Tabou familial
Inceste, l’ombre du secret
Il y a les livres-chocs et les témoignages glaçants mais libératoires, qui mettent l’inceste au cœur du débat médiatique. Il y a des hashtags, à l’instar de #metooinceste, qui font éclater au grand jour ces abus de pouvoir sur le corps et le psychisme des enfants qui se jouaient dans les alcôves familiales depuis des années. Le plus souvent, a posteriori, quand la victime a grandi, quand elle a non pas digéré l’abomination subie, mais qu’elle est prête à enfin parler. Car avant de percer l’épaisse membrane qui entoure le noyau familial, la parole s’y étouffe dans un mécanisme sournois et bien rodé dans lequel chacun a son rôle. Pour tenter de comprendre ce qui se trame dans la sacro-sainte sphère familiale lorsque l’inceste se met en place, sous la lourde chape de silence, le psychologue Philip Jaffé, spécialisé dans le domaine des droits de l’enfant, en décortique les rouages. Interview.
FEMINA Il y a encore beaucoup de silences autour de l’inceste, est-ce qu’ils peuvent s’expliquer du fait que la sphère familiale est sacrée?
Philip Jaffé Sur le plan populaire, on lave toujours son linge sale en famille. La famille est reconnue comme une sphère privée dans laquelle les personnes se doivent allégeance et font front vis-à-vis de l’extérieur. C’est une entité fonctionnelle qui obéit à des règles, et lorsqu’il y a des perturbations aussi importantes que l’inceste, cela crée une confusion intense à l’intérieur sans que cela touche à la membrane extérieure de la famille. L’organisation type de ce noyau est complètement mise à mal et renversée. Les lignes hiérarchiques et générationnelles ne sont plus respectées, et il y a confusion entre affection et sexualité. Il faut vraiment voir ça comme une espèce de climat avec des lignes organisationnelles qui ne sont ni tangibles, ni palpables.
Comment le secret se met-il en place?
Il ne faut jamais oublier que c’est d’abord l’abuseur qui impose un secret. C’est une posture de pouvoir que de contrôler ce qui se dit ou ce qui ne se dit pas. Il y a des familles incestueuses où le père impose de manière autocratique et dictatoriale le secret. Personne ne parle, même en dehors, de ce qui se passe sur le plan de l’affection et de la sexualité. Et puis il y a d’autres familles où c’est beaucoup moins dirigiste, où tout le monde est plus ou moins «complice» pour essayer de préserver cette unité envers et contre tout. C’est impressionnant de voir à quel point on peut perturber l’esprit d’un enfant en lui répétant qu’il doit garder le secret pour maintenir ce qui lui est abusivement vendu comme étant un lien d’affection.
Est-ce que c’est le désir de se faire aimer et la culpabilité qui imposent ce silence?
Certainement oui, en plus de cette confusion entre affection et sexualité. Mais le terme aimer est déplacé, le besoin d’affection de l’enfant est perverti, la confusion domine pour la victime comme pour l’abuseur. Il y a aussi parfois un élan altruiste de la part de la victime à se taire, c’est une manière de protéger un petit frère ou une petite sœur. Ou de protéger les parents, en se disant que s’ils ne s’entendent pas, il y aurait encore plus à perdre en parlant.
Quel impact cet abus de pouvoir sur le corps et le psychisme de l’enfant peut-il avoir sur la fratrie?
C’est un des points les plus complexes. La plupart du temps les relations incestueuses ou incestuelles, c’est-à-dire celles qui ne vont pas jusqu’à l’acte, se déroulent en silos. Lorsque les membres de la fratrie sont impliqués, c’est soit parce que la victime principale est au bord de l’implosion elle-même et qu’elle a besoin d’un soutien. Soit, c’est rare et c’est encore plus dramatique, elle est tellement confuse qu’elle répercute sur les autres enfants son propre malaise autour de son corps et de sa sexualité, et la famille devient alors un fouillis total, tant sur le plan mental que physique. Ce sont des impacts sur la fratrie que l’on découvre généralement en cascade, sur des années.
Et comment expliquer le silence des proches, à qui les victimes se confient, à l’instar de celui des mères par exemple qui se taisent alors «qu’elles savaient»?
C’est l’aspect dramatique de la révélation de l’enfant. Quand il se tourne vers d’autres personnes qui pourraient être en première ligne pour l’aider, et que c’est une fin de non-recevoir. C’est dévastateur et peut-être même pire que l’inceste. C’est pour ça que ces mères paraissent atroces, alors qu’elles ne sont pas les auteurs. Ce silence relève aussi d’une forme de gestion de l’hostilité envers le mari dans les couples où ça ne marche pas toujours très bien.
Est-ce que c’est une forme de déni, pour ne pas porter atteinte aux liens de la famille?
Oui, c’est aussi un déni dans le sens où on essaie de préserver tout ce qu’on peut malgré ce fonctionnement. Beaucoup de femmes seront lucides et intelligentes face à une telle situation, et chacun se dit qu’il ferait la même chose si cela arrivait dans sa propre famille, mais la réalité, c’est qu’il y a beaucoup à perdre quand un inceste est révélé. Il y a tout un contexte socio-économique qui s’écroule. La honte sociale qui accompagne. On peut comprendre qu’une personne fasse une sorte de pesée d’intérêts d’une certaine manière, au détriment de la victime. Ça ne serait pas la première fois que des hommes ou des femmes fassent des pesées d’intérêts familiaux, hors inceste, qui nuisent à un membre de la famille.
Dénoncer, c’est prendre le risque de faire exploser l’unité familiale, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur?
Comme le dit bien le psychiatre français Serge Tisseron, «le secret suinte». C’est vraiment ça. De l’extérieur, on voit cette membrane, on sent qu’il y a quelque chose de visqueux qui en émane, et pourtant tout reste très flou. Difficile pour l’entourage de comprendre ce qui se passe. Comme lorsqu’il y a un conflit de couple, ce dernier arrive à donner le change en société, et même si de l’extérieur on perçoit le malaise, on ne se sent pas légitime pour s’immiscer. Dans tout ce processus, ce qui me réconforte un peu parfois, c’est que les victimes à un moment donné se rendent compte que les valeurs sont inversées, et que ce n’est pas de garder le secret qui est bien, mais de le révéler. Je trouve merveilleux ce sursaut d’avoir besoin de se confier, que ce soit à son journal ou à sa meilleure copine. C’est comme s’il y avait tout à coup un levier humain qui est plus fort que ce système familial.
Est-ce qu’on pourrait aller jusqu’à dire que l’interdit de la parole prendrait le dessus sur l’interdit de l’inceste?
On pourrait presque le dire. Le silence, l’abus sexuel, par extension l’inceste, c’est comme un cri à l’envers. Ce n’est pas un cri qui va en s’amplifiant vers l’extérieur, mais un cri qui va en diminuant vers l’intérieur. Dans ce sens-là, le silence l’emporte sur le secret.
Vous défendez le droit des enfants à s’exprimer, mais comment peut se faire le cheminement de sa parole hors de cette membrane familiale si hermétique?
Les dévoilements qui sont toujours un peu tardifs et en demi-teinte sont souvent liés à des événements de vie. L’enfant part en camp de vacances, l’ado a un petit ami et ça déclenche des malaises, ou il tombe sur une copine qui est beaucoup plus expressive dans le partage et donc doit réciproquer. Quand on regarde les situations les plus dramatiques, on voit que c’est comme le Petit Poucet: il y a partout des petites indications. Je trouve que la justice fait fausse route quand elle dit qu’il y a culpabilité de ne pas avoir pu voir ces moments. J’ai eu des patientes pour lesquelles je suspectais un inceste, et même en étant attentif à tous les petits signaux, ça a quand même pris un ou deux ans pour qu’elles en parlent. Le travers c’est de pousser la personne à en parler trop vite. Si la parole ne lui a pas appartenu jusqu’alors, le fait de pouvoir choisir quand elle en parle, c’est l’élément thérapeutique le plus fort.
Prise en charge d’une victime d’abus: comment ça marche?
«Très souvent, les enfants parlent des abus dont ils sont victimes à leurs copains et copines, observe Christophe Dubrit, chef de service du Centre LAVI Vaud (centre de consultation pour victimes d’infractions). On rencontre plusieurs cas de figure: la victime peut venir accompagnée, seule, ou nous sommes alertés par un membre du réseau social (médecins, infirmiers scolaires, médiateurs). On entend la victime et on lui donne un maximum d’informations, sans l'obliger à faire quoi que ce soit. Car lorsqu’une personne a été abusée, transformée en objet, l’intervenant LAVI lui offre les compétences de se remettre en position de choix.» Seule exception: s’il s’agit d’un mineur en danger dans son développement, une protection directe sera mise en place. Dans le cas de parents incestueux, une obligation de dénonciation pénale est de mise, et la police est également alertée.
Sur tout le territoire helvétique, la LAVI fournit des appuis juridiques et des soins thérapeutiques. Dans le canton de Vaud, elle délègue certains de ces derniers à la fondation ESPAS (Espace de soutien et de prévention des abus sexuels). «Si la victime est un enfant, on a un premier entretien avec le ou les parents non-maltraitants, avant de rencontrer l’enfant dans notre salle de thérapie par le jeu, note Marco Tuberoso, directeur ad interim de l’association. Pour les adolescents, cela dépend de la situation: on les rencontre parfois seul, parfois avec les parents. On ne travaille pas avec des adultes-agresseurs.» Depuis plusieurs mois, l’afflux de est tel qu’ESPAS a dû clore les nouvelles demandes de suivi.
Pour Marco Tuberoso, la prévention doit être accrue en Suisse: «Il faudrait davantage de moyens pour former à l'abus sexuels les gens qui sont au contact de la prime enfance, comme les pédiatres, puéricultrices, éducateurs, etc. Car la maltraitance sexuelle ne survient jamais seule dans une famille: si les professionnels de la santé avaient déjà les moyens et les connaissances de notifier les difficultés sociales des parents, on pourrait mettre en place des aides pour éviter que certains en arrivent jusqu'à l'inceste.»
Depuis 20 ans, Bernard Jaquet consacre toute son énergie à mettre en place des cours de prévention dans les écoles, via l’association Patouch. «L’inceste n’est pas une fatalité, rappelle cet ancien inspecteur de police. Il faut dire aux auteurs que ça ne se fait pas, et donner les outils nécessaires aux victimes potentielles pour pouvoir agir correctement. Avec la prévention, on peut sauver et changer des vies.» Les cours s’adressent aux enfants de 10 ans et plus. Si les deux demi-journées Patouch sont déjà données dans de nombreuses écoles, l’Etat ne s’est pas encore saisi de cette problématique pour la traiter de manière globale, regrette Bernard Jaquet. «Il faut que les choses bougent maintenant, il faut y aller vite et fort. Le danger serait de médiatiser cette thématique, mais de ne pas faire avancer les choses concrètement.» [MC]
L’inceste dans la loi suisse
La logique du Code pénal suisse est de protéger des biens. L’article 213 du Code pénal traite de l’inceste, sous la catégorie «crimes et délits contre la famille». «Très clairement, ce dernier ne protège pas la personne, mais la pureté des relations familiales, le danger de la consanguinité, fait remarquer Christophe Dubrit, chef de service du Centre LAVI Vaud. Les deux partenaires sont, en principe, punissables en tant qu’auteurs.»
Par contre, des infractions «au concours» qui peuvent être prises en compte. Régulièrement, l’article 187 est mentionné dans ce type d’abus. Ce dernier est consacré aux relations de dépendances et d’éducation. Tout rapport sexuel d’un adulte avec un enfant est condamnable selon le Code pénal.
Il n’y a pas d’inceste s’il y a «seulement» eu fellation ou sodomie, par exemple. Il est capital de connaître ces notions, car en portant plainte pour inceste, la victime est d’abord considérée auteur présumé. «Une procédure pénale n’est jamais gagnée d’avance, elle s’apparente à un parcours du combattant, relève l’expert. Le procureur va poser des questions extrêmement intimes à la victime. S’il n’y a pas de preuves, de témoins clairs, ce n’est pas certain qu’il y ait condamnation.» [MC]
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