témoignages
«La perte de ma jambe m’a offert une seconde vie»
C’était en 1991, j’avais 21 ans et je préparais depuis des mois mon départ en Australie, où vivait déjà ma sœur. J’espérais commencer à travailler dans une agence de voyages, mais je n’ai finalement pas reçu le visa de travail que j’attendais tant. Comme je m’étais déjà imaginée là-bas, il était impensable pour moi de tout laisser tomber, alors je suis quand même partie, comme simple touriste.
Une fois sur place, ma sœur était trop occupée avec son travail pour se balader avec moi, mais je voulais voir autre chose que Sydney, même si c’était très sympa! C’est comme ça que je suis partie sans elle, sac au dos.
Quatre mois après mon départ de Suisse, c’est au détour d’un virage et d’un dos-d'âne que l’accident a eu lieu. Le minivan dans lequel je me trouvais avec deux autres jeunes baroudeurs, Ian et David, est entré en collision frontale à 100 km/h avec un véhicule utilitaire. L’accident en lui-même, je ne m’en souviens pas. On me l’a raconté, mais mon cerveau a eu un vrai black-out juste avant la collision, comme si le fusible avait sauté, et je pense que c’est mieux comme ça. Mes souvenirs à moi, ils commencent quand on me réveille sur la table d’opération, lorsque les médecins me disent qu’ils vont devoir amputer ma jambe gauche. Je me rappelle avoir dans un premier temps protesté, jusqu’à ce qu’ils me redressent pour me montrer l’état de ma jambe. Franchement, c’est presque miraculeux de ne pas être plus endommagée, d’être simplement encore en vie, que mes compagnons s’en soient sortis pas trop abîmés
J’ai pu recoller les morceaux après coup avec l’aide de Bodo, mon ange de la route, mon Bon Samaritain. Il était dans une voiture arrivée peu après sur les lieux de l’accident. Chose rare à l’époque, il avait un téléphone-valise avec lui, ce qui a permis de contacter rapidement les secours. C’est lui aussi qui m’a tenu la main non-stop et dit des mots réconfortants pendant que les pompiers essayaient de me désincarcérer de notre minivan. Il me dira plus tard qu’il pensait m’avoir accompagnée dans mes derniers instants. J’ai eu tellement de chance de l’avoir sur mon chemin.
De la chance, j’en ai eu encore, car l’hôpital n’était pas trop éloigné et parce que les chirurgiens ont fait le pari de garder ma deuxième jambe, elle aussi en sursis. Deux semaines plus tard, j’étais rapatriée en Suisse. Un voyage sur des vols publics, très fort en émotions, sur lequel je reviens aussi dans le livre que j’ai écrit («Survivre, debout avec une jambe en moins», Ed Attinger).
J’ai ensuite passé 5 mois dans divers hôpitaux, 5 mois très longs, comme si le temps s’était arrêté. Chaque effort était une montagne, il y avait des douleurs terribles. C’est là que j’ai réalisé que le temps est élastique, que chaque moment a une valeur différente. Je me souviens très bien de cette période, car chaque instant prenait une importance énorme. En effet, je ne faisais pas que réparer mon corps, mais je devais aussi accueillir mentalement ce changement… avec l’aide du personnel soignant, mais aussi de ma famille, de mes amis.
Ni colère ni rancœur
C’était donc en 1991. Entre-temps, j’ai rencontré mon premier mari, nous avons eu une fille qui a aujourd’hui 26 ans, nous avons divorcé et j’ai eu la chance de rencontrer ensuite quelqu’un de formidable avec lequel je partage ma vie.
J’ai gardé contact avec des gens rencontrés durant ce premier voyage en Australie. Je vois régulièrement Ian et Bodo, ici ou chez eux. Ils sont restés des personnes très importantes, on a vécu des choses si intenses. Ce sont des amis très chers à mon cœur.
J’ai voulu écrire ce livre pour montrer que même si j’ai perdu une jambe, je ne suis pas handicapée. J’ai un handicap, oui, mais je peux avoir une vie comme tout un chacun. Il y a deux ans, j’ai découvert par exemple le paddle, que j’ai fait debout. J’espère porter aussi un message d’espoir. Chacun dans sa vie a des épreuves à surmonter, pas seulement un handicap, mais on peut toujours faire quelque chose de ces épreuves.
J’ai eu des moments de colère, évidemment. Notamment contre le chauffeur du poids lourd qui n’a, à ma connaissance, jamais daigné prendre de mes nouvelles, jamais écrit. Ces moments sont aussi nécessaires, ils font partie de ce processus de deuil. Je me suis posé plein de questions, du type: «Et si…». Cette rancœur n’est pas restée en moi. Ce sont des passages obligés, mais c’est derrière, ces sentiments ne peuvent rien m’apporter de bon aujourd’hui, ce serait plutôt un poison. Je suis vraiment reconnaissante d’être encore là, de pouvoir être active, d’avoir le sourire.
Se battre pour les autres
J’ai bientôt 50 ans, alors je me suis évidemment un peu calmée niveau activités sportives, mais je me suis engagée en politique et j’ai créé l’association Promembro, qui se bat pour une meilleure prise en charge des personnes ayant besoin d’une prothèse de bras ou de jambe. En effet, à ce jour, les assurances ne paient souvent que des prothèses basiques, pour des raisons économiques, alors que la science permet d’améliorer le confort et de réduire les souffrances que certaines personnes amputées endurent.
J’essaie aussi de remettre l’attention sur le quotidien de ces personnes. Dans les médias, on en parle souvent quand il y a un exploit sportif, mais il faut réaliser que 80% des gens qui subissent une amputation ont passé l’âge de la retraite. Leur défi à eux, c’est juste de pouvoir se lever et marcher, de ne pas se résoudre à se déplacer en chaise roulante. D’où l’importance, pour moi, de m’engager, de sensibiliser.
Notre association s’est notamment battue pour une motion au niveau fédéral qui vise à améliorer la prise en charge des moyens auxiliaires. Le cap du Conseil national est passé, c’est maintenant au tour du Conseil des Etats de se pencher sur la question, ça avance. Et je vais commencer un nouveau job dans la communication, au sein de l’association Lire & Ecrire. Un travail qui a du sens, c’est mon moteur.