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Documentaire en Inde: Docteur Jack et Mister Lange, un duo d’obstinés
Le photographe Benoit Lange - vous connaissez forcément ses clichés, ou à tout le moins son magasin Images & Atmosphères, à Aigle - a dû déployer des trésors de persuasion. Pas facile de convaincre l’obstiné «Docteur Jack», 86 ans, de se laisser filmer. Sa réponse favorite aux propositions était: «Je peux imaginer que mon travail puisse être intéressant, mais vous perdez votre temps à faire un film sur moi.» Jack Preger est pourtant un homme hors du commun. Ce paysan anglais, devenu médecin des pauvres en Inde, est rien moins que l’inventeur de la «street medecine». Et un homme à qui le photographe suisse Benoit Lange voue une admiration et une amitié vieilles de presque 30 ans.
«Dr Jack», qui vient de sortir sur les écrans, c’est avant tout un documentaire sur l’obstination, et sur la plus belle part de l’humanité. Un film touchant mais nullement larmoyant, qui dépeint la ville de Calcutta, les plus pauvres de ses habitants, ce que font tous ceux réunis autour de l’emblématique médecin pour les soigner. Et un joli portrait de ce docteur de la Cité de la joie.
FEMINA A-t-il été difficile de convaincre Jack Preger de faire ce documentaire?
Benoit Lange Difficile, c’est un terme qui n’est pas assez fort! Disons que Jack a toujours fui les médias, et ça depuis son travail dans les camps de réfugiés au Bangladesh, au début des années 1970. Car en ayant vu de très près la situation dans ces camps, plus difficiles que les camps de concentration allemands pour lui (sa mère est une rescapée de la Shoah, ndlr), il a beaucoup témoigné, notamment en France, et il a vu que ça ne portait aucun fruit. Une perte d’énergie, selon lui. Il a donc décidé de ne plus «perdre de temps» avec les médias, et de ne s’occuper directement que de l’essentiel: soigner.
Comment vous y êtes-vous pris pour qu’il dise finalement oui?
Deux choses ont joué en ma faveur. J’ai d’abord été «testé» sur la longueur (Benoit Lange et Jack Preger se connaissent depuis 1987, ndlr). Et il a compris que mon but n’était pas de faire un film sur lui, mais sur son action. Il a finalement accepté parce que je lui ai dit qu’il ne pouvait pas partir sans rien laisser. Notamment par rapport à tous ces gens autour de lui. Il l’a fait par amitié, par devoir de transmission. Mais ça été long, ça a bien duré 2-3 ans avant qu’il accepte! Moi qui ne suis pas réalisateur, je n’ai pas particulièrement aimé l’exercice du documentaire: il y a beaucoup de monde, c’est une grosse machine, cela prend du temps de filmer, alors que moi j’aime l’instant décisif, ce que je recherche avec mes photos.
Comment présenteriez-vous le Dr Jack Preger à quelqu’un qui ne le connaîtrait pas?
En faisant ce film, j’ai appris à ne pas simplement le décrire comme «un médecin qui fait un travail incroyable à Calcutta». Il est plus que ça: Il a ce don extraordinaire de nous faire comprendre qu’un homme obstiné est capable de changer les choses. De faire de grandes choses. Un peu à la manière d’un Gandhi ou d’un Mandela. Ils ont en commun cette obstination dans leur combat. Jack a aujourd’hui 86 ans, et il continue. Une obstination absolue, qui me fait penser à cette fameuse phrase de Mark Twain: «Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait.»
Il vous est facile aujourd’hui de parler de lui, mais pourquoi en 1987, en le croisant sur un trottoir de Calcutta, vous décidez de tout lâcher pour le suivre?
Il s’est passé plusieurs choses. Et c’est pour ces raisons que je l’ai suivi durant toutes ces années. D’abord, Jack est quelqu’un de joyeux, de rigolo, qui ne se prend pas au sérieux. Ensuite, il a répondu à toutes mes questions, moi qui cherchais un sens à ma vie, une raison de vivre. Un peu comme moi, c’est un acharné, et quand on a envie de quelque chose, on va jusqu’au bout. Mon parcours est certes différent du sien, mais j’ai appris qu’à force d’y croire, on y arrive. Il m’a insufflé une sorte de rage.
«Parfois, on ne choisit pas sa vie, la vie choisit pour vous.» Cette phrase prend tout son sens quand Jack Preger la prononce dans le documentaire. S’applique-t-elle aussi à vous?
Totalement. En 1987, je m’étais inscrit à l’Ecole hôtelière de Lausanne, j’étais simplement parti pour une année sabbatique avant d’y entrer. Mais ma rencontre avec Jack a fait que je n’ai jamais fait le tour du monde, et que je n’ai jamais commencé l’EHL. Et surtout, Jack m’a donné un rôle. Il a cette capacité de faire en sorte que vous ne vous sentez pas de passage. Même si vous ne connaissez rien à la médecine, aux soins, au travail social, il a besoin de vous, il croit en vous. Et ça c’est fort. Quand vous avez 22 ans et que vous vous cherchez, vous vous dites: «c’est peut-être ça mon rôle».
Vous débarquez pour la première fois en Inde en 1987, quel souvenir de ce séjour reste, aujourd’hui encore, le plus marquant, outre cette rencontre?
J’ai atterri à Bombay, avec une caisse de médicaments destinés à mère Teresa, et la première chose qui m’a marqué, ce n’est pas directement la pauvreté, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Ça a été la foule, le côté masse humaine qui vous submerge, qui vous entraîne, cette société en mouvement qui contient en même temps des gens très riches, très pauvres, des sadhus, des tireurs de pousse-pousse, des vendeurs... Cela a un peu changé aujourd’hui, il n’y a plus ces centaines de personnes qui vous attendent à la sortie de l’avion, mais on retrouve encore cette sensation dans les gares indiennes.
A Calcutta, il y a Jack Preger, il y a aussi eu mère Teresa, aujourd’hui carrément sanctifiée. Entre admiration et critique de son prosélytisme, on a beaucoup glosé sur elle. Comment Jack la considérait-il?
Pour lui, il est clair qu’il vaut mieux ne pas faire de prosélytisme, chacun a sa route. Mais il considérait que le travail qu’a fait mère Teresa devait être fait. D’ailleurs, le mouroir qu’elle avait mis en place à Calcutta existait encore il y a quelques années, jusqu’à ce que les autorités décident d’ouvrir des centres permettant aux personnes en fin de vie de s’y rendre. Il n’a jamais vraiment critiqué Mère Teresa dans son action, sauf peut-être dans ses manquements au niveau médical. Pour lui, c’était une aberration que de tout remettre dans les mains de Dieu. A ce compte-là, il faudrait fermer tous les hôpitaux.
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Jack Preger cite à un moment mère Teresa: «Il vaut mieux allumer une bougie que de rester assis dans le noir». Vous-même, comment avez-vous vu la situation évoluer à Calcutta? Les pauvres y sont-ils de plus en plus pauvres, ou l’espoir est-il permis?
Ma chance, c’est de ne pas rester tout le temps là-bas, à Calcutta. Jack est lui très pessimiste, car il a tout le temps la tête dans cette réalité sociale. C’est compliqué d’avoir de l’espoir ainsi. Moi, j’ai l’impression que, niveau soins, les choses vont beaucoup mieux. Les patients pauvres sont plus facilement pris en charge. Mais il y a maintenant de nouvelles maladies dont on doit s’occuper. On sort peut à peu de la médecine d’urgence pour entrer dans des soins plus pointus. Par exemple, on ne s’occupait pas des cancers ou du sida auparavant. Maintenant, on paie des chimios, des soins de pointe. Mais de manière générale, et j’espère que mon regard est juste, je pense que ça va un peu mieux.
Votre association, Calcutta-espoir, permet aux équipes du Dr Preger de continuer à travailler. Concrètement, quels sont les besoins actuels?
Il y a d’abord justement la question du sida, qui est une véritable catastrophe en Inde, et n’est pas reconnue comme telle dans le pays. La trithérapie n’est de loin pas accessible à tous, mais Jack s’est battu pour pouvoir l’offrir aux classes défavorisées, même si cela coûte très cher. Avec cette maladie, on touche une autre classe de la population: ce ne sont plus les très pauvres, mais aussi des gens issus de la low middle class, on le voit dans le documentaire. Ceux qui ont un petit boulot, un logement, qui mangent tous les jours. Ils auraient les moyens de se soigner pour d’autres maladies. Mais si Jack ne les aidait pas, personne d’autre ne le ferait. Il va où les autres ne vont pas, au niveau médical comme au niveau humain. Par exemple quand il cherche à reloger des gens qui vont être expulsés, comme on le découvre aussi dans le film. Personne d’autre que lui ne le ferait. Cela va bien au-delà de son «simple» rôle de médecin de rue.
Comment les Indiens réagissent-ils face à votre documentaire, qui présente une couche de la population que certains refusent de voir?
La télévision nationale indienne s’est dite intéressée par notre travail, mais on ne sait pas du tout comment les Indiens vont réagir. Les Bengalis (les habitants de la région du Bengale, dont Calcutta est la capitale, ndlr) adorent leur ville, et on montre quand même une réalité sociale qui ne va pas aider les investisseurs du monde entier à venir s’y installer.
L’Inde, c’est une litanie, on adore ou on déteste. Beaucoup de gens en ont peur. Que leur diriez-vous?
Je dirais évidemment qu’il faut y aller. Personnellement, ce fut la grande rencontre de ma vie, même s’il y a eu l’Ethiopie par la suite. Après, on ne se prépare pas à l’Inde, mais on évitera - si on a le choix - de commencer par Calcutta, c’est un peu compliqué. Je dirais aussi qu’il faut accepter de concevoir la société humaine différemment. On a tous cette tendance à se dire qu’ils font tout faux. Et ça, je sais que ça peut tuer un voyage. Or s’ils faisaient vraiment tout faux, la société n’aurait pas évolué. Donc oui, allez en Inde, et essayez de ne pas trop vous déplacer tout le temps, restez à un endroit. Le pays est grand et complexe, on fait 5 heures de train et on a l’impression d’être dans un autre pays. Posez-vous à Udaipur, à Delhi ou Khajuraho par exemple, et laissez-vous emporter par le lieu. A vouloir tout voir, faire le tour du pays, on finit par ne rien découvrir, par ne rien recevoir.
Le film «Docteur Jack» est dans les salles.
L’intégralité des bénéfices du film seront investis dans des projets liés au travail du Dr Preger.
Benoit Lange expose ses photos en lien avec Jack Preger au Club 44 de la Chaux-de-Fonds dès le 3 novembre 2016.
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