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Va-t-on trop loin avec l’appropriation culturelle?

La top Jamie Bochert sur un défilé Dsquared2 en 2015, dans une tenue fortement inspirée des vêtements inuits.

La top Jamie Bochert sur un défilé Dsquared2 en 2015, dans une tenue fortement inspirée des vêtements inuits.

© Getty

Rihanna a beau être une collectionneuse de buzz, elle ne s’attendait sans doute pas à faire scandale en se déguisant en personnage mort il y a 3000 ans. La chanteuse pose en effet en couverture du dernier Vogue Arabia façon Néfertiti. Yeux moyen-orientalisés par des fards indigo, manteau à écailles Gucci et, surtout, couronne bleue identique à celle portée par la légendaire épouse d’Akhenaton sur plusieurs sculptures.

En découvrant les images du shooting, un seul mot devrait venir à l’esprit: waouh! Sauf que chez de nombreux internautes, ce tour de passe-passe spatio-temporel apparaît plutôt comme une mauvaise idée. «J’adore Rihanna mais… j’imagine qu’il existe beaucoup de très belles femmes égyptiennes. Il n’y avait personne d’autre? Rihanna vient de la Barbade…» s’étrangle ainsi une utilisatrice de Twitter, parmi d’autres ronchons numériques.

Détournement de culture

Grimée en reine d’Egypte antique alors qu’elle est née aux Antilles, la star se serait en effet rendue coupable d’appropriation culturelle. Autrement dit, d’avoir volé des éléments esthétiques et symboliques d’une origine autre que la sienne. Selon les inquisiteurs, du coup, seule une jolie native des rives du Nil serait en droit de faire mumuse avec l’iconographie des pharaons.

Tiens, ça nous rappelle cette autre une, du Elle britannique cette fois, où Pharrell Williams, a priori pas descendant direct des chefs amérindiens, se tenait de profil avec une coiffe à plumes sur la tête. L’interprète de l'obsédant Happy avait fini par s’excuser face aux pluies de protestations venues du web. On lui reprochait, en non-initié qu’il est, de mépriser le caractère sacré de ces coiffures. Bien plus grave qu’un fashion faux pas.

Yoga en terre étrangère

De telles accusations peuvent faire sourire, voire agacer. Reste qu’elles se sont multipliées ces dernières années, au point de désormais nourrir des polémiques quasi hebdomadaires. Ici un musée de Boston (entendez occidental) qui s’autocensure en annulant une exposition sur l’art japonais du kimono, là une université canadienne qui se prive de cours de yoga au motif que cette discipline n’a pas été créée par les WASP (White Anglo-Saxon Protestant)…


© Vogue. Rihanna en couverture de Vogue Arabia, novembre 2017.

On sent comme un petit goût d’excès en bouche, non? «Tous ces exemples révèlent des réflexes qui confinent au ridicule, lance Gianni Haver, sociologue de l’image à l’Université de Lausanne. On stigmatise ici la circulation culturelle, mais nous en sommes tous le résultat. Depuis l’aube de l’humanité, les civilisations se croisent et s’imitent parmi.»

Haro sur les serial pilleurs

Peut-être. Mais à en croire les empêcheurs de copier en rond, certains de ces échanges seraient moins désirables que d’autres. Car le concept d’appropriation, né aux Etats-Unis dans les années 2000, existait auparavant dans les esprits de manière non labellisée, et servait surtout à dénoncer les emprunts d’une culture dite dominante à une autre culture qualifiée, elle, de dominée.

Dès les années 1960-70, des musiciens blancs tels que les Rolling Stones se voyaient reprocher leur utilisation d’éléments venant du blues, sans explicitement citer leurs références: les musiciens noirs. Des créateurs occidentaux alors dépeints comme des continuateurs de l’esprit colonial via la sphère artistique, pillant les peuples pauvres ou les communautés opprimées avec indifférence. Cette vision d’un rapport de force inégal est encore à la racine de plusieurs polémiques d’appropriation culturelle.

Sentiment postcolonialiste

Quand la couturière Stella McCartney est critiquée pour son usage de l’imprimé Ankara sur un défilé début octobre, c’est parce qu’elle reprend à son compte une technique d’Afrique de l’Ouest. Lorsque des nuées de commentateurs 2.0 s’abattent sur Marc Jacobs, c’est parce qu’il a posé des tresses colorées sur la tête de ses modèles (souvent blancs), attributs que certains Afro-Américains estiment symboliques de la lutte pour leurs droits.

Mais là encore, circonspection de certains observateurs: «Je ne vois pas trop où il y a appropriation, commente l’historien de l’art suisse Philippe Kaenel. Il s’agit plutôt d’intégration ponctuelle de modèles existants. Et puis réutiliser un motif extra-européen, c’est aussi, en plus de manifester son admiration, se laisser coloniser par ses détenteurs.»

Logique communautaire

Cette dialectique dominant versus dominé, si banale à manier, semble en outre bien floue pour Gianni Haver: «Pendant l’Antiquité, la Grèce était politiquement soumise à Rome, mais elle rayonnait culturellement sur toute la Méditerranée. On ne peut évidemment pas nier qu’il existe des civilisations conquérantes, avec les brutalités qui peuvent aller avec, mais parfois la diffusion de sa culture est la revanche du dominé.»


© Getty. Katy Perry se la joue Geisha pour un concert, 2013.

En allant au-delà de ce débat sur les rapports asymétriques entre communautés, on s’interroge forcément. Où est le gravissime problème quand Rihanna, égérie noire, prend l’allure d’une souveraine d’Egypte? C’est là que la notion d’appropriation culturelle semble avoir perdu sa colonne vertébrale en route. Dans leur élan, et intégrant la critique de la mondialisation galopante qui œuvrerait à tout uniformiser, les pourfendeurs de l’emprunt artistique se sont mis à fustiger chaque culture qui ne reste pas à sa place.

Halloween et autres carnavals dans le viseur

Victoria’s Secret s’est ainsi fait taper sur les doigts à plusieurs reprises pour avoir convié sur ses podiums, en vrac, dragons chinois, coiffes amérindiennes et motifs léopard. C’est même arrivé près de chez nous, à Montreux: le bal HEC de l’Université de Lausanne, organisé ce printemps, a fait des vagues à cause de sa thématique massaï. Des centaines d’internautes ont carrément remis en question la notion de déguisement. «Les cultures ne sont pas des costumes», écrivait l’un d’eux sur Facebook.

Pourtant, c’est une banalité sur les catwalks. «Les créateurs de haute couture sont très ouverts sur le monde, ils voyagent, vont dans les musées, rappelle Valentine Ebner, professeure de design mode à la HEAD de Genève. Bref, ils s’imprègnent et s’inspirent de tout ce qu’ils voient. Un réflexe d’ailleurs déjà pratiqué dans les cours royales ou princières des siècles précédents, où l’on adoptait parfois le style d’autrui.»

Des murs entre les arts

Et Philippe Kaenel d’ajouter que «ces indignations sont à contresens du mouvement de l’art moderne. Nous sommes dans l’ère du postmodernisme, où la citation, qu’elle soit sous forme ironique, ludique ou d’hommage, fait partie du paysage.» Va-t-on bientôt voir se ghettoïser les pratiques traditionnelles?


Dans le dessin animé Vaiana de Disney (2016), la réutilisation de tatouages polynésiens a fait grincer des dents.

On a ainsi vu émerger sur le Net le radical hashtag #FUBU, pour «for us by us», soit «pour nous, par nous». Si seuls les peuples disposaient ainsi du droit à représenter leur propre culture, Disney n’aurait par exemple jamais sorti Vaiana la Polynésienne, Aladin l’Oriental, Mulan la Chinoise ou encore Kuzco l’Aztèque. «On voit ici la revendication d’une sorte de transmission par les gènes du droit culturel, ce qui est plutôt inquiétant idéologiquement parlant», s’alarme Gianni Haver.

Pas les bons coupables

L’écrivaine Cathy Young s’est ainsi élevée contre des «flics de la culture», ignorant l’histoire et le métissage, qui défendent une supposée pureté culturelle. «Beaucoup d’éléments artistiques sont en soi, en effet, déjà hybridés, rebondit Philippe Kaenel. Prenez l’estampe japonaise, elle est aussi européenne que nipponne

Aux yeux de Gianni Haver, la mondialisation a bien sûr des effets négatifs énormes et génère une hypersensibilité identitaire. «Sauf que l’on se trompe de coupable en s’attaquant au voyage des motifs culturels: il faut plutôt désigner l’économie.» Ce qui ne doit cependant pas totalement dédouaner les artistes, nuance Valentine Ebner.

«Notre monde exige de la création permanente, et les stylistes n’y échappent pas. Impératifs de production et de renouvellement des codes font qu’on multiplie les collections en une année. Ce rythme effréné rend tentante la simple copie; or, il faut savoir revisiter un modèle, pas juste le transporter tel quel sur un podium.»

Faire preuve d'empathie

Exercice exigeant, qui requiert du talent… «D’autant plus que notre monde rétrécit et que l’on est de plus en plus obligé d’aller chercher loin des idées, conclut la professeure de la HEAD. Mais les mixes inattendus sont devenus naturels, et ce n’est pas un mal: c’est d’une certaine manière être antiraciste.» A condition de prendre le temps de conjuguer la théorie et les actes.

Pour Roberta Colombo, anthropologue au Musée d’ethnographie de Genève et commissaire de l’actuelle exposition L’effet boomerang, réutiliser des fragments esthétiques venus d’ailleurs est certes «une manière de questionner notre propre rapport à la beauté», mais cet emprunt ne doit pas fonctionner à sens unique. «Il faut aussi se projeter vers l’autre, s’intéresser vraiment à ses sensibilités.» Ne tout simplement pas oublier que derrière les motifs et les symboles, il y a encore, souvent, des gens plus vivants que Néfertiti.


© Getty. Des tresses de couleurs sur un défilé Marc Jacobs, 2015.

Et le droit, il dit quoi?

«Il y a peu de dispositions légales permettant de protéger de la réutilisation d’un élément culturel» éclaire Yaniv Benhamou, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, chargé de cours en droit civil à l’Université de Genève et avocat.

«Et lorsque de telles dispositions existent (droits de propriété intellectuelle), elles peuvent être utilisées par une entreprise commerciale pour s’approprier certains éléments culturels, par exemple breveter des savoirs ancestraux sur des plantes médicinales ou enregistrer une marque sur les motifs d’une communauté traditionnelle. La ligne rouge est alors surtout d’ordre éthique.»

C’est pourquoi une institution spécialisée des Nations Unies, l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) planche régulièrement sur la question. Un comité fédérant les représentants de 189 pays se réunit régulièrement à Genève depuis 2009 pour négocier un instrument juridique international.

Mais comment identifier les limites d'une communauté, et à qui reverser les droits d’auteur? Un modèle proche «existe déjà en Australie», informe Roberta Colombo, anthropologue au Musée d’ethnographie de Genève. «Le gouvernement a octroyé l’usufruit de la culture aborigène à ses seuls détenteurs, ceux dont les critères d’appartenance prouvent une filiation autochtone vieille de plusieurs générations. On peut imaginer un tel fonctionnement ailleurs, avec des rétributions faites aux institutions culturelles respectives.»


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