aCTUALITé
Le droit de vote? Ce n’est que le début
«Hier soir, des amis sont venus pour fêter chez moi avec un drapeau suisse, je l’aurais embrassé. Tout à coup, cette croix fédérale a pris une nouvelle dimension. […] Aujourd’hui, ce n’est pas seulement un aboutissement, c’est un recommencement, un départ vers une véritable communauté de travail entre hommes et femmes. Ce jour est bleu, il y a du soleil partout.» Ainsi s’exprimait, le 8 février 1971, sur les ondes de la Radio suisse romande, dans l’émission Réalités, la journaliste et pionnière du féminisme suisse Marie-Claude Leburgue, au lendemain du scrutin qui sonnait enfin la victoire du suffrage féminin. Les esprits avaient fini par mûrir, mais il aura fallu batailler dur après un premier refus dans les urnes en 1959 pour que les Suissesses acquièrent l’intégralité de leurs droits politiques au niveau fédéral avec 65,7% de oui; vingt-sept ans après la France, cinquante-trois ans après l’Allemagne. Tard, très tard, pour devenir des citoyennes à part entière.
Un droit à exercer
Cinquante ans plus tard, six Romandes représentatives d’autant de générations n’en reviennent toujours pas que ce droit à donner sa voix en tant que femme soit si jeune en Suisse. Pour certaines, mineures à l’époque, et d’autres dans la vingtaine aujourd’hui, c’est même une honte. Certes, elles reconnaissent, bonnes joueuses, que c’est quand même un premier pas vers l’égalité. Athlète, artiste, fromagère ou militante, chacune avec leurs mots et leur parcours plus ou moins engagé, mais toujours investi en faveur des droits des femmes, elles racontent pourquoi cet anniversaire compte, du premier bulletin de vote glissé dans une urne aux enjeux politiques qui les agitent. Toutes scandent aussi combien, plus encore que de le fêter, exercer ce droit est fondamental. Car, et c’est un paradoxe tout helvétique, après tant d’années passées à le réclamer, les femmes votent toujours moins que les hommes.
Une fois les cinquante bougies du suffrage féminin soufflées, Elsa, Nuria, Sarah et les autres rappellent qu’il y a encore du pain sur la planche pour plus d’égalité entre hommes et femmes. Avec peut-être aussi le secret espoir que si les esprits masculins ont commencé à mûrir il y a cinq décennies en laissant les femmes participer à la vie nationale, rien n’est perdu pour qu’ils arrivent à maturité sur d’autres sujets comme l’égalité salariale ou la reconnaissance de la charge mentale, pour n’en citer que deux. Même s’il aura fallu attendre 153 ans pour que le suffrage féminin aboutisse, après que les Zurichoises l’eurent réclamé pour la première fois. On va dire que c’est une maturation lente. [FR]
«La nouvelle génération doit s’impliquer maintenant»
Sarah Atcho, sprinteuse, détentrice du record national de relais 4 x 100 m. A 25 ans, elle rêvait de représenter la Suisse à l’étranger. Au lieu d’une carrière de diplomate, la Vaudoise privilégie l’athlétisme.
«En Suisse, voter n’est pas cool. Il faudrait rendre cette action citoyenne moins vieillotte, avec des campagnes qui impliquent les jeunes. C’est maintenant que la nouvelle génération doit s’impliquer. Je trouve que les femmes doivent se réveiller et se révéler. Ma mère, par exemple, est originaire du Maroc et le suffrage ne fait pas partie de sa mentalité. Voter est important pour moi et l’athlète tessinoise Ajla Del Ponte m’a particulièrement inspirée. Pas question pour elle de partir en stage d’entraînement si elle n’a pas déposé son enveloppe. Sa détermination m’a poussée à m’impliquer davantage dans la vie politique. Quand je pense que ce droit nous a été accordé il y a seulement 50 ans… A 18 ans, je me réjouissais de mon tout premier vote: ça marque l’entrée dans l’âge adulte. Pourtant, lorsque j’ai reçu le matériel, un sentiment de déception m’a envahie. Le sujet était super-compliqué et mal expliqué. Une expérience amère.
Heureusement, le dialogue rend le processus plus facile. Dans mon entourage proche, nous pouvons parler calmement de politique, même si nos opinions divergent. Dans ma belle-famille, c’est une autre histoire. Les débats sont explosifs! J’apprécie d’écouter les arguments des autres pour essayer de comprendre leur position. Dans ma discipline, les femmes et les hommes sont rémunérés de la même manière. Toutefois, l’égalité n’est pas atteinte. La maternité, par exemple, est un obstacle.
J’ai essayé d’intégrer une clause de protection dans mes contrats, mais ça n’a jamais abouti. Ça doit changer.»
Propos recueillis par Laurène Ischi
«On devrait plus écouter les femmes et les respecter»
Lise Es-Borrat a 67 ans, elle est agricultrice de montagne depuis cinquante ans. Elle souhaiterait que les femmes soient plus écoutées.
«Ca fait cinquante ans que je passe tous les étés à l’alpage, dont 43 à Loveignoz, dans le val d’Hérens (VS). C’est mon métier, c’est ma vie. Je gère un alpage de 80 vaches environ et mes préférées sont les Simmental, avec leurs cornes, mais j’aime aussi les Kiwi-Cross, elles sont petites, faciles et montagnardes. J’ai reçu le mérite agricole du Valais en 2018, en même temps que Marie-Thérèse Chappaz. J’ai beaucoup de respect pour elle. Je l’apprécie, elle trace son chemin. Loveignoz, qui produit de la raclette AOP, est le premier alpage à avoir obtenu les meilleures évaluations en 2017 et j’en suis très fière. C’est une reconnaissance pour mon travail.
«A la mort de mon mari, en 1990, je me suis retrouvée seule, sans ferme, et endettée. Il avait des problèmes de santé, a perdu pied et a pris la décision de mettre fin à ses jours. Une période de ma vie douloureuse, remplie de peur et d’angoisse. J’ai d’abord pensé à mes enfants. Ce sont les soleils de ma vie. A la ferme, c’est moi qui m’occupais des bêtes la plupart du temps. J’ai toujours aimé les bêtes. Quand je suis devenue veuve, peu de personnes m’ont aidée. J’avais tout perdu, mais jamais ma dignité. Aujourd’hui, je n’ai pas beaucoup pour vivre mais au moins je n’ai plus de dettes. Si je ne travaille plus à la montagne, il ne me reste que mon AVS et c’est insuffisant pour vivre. Après trente ans d’alpage, j’ai reçu un bouquet de fleurs du consortage. C’était une surprise. Les personnes qui me confient leurs bêtes me font confiance et c’est un plaisir pour moi.
J’avais 16 ans au moment de l’introduction du droit de vote. Je vivais en Suisse allemande, dans une ferme, j’apprenais la langue. J’ai beaucoup d’admiration pour toutes ces femmes qui se sont engagées pour le droit de vote. Elles ont tenu bon, je salue leur courage. Je pense qu’on devrait plus écouter les femmes et les respecter, dans la société, dans la politique, dans la famille.
Chez moi, on ne parlait pas beaucoup de politique. Mon père trouvait que les filles, c’était bon pour le boulot, que ce n’était pas nécessaire qu’elles aillent en apprentissage. J’ai voté pour la première fois en 1985, je pense, sur un sujet agricole. Mon mari n’était pas très favorable à ce que je me rende aux urnes.
Je trouve important d’exercer ses droits. Il y a quatre ou cinq ans, je suis montée à Berne pour manifester contre la baisse des subventions agricoles. J’y ai rencontré des paysans de toute la Suisse, nous sommes pacifiques. C’était fabuleux de participer à une telle manifestation.
Et de respecter les gens, les bêtes, et la montagne.»
Propos recueillis par Géraldine Savary
«Tant qu’on ne sera pas toutes libres, aucune d’entre nous le sera»
De son vrai nom Karine Guignard, La Gale est une rappeuse d’origine libano-suisse de 38 ans. En 2020, l’artiste sortait son troisième album studio, Acrimonium.
«Le droit de vote des femmes était non négociable et les femmes de notre pays se sont battues dignement pour l’obtenir. Issue de l’immigration, ma mère, Libanaise, a obtenu le droit de vote quand elle a été naturalisée. Son combat était lié à son ethnie plus qu’à son genre et ça n’a pas toujours été facile. J’ai grandi dans la campagne vaudoise, c’était calme, mais relativement intolérant. Ma première votation portait sur l’interruption de grossesse, en 2002. C’était important pour moi de voter contre quiconque souhaitait décider à ma place de ce que j’avais l’intention de faire de mon utérus. En Suisse, nous avons l’avantage de pouvoir voter les lois. Le problème, en tant qu’immigré de deuxième ou troisième génération, c’est que tu n’as pas ton mot à dire avant d’être naturalisé, à quelques cantons près. Ça crée forcément un déséquilibre.
Nous voyons des femmes racisées, non blanches, chercher des réponses dans le féminisme. En tant que femme à moitié arabe, je n’expérimente pas uniquement la vie à travers le genre qui m’a été assigné à la naissance, mais également à travers ma culture, ma race, les lieux où j’ai vécu, la classe à laquelle j’appartiens.
Certains discours dits féministes me choquent. Lorsqu’on vous dit: Pour t’affranchir de ton oppression, tu dois enlever ton voile et tirer un trait sur ton passé culturel ou religieux, par exemple. Ou lorsqu’on définit une seule manière de lutter: l’exposition du corps contre sa dissimulation et le féminisme universitaire contre le féminisme de la rue.
En tant que rappeuse, je n’ai jamais rencontré de difficulté relative à ce sujet dans mon milieu. Le hip-hop est une scène égalitaire, si on la dépouille des manipulations externes exercées par les majors ou les subventionneurs. Certains rappeurs expriment certes une forme de virilisme, mais c’est uniquement la pointe de l’iceberg: le machisme des immigrés ou de la classe ouvrière serait perçu comme plus vulgaire que celui du quidam blanc issu de la classe moyenne. Choisir la garniture de sa pizza est une opinion; le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, le classisme ne le sont pas. Ce sont d’ignorants et de malveillants postulats. Je n’ai jamais été moins payée que mes collègues et je ne subis pas les mêmes oppressions sexistes que d’autres femmes qui travaillent dans des institutions. Je tiens mes projets à bout de bras et j’en suis l’unique maîtresse, à peu de chose près.»
Propos recueillis par Alexandre Lanz
«Ne vous laissez jamais traiter comme des êtres inférieurs»
Yvette Théraulaz, comédienne et chanteuse lausannoise. A 74 ans, elle se réjouit du nouveau souffle du féminisme avec la libération de la parole.
«Lorsque le droit de vote a enfin été accordé aux femmes, en 1971, nous étions des mineures. C’était une honte qu’il arrive si tard, mais il s’agissait d’un premier pas vers l’égalité. Je me souviens que ma mère avait 51 ans, j’étais heureuse pour elle. Ce 50e anniversaire me fait également penser aux pionnières qui se battaient depuis un siècle, notamment à Simone Chappuis, qui fête ses 90 ans ces jours-ci et qui n’a jamais cessé le combat. Mon premier souvenir de votation? Il remonte à l’automne 1971, à l’occasion du renouvellement du Conseil national et du Conseil des Etats. La Valaisanne Gabrielle Nanchen avait été élue au Conseil national. La politique m’a toujours intéressée. Dès lors, j’ai toujours voté, même si je suis souvent déçue par les résultats. Malgré cela, je ne désespère jamais!
Nous sommes encore loin de l’égalité, il faut continuer de déconstruire la domination masculine, de dénoncer les violences faites aux femmes et aux enfants. Et les condamner. Seuls 8% des viols sont dénoncés en justice, la honte doit changer de camp, ça suffit! Tout m’est revenu en mémoire avec #metoo. Les harcèlements et les violences auxquels j’ai été confrontée dans ma vie professionnelle et ma vie privée. Il y en a beaucoup, beaucoup trop. Tout a commencé à 14 ans, à l’Ecole romande d’art dramatique, dans laquelle régnait le droit de cuissage. Professeurs, puis metteurs en scène profitaient de la précarité de notre métier pour nous faire le chantage suivant: Tu veux ce rôle? Il va falloir passer à la casserole. Les mêmes nous imposaient leur vision phallocrate et paternaliste des femmes. Pour cette raison, j’ai commencé à écrire mes propres spectacles. Sinon, j’aurais certainement quitté ce métier. Dans ma vie privée également, j’ai accepté des comportements inacceptables. Ce n’est pas facile d’être libre et émancipée. Depuis 50 ans, mes spectacles parlent du combat des femmes pour leurs droits et leur dignité, mais j’ai été tellement abreuvée d’œuvres réalisées par des hommes, qu’il m’arrive de faire mien leur regard sur les femmes et leurs désirs en me croyant libérée. Etre libre, c’est une remise en question et une réinvention quotidienne. On voit enfin, aujourd’hui, des femmes puissantes ne craignant pas de déplaire. Elles prennent enfin leur place. Elles sont journalistes, écrivaines, philosophes, cinéastes, photographes, metteurs en scène, politiciennes, comédiennes, musiciennes. Elles apportent leur intelligence et leur sensibilité à notre vivre-ensemble. On peut se demander comment nous avons fait pour nous en passer pendant si longtemps!
Propos recueillis par Alexandre Lanz
«Les politiques d’égalité sont toujours fragiles»
Nuria Gorrite, 50 ans, présidente du Conseil d’Etat vaudois, cheffe du Département des infrastructures et des ressources humaines
«Pour les femmes de ma génération, il paraît impensable que les femmes aient acquis le droit de voter et d’être élues dans notre pays il y a si peu de temps. Cet anniversaire est l’occasion de célébrer le combat des pionnières et d’en parler avec les générations suivantes pour qu’elles n’oublient pas que ce droit a été acquis de haute lutte, que les engagements sont nécessaires pour faire évoluer les cadres légaux et pour qu’elles chérissent ce droit de vote en l’exerçant. Pouvoir exercer ce droit, c’est d’ailleurs ce qui m’a décidée à me faire naturaliser. La première fois que j’ai voté, c’était pour la Municipalité de Morges. J’étais très fière de le faire, convaincue qu’à l’échelon communal, on pouvait déjà changer les choses. Je viens d’une famille d’étrangers, d’un pays qui a vécu la dictature [ndlr: l’Espagne], donc, dans ma famille, exercer la démocratie a été un but et un droit fondamental à défendre.
Cet anniversaire est aussi l’occasion de rappeler que les politiques d’égalité sont toujours fragiles. Le fait de pouvoir se prononcer sur les questions qui nous sont posées de manière égale, c’est fondamental. Même si, aujourd’hui encore, les femmes votent en général moins que les hommes, car le droit de vote ne solde pas la question de l’égalité homme-femme. Il y a encore beaucoup de constructions sociales qui font qu’elles se sentent – à tort – moins légitimes que les hommes dans ce monde. De nombreux défis les attendent. Elles sont encore victimes de discriminations, que ce soit en termes de conciliation travail-famille ou d’accession aux postes à responsabilités. En outre, la question de la répartition des tâches ménagères est essentielle, car elle reste très inégale. Si les femmes ont gagné progressivement le droit de travailler à l’extérieur, elles n’ont pas pour autant encore réussi à partager le travail à l’intérieur de leur foyer. L’épuisement des femmes est réel.
Propos recueillis par Fabienne Rosset
«On nous a appris à nous taire, mais il faut continuer à nous battre»
Elsa Cioffi, modèle photo et militante. Cette jeune femme de 20 ans est passionnée de politique. Un intérêt transmis par son père, qu’elle a adapté à ses valeurs.
«Cinquante ans de suffrage féminin en Suisse? C’est une honte que notre pays n’accorde ce droit fondamental que depuis 1971. J’ai grandi à Genève dans une famille originaire d’Italie du Sud, une région empreinte de culture sexiste. Vers 16 ans, je me suis rendu compte des injustices. J’ai donc pris en main mon éducation en déconstruisant les normes sociales de genre. Rosa Luxembourg, Simone de Beauvoir, ces figures m’inspirent, mais mon plus grand modèle de force, c’est ma grand-mère. Immigrée dans les années 60, elle a géré un restaurant, un mari et des enfants. Elle ne s’est jamais plainte, mais aurait dû le faire. Elle vit ici, paie ses impôts et n’a pas le droit de vote au niveau fédéral. Tout comme des milliers d’étrangères.
Je me souviens du sentiment que j’ai éprouvé en déposant ma première enveloppe de vote: à tout juste 18 ans, c’était un accomplissement. Enfin, je pouvais changer la société à mon échelle! Il y a encore tant d’inégalités. Par exemple, à l’école. J’ai cofondé le compte Instagram Balance_tonecole, qui recense des témoignages d’étudiants. On dénonce notamment l’hypersexualisation du corps des filles. Dans mon activité professionnelle de modèle photo, je suis victime de bodyshaming.
Dans ce métier, nous subissons également des avances non consenties, car la culture du viol reste présente. Nos droits ne sont pas tous acquis: l’égalité salariale, la charge mentale sont des problèmes de la vie quotidienne. A toutes les femmes de Suisse, je veux dire: On nous a appris à nous taire, mais il faut continuer à nous battre.»
Propos recueillis par Laurène Ischi
Vous avez aimé ce contenu? Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir tous nos nouveaux articles!