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Escalader les marches de la réussite sociale, c’est formidable! Mais ça peut entraîner quelques dommages collatéraux. Un certain décalage avec son milieu d’origine, par exemple. Et avec ses parents en particulier.

«Ma famille n’a rien à voir avec moi, témoigne ainsi Alva, sociologue de 43 ans. Ma mère est originaire d’un milieu d’ouvriers émigrés portugais, mon père travaillait comme ferblantier. Mes deux sœurs sont secrétaire et éducatrice de la petite enfance. Je suis la seule universitaire et, même si nous nous entendons très bien, je suis un ovni pour eux. Je me sens souvent comme le petit canard de la fable.»

«Les études et les succès socioprofessionnels constituent un potentiel d’émancipation important», analyse Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche à l’institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne. Avec cette conséquence que l’on «peut alors cumuler des éléments de prise de distance vis-à-vis des siens». Cela commence souvent par un déracinement géographique. Puis l’on se met à cultiver des centres d’intérêt divergents: on ne voit plus les mêmes films, n’utilise plus ni le même vocabulaire ni les mêmes codes sociaux. Et le décalage s’installe... «Si le monde intellectuel dans lequel on se développe est très différent de son milieu d’origine, il n’est pas rare que la communication avec ses proches devienne plus difficile», note l’expert.

Ce malaise, Inès, 45 ans, l’a expérimenté depuis sa plus tendre enfance. Plus elle avançait dans ses études, plus elle s’éloignait de sa culture d’origine. «J’évolue au sein d’un milieu sans rapport avec celui de mes parents, raconte cette fille d’émigrés espagnols. Mon père, enfant de paysan et ma mère, née dans une famille de vignerons , sont très peu allés à l’école. Même si j’ai toujours fait leur fierté, ils ne comprennent pas mon métier dans la com’, par exemple. De mon côté, à force de ne plus l’utiliser, mon espagnol s’est appauvri.» Les conversations creuses, ces moments gênants où l’on fait semblant de comprendre l’autre, Inès connaît bien. La réussite est-elle cher payée? «Un peu, j’avoue. Au fond de moi, j’ai l’impression d’avoir trahi le monde d’où je viens: quoi que je fasse aujourd’hui, je n’en suis pas.»

Etre tiraillé entre ses aspirations propres et celles de son milieu social d’origine? Pas évident à gérer. Lorsque Cécile, 27 ans, décide de plaquer son poste d’employée de commerce pour des études universitaires, ses proches ne comprennent pas. «Mon père, surtout, a eu très peur: il ne parvenait pas à imaginer que je quitte un emploi bien rémunéré, une place sûre, pour des études dont il ne saisissait pas l’enjeu. Lui qui est resté quarante-cinq ans dans la même boîte de décolletage, ça le dépassait complètement.»

Conflit de loyauté

Cécile s’est retrouvée face à une décision cruciale: devait-elle suivre sa propre voie ou se conformer à celle qui la mettrait en paix avec les siens? «C’est ce que l’on appelle un conflit de loyauté, indique Christine Gertsch, psychologue genevoise. Ou quand l’enfant se retrouve confronté à un choix cornélien: soit il reste loyal par rapport aux traditions familiales, soit il opte pour l’autonomie.»

Se tenir entre les deux, ne pas choisir, est-ce possible? «C’est une position louable mais extrêmement difficile à tenir, complète Marie Andersen, psychothérapeute et auteure de «L’emprise familiale» (Ed. Ixelles). Si, durant toute leur vie, les parents ont tenté de transmettre la beauté du travail manuel à leurs enfants, par exemple, alors que ceux-là rêvent de devenir informaticien ou banquier, ils se sentiront indirectement critiqués. Pour le fils ou la fille, être ainsi écartelé crée des tensions, intérieures d’abord, parfois aussi au sein de la relation, avec discussions houleuses, voire conflits.»

Dans les faits, la société rurale est la plus touchée. «Une rupture opère entre ceux qui, issus de cette sphère, ont fait des études et se sont insérés dans une vie professionnelle urbaine et ceux qui sont restés dans leur milieu d’origine», note Marie Andersen. Certains mènent alors une double vie, rangent la Mercedes et les costumes Dolce & Gabbana avant d’aller rendre visite à leur famille. «Mais tout dépend de la qualité du lien au départ, insiste la thérapeute. Lorsque la relation est fluide, ces problèmes restent secondaires.»

Etre parent de ses parents

Cette fameuse distance sociale qui sépare, les enfants d’immigrés connaissent bien: «Ado, j’avais souvent honte de mes parents, se souvient Inès. Que pouvaient avoir en commun mon père ouvrier et ma mère femme de ménage avec les pères et mères de mes amies, membres du Rotary Club? En même temps, je me sentais terriblement coupable de ressentir cela: au fond de moi, j’avais honte d’avoir honte.»

Très vite, Inès fait l’interface entre ses parents et les autorités. «A 7 ans, je remplissais les bulletins de versement à leur place. Puis je me suis occupée des impôts et de toutes les tâches administratives. C’était un sentiment étrange, je jouais le rôle de la maman et je sentais que mes parents étaient dépendants de moi pour toutes ces choses. Cela me mettait mal à l’aise et floutait nos relations.»

Le phénomène décrit par Inès porte un nom: la parentification. «Plus loyal que cela, ça n’est pas possible, affirme Christine Gertsch. L’enfant qui a réussi est totalement au service de ses parents, émotionnellement et/ou financièrement parlant. Dans les familles migrantes, les descendants sont très souvent amenés à soutenir les leurs, et ce d’autant plus qu’ils ont fait des études.»

Poussées à l’extrême, de telles situations peuvent amener l’enfant à rompre avec sa famille pour «sauver sa peau». «Mais les relations familiales sont multiplexes, souligne Jacques-Antoine Gauthier. Elles recouvrent une quantité de liens très différents tels que les sentiments, l’éducation, les échanges matériels... Il faut beaucoup de désaccords concomitants pour en arriver à une rupture.»

Couper les ponts

Dans les cas où cette alternative s’impose, elle n’en reste pas moins extrêmement douloureuse, comme le souligne Marie Andersen. «On a tous commencé notre vie avec le sentiment d’être au bon endroit et d’avoir les meilleurs parents du monde. Psychiquement, couper les ponts est souvent quelque chose d’inconcevable, cela se fait toujours à l’issue d’une longue maladie relationnelle, soldée par un échec.» Il est alors salutaire de s’éloigner pour se préserver, et d’investir d’autres familles, celles du cœur, ou de fonder la sienne.

Bien que souvent victime d’incompréhensions et de pressions, Alva, quant à elle, ne songe pas à fuir les siens. «Je me sens aimée et j’apprécie chaque jour d’avoir une si belle famille, cool, colorée et rigolote.» Même si personne en son sein ne lui ressemble et qu’elle s’y sent en constant décalage.


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