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Lutte pour l'égalité

Ce que la presse féminine a apporté à la société

A quoi sert la presse feminine aujourdhui

«Le magazine féminin fait appel à un universalisme féminin qui n’est pas dans le paraître. Ses évolutions sont en partie dictées par les combats.» - Marie-Françoise Colombani, ex-rédactrice en chef de ELLE

© GETTY IMAGES/HITOSHI NISHIMURA

30 avril 2001. D’abord, c’est le regard qui vous prend. Les yeux bruns de la petite fille, interrogateurs, accusateurs, directement dans l’objectif, directement dans l’estomac. Autour d’elle, beaucoup de tissu, trop, celui du tchadri de sa mère. D’elle, on ne voit pas les yeux. Parce qu’elle est Afghane, voilée, ce que veut dénoncer cette une inoubliable du magazine Elle. Une couverture unique dans son histoire, et dans celle de la presse féminine en général. Un coup de poing. Alors que le monde entier est scandalisé par la destruction des bouddhas de Bamiyan par les talibans, Elle s’indigne du sort des femmes et des enfants soumis au régime des islamistes radicaux, dont le quotidien est réglé à coup d’interdictions. Dans une rédaction unie par la colère, les patronnes décident de titrer «Le martyr des femmes afghanes, refusons l’indifférence». Quelques pages plus loin, on retrouve les traditionnelles pages mode et beauté. Aucune contradiction entre les deux, une palette de sujets complètement assumée. La preuve qu’un magazine féminin peut aussi… démaquiller la réalité.

«Elle n’est pas un journal de perruches, la frivolité n’a jamais nui au sérieux», lance Marie-Françoise Colombani, ex-rédactrice en chef.

Pour celle qui a tenu les rênes de ce magazine durant dix ans, cette couverture est celle dont elle est «la plus fière». «Le monde était choqué par la perte de ce patrimoine. Et pas par les femmes qu’on enfermait depuis des années. On devait agir!» L’engagement inscrit dans l’ADN d’Elle, comme un devoir.

Confiance en soi, mode et beauté

Comment est née cette alliance entre affirmation politique et pages mode? De son émergence au XVIIe siècle jusqu’au XIXe siècle, la presse féminine en Europe véhicule la vision d’une féminité maternelle, dénuée d’érotisme. Elle parle de morale sexuelle, d’éducation, de littérature, tout en définissant les devoirs des femmes et en leur distribuant des conseils pour vivre à l’image de la volonté des hommes. La désacralisation du rôle de l’épouse débute timidement au XXe siècle. Progressivement sont interrogés sa liberté, ses droits et sa sexualité, tout comme l’importance de sa beauté.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Elle a d’abord enseigné l’hygiène aux lectrices: «La Française est-elle propre?» demandait Françoise Giroud en 1951, alors à la tête du magazine, avant de répondre: «Les résultats de notre enquête sont assez affligeants pour que nous nous alarmions.» Les produits de beauté sortent des laboratoires pour entrer dans les salles de bains. Les magazines féminins accompagnent le mouvement, initiant au début les femmes à l’art de plaire. Mais de se plaire, avant tout. Une presse qui visait aussi «à éduquer, à aimer la culture, à savoir quels étaient les bons sujets de conversation en société», comme le raconte Renata Libal, rédactrice en chef d’encore!, ex-patronne de Femina et d’Edelweiss:

«Cette presse pouvait être complètement paternaliste, en suggérant comment cuisiner pour faire plaisir à son mari, mais elle représentait une fenêtre ouverte sur la vie en apprenant comment se mettre en valeur et se sentir bien.»

La journaliste appuie: «Dans les années d’après-guerre, la presse féminine a joué un rôle fondamental dans la prise de confiance en soi. Elle reflétait une vision hédoniste du féminisme, l’importance d’être bien dans sa peau – qui passait aussi par être habillée ou coiffée de la bonne manière au bon moment – pour se donner la pêche, soulever des montagnes. Montrer que tout est possible. En retour, l’industrie de la mode et de la cosmétique mettait de la publicité dans les magazines qui ont, de ce fait, toujours été très rentables.»

Aujourd’hui, la part mode occupe une place prépondérante dans les magazines. Sur ce terrain, ils ont fait descendre la mode des podiums du luxe pour la démocratiser, amorçant le virage du prêt-à-porter. Surtout, la presse féminine a glissé vers davantage de liberté devant les injonctions unitaires d’autrefois. «Au XXIe siècle, tout coexiste», écrivent Marie-Françoise Colombani et Michèle Fitoussi dans leur livre Elle, une histoire des femmes: «Tout se mêle, le naturel et le sophistiqué, la musculation et la gym douce, la chirurgie esthétique et les crèmes végétales, les antirides et le botox, la folie des régimes et la glorification des rondeurs, les gélules bonne mine et le maquillage. Moins de perfection, moins de mensurations, place aux défauts, surtout s’ils sont assumés et revendiqués. C’est la personnalité qui l’emporte.»

Droit à la multiplicité

Pas d’angélisme pour autant. Bien sûr, la presse féminine a été aussi ceci: la construction d’un féminin idéal inatteignable, les injonctions paralysantes, l’affirmation d’une norme pénalisant une majorité… Mais son ADN tient aussi à l’indignation face aux injustices et aux violences faites aux femmes. Combat contre le viol, le harcèlement sexuel et moral, la pédophilie, l’inceste, la pénalisation des prostituées, autant de causes défendues.

«Elle est à l’image des femmes, un magazine où on passe de la frivolité au sérieux avec la même fierté, assume Marie-Françoise Colombani. Contrairement aux hommes qui – et là je suis vraiment segmentante – quand ils sont sérieux sont sérieux, les femmes, elles, passent du rire aux larmes dans la même journée, sans complexe.»

Elle se souvient d’une visite de Christine Ockrent à la rédaction pour un numéro spécial: «Elle disait que les hommes sont dans l’être et les femmes dans le faire. J’en suis convaincue.» En 1977, l’ex-ministre Françoise Giroud ne disait pas autre chose. À la question «Est-ce que le pouvoir est une comédie parce que c’est une affaire d’hommes?» elle répondait: «Il y a une part de comédie inhérente et peut-être nécessaire à tout pouvoir. Mais pour autant que j’ai pu l’observer, les femmes sont moins dupes de l’attirail des honneurs, elles sont plus attachées à «faire» et agacées par le fait qu’on fait peu.»

Un rôle émancipateur

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les médias restent un milieu hostile aux femmes. Au mieux, elles sont pigistes ou collaborent à des rubriques ressenties féminines, comme la culture et le spectacle. «Les femmes n’avaient la possibilité d’exercer que dans la presse féminine», rappelle Laure Adler dans son livre consacré à Françoise Giroud. C’est là qu’une femme marque l’histoire: Hélène Gordon-Lazareff, fondatrice d’Elle. Avec son magazine, qui deviendra la référence en Europe, elle «revendique le sérieux dans la frivolité, l’ironie dans le grave». «C’était une personnalité extraordinaire qui a valorisé les femmes et leur a permis de s’émanciper, de cesser de voter comme leur mari», raconte Marie-Françoise Colombani. En 1946, Françoise Giroud lance un appel dans ce sens: «Madame, ne restez pas chez vous, votre avenir et celui des vôtres en dépendent.»

Commence alors la mise en lumière de causes importantes. Marie-Françoise Colombani se souvient: «Elle a été un moteur dans le vote de la loi contre le voile à l’école. À l’époque, on avait fait un très grand sondage pour savoir ce que les femmes en pensaient. On était arrivé à la conclusion que permettre le voile dans les petites classes, c’était ne laisser la parole qu’aux parents, pas aux jeunes mineures concernées. Nous sommes allées porter ces conclusions à Jacques Chirac. Le voile comme tous les signes de religion a été interdit aux mineures.»

Dans cette presse-là, et c’est sa force, l’éveil passe souvent par le témoignage. En 1961 dans Elle, une jeune femme raconte qu’elle a vécu «des naissances trop rapprochées qui l’ont empêchée d’atteindre les conditions du parfait épanouissement. J’ai 32 ans, je suis désespérée, j’attends mon sixième enfant. (…) Lorsque j’ai appris que j’étais enceinte pour la cinquième fois, j’ai perdu courage. Puis, j’ai réussi à reprendre confiance. (…) Et voilà que tout recommence.»

Marie-Françoise Colombani s’enflamme: «Le magazine féminin fait appel à un universalisme féminin qui n’est pas dans le paraître. Ses évolutions sont en partie dictées par les combats.»

L’ex-rédactrice en chef sait que ce qui s’écrit dans les colonnes d’un magazine féminin n’y reste pas enfermé. Elle cite plusieurs éditos qui ont fait parlé, dont un qui avait mis en colère les syndicats des radiologues. Ceux qui effectuaient les mammographies s’étaient mis en grève. Marie-Françoise Colombani avait osé la question: «Se mettraient-ils en grève, s’il y avait, pour les testicules, l’équivalent des mammographies?»

Part psychologique et intime

Un autre registre sera créé par les magazines féminins, copié ensuite partout: la part accordée à la psychologie et à l’intime. La presse féminine ne se gêne pas de regarder par le trou de la serrure. «Elle a été la première à avoir parlé d’éducation, de relations, de comportements. Elle n’a pas fait et défait les présidents, mais elle a fait et défait les révolutions dans les chambres à coucher», rappelle Renata Libal. Désir, amour, orgasme, frigidité, adultère, autant de thèmes explorés. Les lectrices aiment-elles la fellation, le cunnilingus, la sodomie? Qu’est-ce qui est moral ou immoral? Les pages accompagnent la révolution sexuelle.

Elles le font d’ailleurs avec de nouveaux outils qui seront, eux aussi, repris dans le reste de la presse: le billet d’humeur, l’humour. Renata Libal confirme: «C’était une presse créative, joyeuse et positive, qui avait envie d’éclairer la journée de ses lectrices. Elle créait des genres narratifs repris par d’autres médias, en ce sens elle était avant-gardiste. La presse économique, comme Capital, a pillé, si je puis dire, les genres développés par la presse féminine en les adaptant à son univers.»

Au fil du temps, l’humour et l’insolence vont parfois si loin qu’ils peuvent conduire à des vagues de désabonnements. En 1984, Elle provoque un scandale avec ce titre: «L’amant, ciment du couple?» Dix ans plus tard, le magazine récidive avec «Demain, je prends un amant». En 2012, le magazine va plus loin: «La pipe, ciment du couple». Autant dire qu’on est loin des conseils de Mme Goin aux lectrices du magazine dans les années d’après-guerre: «Quand votre époux rentre, à quelque heure que ce soit, que le dîner soit prêt avec les plats qu’il aime… même s’il ne semble pas les aimer. Soyez une ombre toujours présente, jamais pesante. (…) Faites-lui un intérieur attrayant et surtout ordonné.»

En 1993, Elle est clairement dans un autre registre et lance un sondage: «Êtes-vous une salope?» La morale évolue, la parole se libère et le vocabulaire s’enrichit: clitoridienne ou vaginale? Sado, maso, échangisme… Les pratiques sexuelles sont sans cesse décortiquées.

Silvia Binggeli, rédactrice en chef de Schweizer Illustrierte et ancienne rédactrice en chef du magazine alémanique Annabelle, confirme la nécessité de parler de tout: «Je voulais être une sorte d’amie à qui on peut se confier, avec qui on peut se mettre à table, discuter de tout et avancer ensemble.

Je n’ai jamais voulu endosser le rôle de la grande rédactrice en chef qui dicte la mode aux femmes ou encore la manière de se comporter.»

Les modèles

Autre fonction importante développée par la presse féminine au fil de l’histoire, la mise en avant d’expertes. «Un homme se demande rarement s’il va être capable: il pense qu’il l’est! Une femme en revanche dit: «Est-ce que je vais savoir faire?» disait Françoise Giroud en 1977. Silvia Binggeli renchérit: «Aujourd’hui encore, les femmes se demandent: «Suis-je assez experte? Ai-je quelque chose à dire?» Elles ont besoin de modèles.» Anne-Marie Philippe, à la tête d’Elle Suisse, partage cet avis: «Je trouve important de mettre en avant des femmes inspirantes.»

Un problème qui reste réel en Suisse. En 2021, une étude conduite par le Centre de recherche sur le public et la société (Fög) et l’Institut des sciences de la communication et des médias de l’Université de Zurich concluait que moins d’une personne sur quatre présentes dans les pages des médias d’information suisses entre 2015 et 2021 est une femme.

Un niveau qui stagne depuis cinq ans, dans toutes les régions linguistiques du pays et dans tous les types de médias. «La forte sous-représentation des femmes dans les médias suisses est le résultat des structures sociétales existantes et des habitudes des journalistes», constatait l’auteure principale de l’étude avant de préciser qu’il est important de faire connaître l’existence de femmes expertes et d’appeler à les contacter.

Un regard genré dépassé?

Qu’en est-il aujourd’hui? Au cœur d’une époque qui déconstruit le genre, le magazine féminin est-il obsolète? Dépassé? Pas sûr, tant que la lutte pour l’égalité reste nécessaire. Le Global Gender Gap Report classe la Suisse dans le top 10 des pays les plus équitables en la matière en 2021. Mais précise que, au rythme où il avance, notre pays aurait besoin de plus de 135 ans pour parvenir à une véritable situation d’égalité.

Silvia Binggeli est convaincue que la presse féminine garde sa pertinence: «C’est intéressant de constater que les magazines pour les hommes sont axés sur la mode, le lifestyle ou encore le sport, mais pas autour des intérêts de l’homme dans la société. Tout simplement parce que ce n’est pas nécessaire. Eux n’ont pas d’enjeu d’égalité.» En 2021, Annabelle a mené une enquête auprès de femmes de plus de 16 ans en Suisse alémanique sur les discriminations de genre vécues dans le monde professionnel. Près de 71% déclaraient avoir vécu au moins une fois une «expérience négative» au cours de leur activité professionnelle. Le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est le plus souvent mentionné.

Christina Bornatici, doctorante en sciences sociales à l’Université de Lausanne, analyse: «Il me semble qu’informer, rendre compte des inégalités de genre, notamment, serait le propre d’un média, qui plus est d’un média féministe.

Si c’est une presse féministe, alors elle doit s’engager à faire bouger les lignes, aller au-delà du simple purplewashing

Elle ajoute: «Il me semble important d’expliquer à la population que la différence des trajectoires professionnelles et familiales des femmes et des hommes, qui amènent à bon nombre d’inégalités, n’est pas le fait de la responsabilité individuelle ni de différences naturelles, mais plutôt de facteurs structurels, et notamment le contexte culturel, par exemple les normes concernant la prise en charge des enfants. Et institutionnels, comme les politiques familiales.»

De nouvelles thématiques se dégagent aussi: les questions de diversité, d’inclusivité sollicitent légitimement l’attention. Les déflagrations autour de #MeToo, les manifestations féministes qui désormais marquent les agendas, la revendication des femmes à être respectées dans l’espace public, sur les lieux de travail, dans la famille, dans les soins de santé, la dénonciation des injonctions. En 2021, Femina a sondé ses lectrices sur leur santé. Les réponses étaient édifiantes: manque d’informations ou informations arrivant trop tard, manque d’écoute du corps médical, tendance à minimiser la douleur et à ne pas la confier aux professionnels.

Conclusion: il reste encore du travail en matière de recherche, de formation ou encore de sensibilisation. Une preuve de plus que, tant que les inégalités persistent, tant que les menaces de retour en arrière existent – comme celle sur l’avortement aux États-Unis – une presse vigilante sur les conditions de vie des femmes est plus que jamais nécessaire.

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