Société
«Envolées»: Un docu sur les femmes en situation de handicap
Son enfant venait de naître et c’est là que les douleurs ont commencé. Plus tard, on découvrira qu’elle souffre de treize factures à la colonne vertébrale, mais, au début, personne ne la croit. Le soupçon pèse, et si elle était juste déprimée?
Maude tente de compenser, se fatigue d’autant plus. Ses douleurs, ses angoisses, elle les vit seule. Comme enfermée à l’intérieur d’elle-même. On finira par découvrir qu’elle a la maladie des os de verre, un handicap invisible, comme plusieurs des femmes qui témoignent dans le film Envolées et qui attestent toutes de ce sentiment commun: une immense solitude.
Schizophrénie, surdité, affections chroniques, une liste douloureuse de maladies, de troubles physiques ou psychiques qui ne se voient pas et qui posent un défi colossal pour l’intégration au monde du travail. Karin confirme: «Devenir aveugle, c’est quelque chose qui cause beaucoup de stress, qui demande beaucoup d’énergie. Il y a des jours où je ne comprends pas les réactions des gens autour de moi.» Chahnaz, réfugiée de guerre, résume: «On a quelque chose de coupé à l’intérieur de soi.»
Signé par Patricia Marin et Violeta Ferrer, de l’association A la vista, et projeté dans le cadre des journées d’action nationale pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, le film Envolées dénonce les discriminations subies par les femmes en situation de handicap. «J’ai été choquée de constater que Pro Infirmis est plus sollicité par les hommes, alors que les femmes sont plus nombreuses à vivre en situation de handicap. Comment est-ce possible? Où sont-elles?» interroge Violeta Ferrer.
Les femmes, plus touchées
Les chiffres sont en effet clairs. En 2021, 1 572 000 personnes en situation de handicap vivaient dans un ménage privé, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Les femmes sont plus touchées que les hommes: 899 000 contre 673 000. Et en institution? «Ces données ne sont malheureusement plus récoltées au niveau fédéral depuis 2016», répond Magalie Wegmann de l’OFS. Le nombre de personnes en institution spécialisée ou une autre forme de logement institutionnel (hôpital, EMS…) n'est donc pas connu? «Certains cantons tiennent des statistiques, mais pas à un niveau uniforme au niveau suisse.»
Aux statistiques manquantes, s’ajoute la lacune en matière de recherches. «Les études orientées sur les situations de vie des femmes sont rares, pour ne pas dire quasi inexistantes en Suisse. Si l’on sait si peu de choses, comment peut-on évaluer leurs besoins spécifiques, pourtant explicitement reconnus dans la loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand)», questionne Maude Kaufmann, doctorante au CEG (Centre en études genre) à l’Université de Lausanne. Elle est une des rares scientifiques romandes à étudier la question de l’insertion professionnelle des femmes atteintes dans leur santé.
Inégalité des chances
Une insertion d’autant plus complexe que 85% des handicaps, physiques ou psychiques, sont considérés comme invisibles. Maude Kaufmann dénonce un marché du travail générant des dynamiques de marginalisation: «Notre société capacitiste, prônant la perfection et la performance, amène souvent les personnes à cacher leur handicap. Elles doivent justifier le sérieux de la maladie tout en affichant une normalité pour rester employables, ce qui engendre un inconfort identitaire associé à un sentiment d’exclusion.»
En dissimulant leur handicap, les femmes s’invisibilisent et échappent aux statistiques. Or, «c’est bien la visibilité qui permet de lutter efficacement contre l’inégalité des chances dans l’accès au marché de l’emploi». Inégalité d’ailleurs confirmée par les chiffres. Selon l’OFS, les femmes en situation de handicap sont moins souvent actives (69%) que les hommes avec handicap (78%). Elles travaillent plus souvent à temps partiel (30% contre 66%).
Matthias Leicht-Miranda, responsable suppléant au Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées (BFEH), complète:
La situation «n’a pas fondamentalement changé par rapport à 2013», date du dernier rapport du BFEH.
Christina Kitsos, maire de la ville de Genève, dont le département de la cohésion sociale et de la solidarité a subventionné la campagne de sensibilisation du film, analyse: «Les statistiques sont implacables. Les discriminations sont démultipliées par l’intersection des dimensions du genre et du handicap. Au quotidien, dans notre société largement patriarcale, l’égalité n’est toujours pas concrétisée dans les faits. Les stéréotypes, les violences faites aux femmes sont amplifiées lorsqu’il y a une situation de handicap.»
Le handicap précarise
L’une des conséquences du problème est la fragilité économique. «Un grand nombre de ces femmes se retrouvent dans la précarité», explique Maude Kaufmann. «Elles baissent leur taux d’activité lorsque la maladie survient ou lorsqu’elle devient trop handicapante. Très souvent, la femme «prend sur elle» et ne revendique pas son droit à une compensation financière.»
Les entretiens qu’elle mène avec des femmes dans le cadre de sa thèse montrent qu’elles sont nombreuses à ne toucher aucune prestation sociale. Par conséquent, elles ne figurent dans aucune statistique.
L’autre effet, c’est le manque d’autonomie. La chercheuse entend souvent cette phrase lors de ses entretiens: «Je dépends de mon mari. S’il devait y avoir une séparation, ce serait précaire pour moi.»
Matthias Leicht-Miranda insiste sur le danger de précarisation: «Les femmes (et les hommes) atteint-e-s de handicaps invisibles correspondent moins aux stéréotypes sur les personnes handicapées et attirent moins l’attention. Elles ont de plus de la difficulté à demander de l’aide. Leurs besoins sont plus souvent oubliés, moins pris au sérieux.» Ce phénomène de «non-demande», théorisé en France et au Canada, a des explications.
«En plus de la maladie, être confrontée à la lourdeur et à l’humiliation des démarches administratives, c’est usant», déplore Maude Kaufmann. «Certaines femmes ne se sentent pas légitimes à solliciter une aide. D’autres n’y pensent même pas. D’autres encore refusent de perdre de l’énergie dans des démarches complexes et longues qui, la plupart du temps, n’aboutissent pas. Lorsqu’elles demandent une aide à l’AI, elles obtiennent statistiquement nettement moins que les hommes, moins vite et plus difficilement. Le handicap est un enjeu féministe.»
Des mesures efficaces
Comment les pouvoirs publics peuvent-ils agir? Pour Violeta Ferrer, l’intégration de ces femmes ne doit pas dépendre de la bonne volonté de l’employeur-euse:
Matthias Leicht-Miranda mise sur une sensibilisation à long terme: «Il est essentiel de remettre constamment en question de manière critique les attributions spécifiques au genre et au handicap. Cela vaut en particulier pour la formation des adolescent-e-s et des jeunes adultes.»
Sur le terrain, quelques tentatives se font, comme le confirme Christina Kitsos pour Genève: «Nous encourageons les services et les directions à engager des personnes en situation de handicap. Des moyens sont accordés pour effectuer des aménagements ou mettre en place des technologies spécifiques pour faciliter ces engagements. La diversité représente une chance, une richesse et une véritable force. L’égalité est la condition sine qua non pour renforcer notre cohésion sociale.»
Pour Maude Kaufmann, rien ne bougera sans directives contraignantes: «Recommander le changement, c’est très bien, mais il faut plus. Une société qui ne tolère pas la différence, la diminution, ne peut pas être saisie d’une empathie du jour au lendemain.»
Maude Kaufmann, doctorante au CEG (Centre en études genre) à l’Université de Lausanne: «Tu as des enfants, reste à la maison!»
Le lendemain de son embauche, Maude Kaufmann reçoit un appel: «Excusez-nous, mais les RH nous ont informés que vous êtes inemployable.» Elle s’indigne: «Une personne déjà en combat contre le handicap doit-elle encore vivre une telle humiliation?» C’est l’une des épreuves parmi de nombreuses autres qu’a traversées la chercheuse. Une preuve de plus des difficultés d’insertion professionnelle. Les obstacles se posent à l’embauche, mais aussi lors de ce qu’on appelle le «passing», à savoir le moment où le handicap est découvert. «Dès que l’employeur est au courant, à la moindre suspicion d’échec, il va vous faire comprendre qu’il faut lâcher.» La femme en situation de handicap est, encore plus «souvent» que sa consœur «valide», renvoyée à la sphère privée. «On m’a déjà dit: «Tu as des enfants, reste à la maison!» Cette attitude n’est même pas cachée. Personnellement, je vis assez mal ce sentiment de rejet, d’exclusion, d’injustice.»
Le problème, selon Maude, c’est que le système met trop l’accent sur la responsabilité des individus. «Il revient aux personnes d’améliorer leur employabilité, se soigner et idéalement, cesser de compter sur les prestations des assurances.» La société, selon elle, devrait permettre aux femmes en situation de handicap d’être des citoyennes autonomes, égales en droit à tous les égards, libres de choisir leur travail et de s’y épanouir, comme le prévoit la Constitution.
Projections du documentaire Envolées
- 6 juin 2024, Bâtiment administratif de la Pontaise, Lausanne, 16 h 30
- 12 juin 2024, Cinéma Le Nord – Sud, Genève, 18 h 30
- 13 juin 2024, OSEO Valais, Sion, 18 h 30
Vous avez aimé ce contenu? Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir tous nos nouveaux articles!