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Récit

Si les héroïnes de l'histoire vivaient en 2021: le regard d'Ella Maillart

Si les heroines de lhistoire vivaient en 2021 le regard della maillart

«Sur les réseaux sociaux – qui n’ont rien de social selon moi –, tout le monde semble avoir le même profil, tous les lieux le même formatage, quel ennui, quelle tristesse» - Paroles d'Ella Maillart en 2021, selon Fabienne Rosset

© Palm Illustrations

Pékin, 18 juillet 2021. Je devrais avoir une impression de déjà-vu, mais rien ne vient. La capitale chinoise que je connais pourtant si bien m’est aujourd’hui totalement étrangère. Et pas uniquement parce que je ne parle pas le mandarin. Durant les nombreux voyages qui m’ont menée aux quatre coins de l’Asie, jamais la langue n’a été une barrière. Pour communiquer, le regard, l’attention, l’empathie et la curiosité ont toujours été des clés pour franchir des obstacles que certains disaient infranchissables.

Pourtant, aujourd’hui, à Pékin, c’en est terminé d’aller là où le vent me porte, je suis contrainte.

On m’a mise en quarantaine, on me parle d’une pandémie, et je suis enfermée entre les quatre murs d’une sinistre chambre d’hôtel, moi qui suis éprise de liberté, qui aime sentir le vent lent sur mon visage, les odeurs de la terre qui fume au petit matin dans les rizières, le bruit rythmé de mes pas sur la route.

Il bruisse des rumeurs selon lesquelles ce Covid-19 serait né ici, quelque part dans un obscur labo expérimental, que le vaccin existe et qu’il est le sésame pour montrer patte blanche aux frontières, mais que je ne peux pas me le faire injecter avant de terminer ma mise à l’écart forcée.

Ne pas pouvoir partir, quelle angoisse

Je le prendrais là tout de suite si cela pouvait me permettre de quitter cette cage aseptisée. Comme je l’avais fait pour me prémunir du typhus il y a quatre-vingt-six ans avant de partir vers l’ouest et ses oasis interdites. D’ailleurs, c’étaient des chercheurs chinois qui avaient mis au point ce vaccin à l’époque, grâce à des milliards de germes fournis par des centaines de poux infectés qui s’étaient nourris du sang de cobayes guéris du typhus. Jouer les apprentis sorciers, ce n’est pas nouveau. Mais je m’égare.

Pékin, donc. En quarantaine. Désœuvrée et dépitée, l’aventurière. L’attente interminable pour obtenir – ou pas – des permis divers et variés pour changer de province dans ce pays qui en compte des dizaines, je la connais pourtant. Je l’ai maintes fois éprouvée lorsque j’ai entamé avec mon compère journaliste Peter Fleming notre route vers le Turkestan chinois, alors en plein soulèvement en 1935, depuis cette même ville de Pékin.

Mais là où je prenais mon mal en patience en attendant que d’obscurs gratte-papier ou des chefaillons locaux daignent répondre à mes demandes de permis de voyager en faisant marcher mes pistons ou en montrant patte blanche, aujourd’hui, l’administration froide et globalisée étouffe toute velléité d’aventure. Et mon expérience de l’Asie ne sert à rien. Je ne sais plus par quel bout la prendre. Tout est compliqué, il faut passer des tests, porter des masques, attendre que ça passe sans savoir si ça passera. Et ne voyager que dans mes pensées. Ne pas pouvoir partir. J’en suis dégoûtée. S’il nous avait fallu attendre un mois et demi, à Fleming et à moi, pour enfin pouvoir entamer notre route, là, j’ai l’impression que ma quarantaine est interminable.

Hâte-toi lentement

En Chine, il ne faut jamais être pressé. Cette sagesse indispensable à tout voyageur ayant foulé le sol de l’Empire du Milieu semble d’autant plus vraie aujourd’hui. Alors j’essaie de m’informer. Et puisqu’il ne me reste plus que ça pour m’évader, je suis les conseils de la jeune Pékinoise qui, chaque jour, dépose mes repas fumants sur le seuil de ma porte. Elle me dit que c’est extraordinaire pour découvrir le monde par procuration lorsqu’on est contraint à l’immobilité. Moi qui aime user mon cuir sur la route jusqu’à m’y perdre parfois, je découvre les méandres de l’internet, et avec effarement, je dois l’avouer.

On m’y promet l’aventure au bout du clic, et n’importe quel vol pour n’importe quelle destination peut s’obtenir en moins de temps qu’il ne faut pour dire Ürümqi. Pour qui veut vivre son aventure sans trop vouloir la gouverner, c’est raté.

Tout peut être organisé du départ à l’arrivée. Dans notre périple vers le Xinjiang, chaque soir, avec mon acolyte anglais, nous étions dans l’attente de savoir si on pourrait continuer notre route le lendemain. Sans passeport, sans permis, mais avec une envie qui nous dévorait les entrailles. Marcher vers l’ouest, coûte que coûte. Je ne suis pas adepte du «c’était mieux avant», même si je rumine, là, dans ma chambre d’hôtel tout confort à la chinoise. L’aventure est là où on veut bien qu’elle soit. Mais se débrouiller seule, quelle ivresse. Rencontrer l’autre en vrai, quelle richesse.

Où sont les vieilles aux pieds bandés, les enfants crasseux mais aux sourires merveilleux, les sages édentés qui ouvraient des yeux écarquillés mais pleins de curiosité sur la Suissesse que je suis avec ma caravane de fortune? Sur les réseaux sociaux – qui n’ont rien de social selon moi –, tout le monde semble avoir le même profil, tous les lieux le même formatage, quel ennui, quelle tristesse. Le voyage est long, lent, et nécessite de prendre son temps. Mais là, j’ai les pieds qui fument, et ce ne sont plus les oasis qui sont interdites, mais la liberté.»


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