’avais une pratique d’entraînement intensive. J’allais patiner tous les midis, plus une heure ou deux trois soirs par semaine, sans compter les entraînements du samedi et du dimanche matin. Au début, mon compagnon s’est intégré à ce mode de vie et m’a encouragé à vivre ma passion. Puis au fur et à mesure que j’ai dû faire l’impasse sur des sorties ou des apéros, il a eu le sentiment de toujours passer au second plan.»
Jusqu’à ce que s’impose le choix: «Au final, j’ai compris que soit je choisissais de faire des efforts pour lui au sacrifice de mon sport, soit je prenais le risque de perdre mon partenaire pour conserver le patinage… Alors j’ai fini par choisir le patin.»
Ces heures consacrées à un objectif sportif mènent parfois au clash. Hervé, 28 ans, a vu sa relation de trois ans décliner en quelques semaines: «J’ai dû me lancer du jour au lendemain dans un entraînement extrême de trois mois, afin de me préparer à la sélection pour les sapeurs-pompiers. Je m’entraînais 3 à 4 fois par jour, l’équivalent de 15 à 20 heures par semaine. Je ne faisais que ça, j’étais tout entier focalisé. Il y avait également tout l’aspect sommeil, nutrition…»
Pourtant, Hervé refuse de quitter de vue son but final: «Je me suis mis des œillères. Je n’arrivais pas à déroger. Et quand je m’accordais des moments avec ma copine, même si j’avais l’impression que ça se passait bien, il y avait quelque chose de latent que je ne voyais pas. On a finalement rompu quelques jours avant de savoir que j’avais réussi les sélections.»
L’indispensable communication
Pour Mélanie Hindi, psychologue FSP spécialiste du sport, l’une des clés réside dans la communication: «Comme dans tous les couples, il est essentiel de s’exprimer sur ses besoins, ses difficultés…»
«Il faudrait passer au moins cinq heures par semaine avec son partenaire pour discuter et se retrouver», recommande même Solange Ormos Bote, psychothérapeute FSP et thérapeute conjugale. «Attention, pas des moments où l’on fait le ménage, ou devant la télé ou son écran… On parle de moments en tête à tête, de qualité. Avec la vie que l’on mène actuellement, c’est très exigeant.»
Et pourtant, ce travail constant est la clé, confirme Séverine Sooriah, praticienne en psychothérapie relationnelle: «Je constate une plus grande difficulté à prendre sur soi et à faire des concessions. Le rapport à la frustration a radicalement changé: notre société actuelle fonctionne sur un mode Il faut tout et tout de suite.»
Un équilibre où chacun peut consacrer un certain temps à sa passion: «Il faut des temps de ressource individuelle et des temps de ressource à deux. Chaque couple tisse son mode de fonctionnement. C’est important d’être sensible à l’altérité, à la prise en compte de l’autre.»
En quête de l’équilibre
Une stabilité que semble avoir trouvée Laurence*, 44 ans, avec son compagnon actuel: «Nous sommes tous les deux sportifs, assez accros à la course à pied. On y va généralement séparément, en fonction de nos emplois du temps. Mais on s’alloue aussi du temps à deux et on prévoit des sorties ensemble le week-end, minimum une fois à deux fois par mois. C’est hyper-important.»
Alors, faut-il être avec quelqu’un de tout aussi sportif que soi, pour que son couple fonctionne? «Pas du tout! répond Mélanie Hindi. La relation peut très bien fonctionner sans que les deux partenaires ne soient de grands athlètes. Montrer de l’intérêt, pourquoi pas aller voir les compétitions, être présent dans les moments importants. Ce soutien, qu’il soit émotionnel, logistique, ou financier est absolument essentiel.»
La preuve, pour Anne-Laure, qui ne garde aucune amertume de l’étape manquée de son mari au trail de Verbier: «C’est toujours prenant quand on accompagne son coureur à une course. On se prend au jeu. Je sais que c’est important pour lui de savoir qu’il y aura quelqu’un de connu sur le parcours, même si c’est parfois quelques minutes. Et pour moi, c’est apaisant de le voir, de lire sur son visage comment il gère l’effort. »
Anne-Laure voit un intérêt fondamental à ces heures consacrées au sport: «Ces moments à soi, c’est important pour un couple. Cela lui permet de se décharger et de se ressourcer. Comme il voit du monde toute la journée au boulot, il a besoin de ça.» Et la passion de son mari lui procure même une source de fierté: «Avoir un mec qui va tout le temps courir, je préfère ça à un mec qui passe son temps au bar. Moi, je suis très admirative de son incroyable force de caractère: il peut neiger, grêler, rien n’entame sa motivation.»
Entre passion et addiction
La limite est ténue et difficile à définir. Quand faut-il sonner l’alarme? Selon Mélanie Hindi, psychologue FSP spécialiste du sport, «c’est très difficile et subjectif.»
«Il faut voir si l’on parvient à faire preuve de flexibilité.» Dans les cas d’addiction, ce sont les proches qui remarquent le problème et la personne se place souvent dans le déni. Comprendre pourquoi le sport prend tout à coup plus de place est également important: «Le sport peut prendre une forme d’échappatoire. Il faut se demander pourquoi. Le piège, c’est que c’est une addiction «valorisée» dans une certaine mesure par la société: on ne va pratiquement jamais vous reprocher d’augmenter votre pratique sportive.»
Quand l’intime devient public
Le sport ne requiert pas seulement un investissement de temps. Il arrive aussi qu’il soit demandeur sur le plan mental. S’adapter aux horaires et faire avec l’agenda de son petit ami, hockeyeur professionnel, ce n’est pas tant ce qui a posé problème à Julie*, 24 ans: «Il y a quelques mois, mon compagnon a vécu des tensions avec son entraîneur. Cela l’a complètement abattu. Il partait à l’entraînement la boule au ventre. Il n’arrivait plus à faire la part des choses et il ramenait tout à la maison.» Dans ce cas, la fatigue morale s’est avérée bien pire que la fatigue physique: «Il est soudain devenu très apathique, très déprimé, tout lui demandait une énergie féroce.» Julie voit également un autre enjeu dans le sport professionnel: la médiatisation. «Dans le monde du travail ordinaire, les problèmes ne risquent pas d’être exposés sur la place publique. Au contraire, dans le sport, tout est intrinsèquement lié à la personne», regrette-t-elle. Son couple est néanmoins parvenu à trouver une solution: «Parler, parler, parler! Lui qui est de nature plutôt introvertie, il a compris l’importance d’extérioriser. Cette épreuve nous a fait grandir et nous a soudés.»
*noms modifiés
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