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Il est bien loin celui que j’étais avant

Cet homme qui courait de tous les côtés, pris dans un tourbillon de projets et qui se destinait à être journaliste, a été fauché à l’aube de ses 32 ans par un motard, un soir d’été 1990. L’impact a provoqué un grave traumatisme crânien et ma vie a basculé. Je me suis retrouvé dans un fauteuil, les membres figés, les mots ne franchissant plus ma bouche que par à-coups. Mes proches, mes parents, mes frères et ma femme Sabine ont dû faire face à l’inacceptable. A cet autre moi, dans la force de l’âge, cloué sur un lit, irascible et incontrôlable.

D’un jour à l’autre, je n’avais plus ma place nulle part. Aucun lieu ne semblait adapté à ma situation, à ma différence trop exubérante. Les mots se bousculaient dans ma tête sans pouvoir passer la barrière des lèvres. Parfois, j’arrivais à expulser les plus violents. Ils traduisaient l’immense douleur d’être prisonniers de ce corps déficient. Au grand désespoir de ma famille, j’ai été trimballé d’institution en institution. J’ai même fait un séjour dans un hôpital psychiatrique. Pourtant, mes cris ne signifiaient pas que j’avais perdu la tête, mais seulement que je devais apprendre à apprivoiser mon nouvel espace. Et accepter la perte de celui que j’étais avant ce foutu accident: rédacteur en chef du journal des étudiants de l’Université de Lausanne, licencié en sociologie, professeur de langues, amoureux éperdu des mots… Il ne restait qu’un immense bouillonnement d’émotions, un geyser prisonnier sous une terre aride.

Trois femmes pour lui redonner une voix

Il m’a fallu du temps et la rencontre de trois femmes extraordinaires pour renouer avec celui que j’étais. Un jour, Josette a débarqué dans le foyer où je me trouvais, à Lausanne. Elle a été la première à me «redonner une voix» grâce à la psychophanie, un moyen alternatif de communication qui permet la mise en relation avec les autres. Dans son atelier, j’ai réalisé que le plaisir de la langue ne s’était pas éteint et que mes émotions pouvaient s’exprimer par le biais de l’écrit.

Puis, au Foyer Valais de Cœur, à Sierre, où je réside depuis treize ans maintenant, j’ai fait la connaissance d’Anne. De sa voix claire et forte, elle m’a happé dans son univers de contes permettant, au fil des mots, de se relier aux autres. Mais lorsque est venu mon tour de m’exprimer par oral, au milieu des autres résidents, je n’ai réussi à articuler qu’un seul et unique mot: «Rien.» Un rien qui disait l’abîme dans lequel je me trouvais. Dans ma tête, des milliers de petits bouts de papier étaient brassés par une soufflerie. Grâce à Anne, chaque semaine, lentement, à force de persévérance, j’ai pu en attraper certains au vol et les lui offrir. Elle les a couchés sur une page, et ces simples syllabes sont devenues de petites phrases, puis de courts poèmes.


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Des séances de psychophanie

Line, praticienne en communication facilitée et psychophanie, a été la dernière bienfaitrice qui a contribué à restituer mon droit à l’existence. Nous nous sommes apprivoisés par le biais des livres. Lors de nos séances, ma voix s’est peu à peu mêlée à la sienne et j’ai retrouvé le plaisir du verbe. Chaque phrase lue à voix haute était une petite victoire. Les ouvrages que nous lisions ensemble sont devenus le terreau d’échanges passionnants.

Et un jour, l’incroyable s’est produit: Line a pris ma main dans la sienne, et j’ai pu pointer du doigt des lettres sur le clavier de son iPad afin de traduire mes états d’âme. Ce fut le début de ma lente renaissance. Grâce à l’aide de mes accompagnatrices, grâce à leur bienveillance qui me voit tel que je suis et non pas tel que je parais, j’ai pu libérer ce que je ressens si intensément à l’intérieur.

Au fil des années et de ces rencontres hebdomadaires, des dizaines de poésies et d’aphorismes ont vu le jour. J’ai été surpris de constater à quel point ils touchaient ceux qui les lisaient. Mes proches, le personnel du foyer – qui est véritablement devenu ma seconde famille – ou des étrangers: tous semblaient très émus en lisant ces textes épurés et ces pensées qui viennent du plus profond de mon cœur. L’idée a alors surgi inopinément: pourquoi ne pas réunir ces écrits dans un livre? Un aboutissement pour moi, mais aussi pour Anne et Line qui ont passé des dizaines d’heures à «m’accoucher».

Corps meurtri et prix littéraire

Quand j’ai pu tenir de ma main valide ce recueil de poèmes et d’aphorismes, «Du neuf, de l’inconnu, de l’impossible» (Editions A la Carte), signé de mon nom, avec sur la première de couverture un de mes tableaux réalisés dans un atelier de peinture, j’ai ressenti une émotion indescriptible. Malgré mon corps meurtri, malgré ce mauvais tour du destin, malgré les épreuves endurées, j’ai réussi à publier un livre qui exprime ce que j’ai traversé. J’espérais que mes mots me permettraient de renouer avec les autres, cela a été au-delà de mes espérances. Quelle surprise quand j’ai appris que j’étais lauréat du Prix de la Société valaisanne des écrivains, que mon travail était reconnu et récompensé par des gens de lettres!

Recevoir cette récompense littéraire sous le regard de mes proches, de ma femme Sabine avec laquelle je suis resté très lié, m’a ramené à l’homme que j’étais avant. Il aurait sans doute publié des ouvrages très différents de celui-ci. Mais qu’importe, maintenant que j’ai repris la plume, je n’ai pas l’intention de m’arrêter là et un deuxième tome devrait suivre. Car au-delà de la reconnaissance de mes capacités intellectuelles et de la qualité littéraire de mon recueil, ce prix a permis de me retrouver comme personne à part entière. Il m’a également donné l’espoir de pouvoir redonner la voix à d’autres.

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