témoignages
«On est loin du rêve bobo!» Le quotidien des paysannes suisses en 2018
Sans elles, l’agriculture suisse n’existerait pas. Femmes de paysans, mais aussi employées agricoles ou cheffes d’exploitation, les femmes représentent plus du tiers des personnes qui travaillent dans ce secteur en Suisse. Qu’elles s’occupent du travail administratif, donnent un coup de main à l’heure de la traite, fabriquent des confitures ou du fromage, labourent ou préparent les repas pour les autres membres de l’exploitation, elles restent dans l’ombre. Le tout, souvent, pour un salaire bas. Quand on sait, en plus, qu’elles travaillent en moyenne 65 heures par semaine, le tout, la plupart du temps, avec une couverture sociale insuffisante, parfois sans la moindre assurance maternité ou perte de gains, le terme de précarité n’apparaît soudainement approprié.
A l’heure où l’on parle beaucoup du mal-être paysan, les femmes qui les entourent font face à des épreuves et des difficultés particulières.
Checklist des fruits et légumes de saison: que faut-il manger en automne?
Les choses changent, mais lentement. Un cours, «Moi, femme du monde agricole et fière de l’être», organisé en collaboration avec le service de vulgarisation agricole Agridea et soutenu par le Bureau fédéral de l’égalité, tente de faire évoluer les mentalités. Les fédérations cantonales de paysannes – qui fêtent cette année leur centenaire – font aussi de la reconnaissance de leur statut une priorité, qui doit s’inscrire dans la prochaine politique agricole voulue par le Conseil fédéral, la fameuse PA 2022 +.
Le suicide, ce tabou
C’est une évidence pour tous les acteurs du milieu agricole: si les femmes paysannes allaient mieux, le monde paysan irait mieux.
Des paysannes qui, parfois, s'oublient un peu et qui, en voulant faire plaisir à tout le monde, s'éteignent, explosent ou s'en vont. Dans le domaine, le canton de Vaud fait office de pionnier, avec la création de ce poste d’aumônier, partagé par Pascale Cornuz, de l’Eglise évangélique réformée, et Maria Vonnez, assistante pastorale catholique. Les deux femmes, par ailleurs toutes deux paysannes diplômées et formées à l'accompagmement, assurent une permanence pour les agricultrices et agriculteurs qui auraient besoin d’une oreille attentive.
Et du travail, elles en ont. «J’ai surtout des gens qui m’appellent pour me signaler le comportement inquiétant de quelqu’un d’autre, parce qu’il l’a vu pleurer au fond de la grange, ou parce qu’il parle avec insistance de ses idées noires», évoque avec émotion Maria Vonnez. «C’est souvent la mère du paysan, ou sa fille, ou sa femme, une voisine qui appelle parce qu’elle s’inquiète», ajoute Pascale Cornuz. Les femmes s'adressent également à nous pour prendre un peu de recul, partager leurs soucis.
Car les chiffres sont là. Selon une publication récente de l’Université de Berne, le risque de suicide est 37% plus élevé chez les paysans que dans le reste de la population suisse. Pire: depuis 2003, alors que le taux de suicide est généralement en baisse dans le pays, il est en légère hausse dans le milieu agricole. Les deux aumôniers doivent lutter contre un véritable tabou, et insistent: il faut parler du suicide. «Croire que parce qu’on en parle, cela va donner des idées, c’est faux, mais c’est une croyance qui a la vie dure», insiste Maria Vonnez.
Réclamer sa part du gâteau
Car oui, le monde paysan est un milieu à risque pour le suicide. Le mélange vie professionnelle-vie privée, le temps de travail, la peur de l’avenir, les soucis financiers et de succession, mais aussi la solitude sont le plus souvent évoqués. Des soucis que partagent hommes et femmes. Ces dernières doivent ajouter à cette déjà longue liste la fameuse précarité. «Il y a tellement de femmes de paysans qui, quand le mari disparaît, comprennent qu’elles n’ont aucune protection sociale, ou de graves lacunes dans leurs assurances. Il est franchement temps qu’elles commencent à réclamer leur part du gâteau», assène Anne-Lise Thürler. Les paysannes que nous avons rencontrées, chacune à sa manière, ne racontent pas autre chose
Manon Chapuis, 26 ans, Champvent: «Il ne faut pas avoir peur de sentir mauvais»
Manon a la bougeotte. Il lui fallait un boulot au grand air. C’est aujourd’hui clair dans sa tête, mais il y a quelques années, c’est un apprentissage d’employée de commerce qu’elle suit. «J’ai toujours vécu ici, avec mes parents et mes deux frères, mais je n’avais pas prévu de travailler dans l’exploitation.» Insultée quotidiennement au téléphone dans son job, elle décide de changer de voie. «C’est comme ça que, sur un coup de tête, j’ai décidé de me tourner vers le monde agricole.» Aujourd’hui en 3e année à l’école d’agriculture de Moudon (VD), elle travaille avec ses parents, qui possèdent une exploitation bio spécialisée dans les grandes cultures (céréales, pommes de terres, betteraves...) et la vigne.
Sa mère, Fabiola, n’en revient toujours pas. «Il y a encore deux ans, avec mon mari, on ne pensait pas trouver de repreneur. Ça a été une bonne nouvelle, même si la retraite est encore loin.» La tête sur les épaules, Manon sait ce qui l’attend. Beaucoup de travail, mais pas seulement. «C’est un métier varié, physique, dans lequel il ne faut pas avoir peur de sentir mauvais, de mettre les mains dans la m…» Et pour ne pas simplifier les choses, elle souhaite reprendre des bêtes… ce que ses parents avaient abandonné à la fin des années 1980 – trop de travail.
La réalité est là, pour les Chapuis comme pour la majorité des agriculteurs. Sans paiements directs, ces familles ne pourraient plus vivre. Prix des cultures qui n’arrête pas de baisser, concurrence de l’étranger, contrôles fréquents: ils ont de quoi être pessimistes. Manon, comme ses parents, sait que le métier sera toujours exigeant, épuisant. Elles ont vu jusqu’à quelle extrémité le désespoir de certains agriculteurs peut mener, avec plusieurs suicides dans le pays, mais aussi dans la région.
«J’ai déjà discuté de ce sujet avec mon mari, explique Fabiola. Je lui ai demandé comment il réagirait s’il perdait son exploitation. Il m’a répondu: «Ben, je changerais de métier». Sa réponse m’a rassurée.» Manon, bourrée de projets et d’espoir, renchérit:
Fille d’agriculteurs, je vis aujourd’hui dans un château
Roseline Baud, 47 ans, Apples: «On est loin du rêve bobo»
©Sophie Brasey
«Débrancher? Impossible! On ne fait pas un métier extraterrestre, mais les gens, je crois, ne se rendent pas compte de l’implication nécessaire.» Roseline Baud est une paysanne qui vit avec son temps. Active dans les RH, à Genève, dans une vie précédente, elle cultive aujourd’hui des grandes cultures, des cultures maraîchères, un peu de vigne et des petits fruits. Avec deux collègues, elle livre une partie de sa production à l’association des Jardins du Flon, et a repris en septembre le marché paysan d’Apples.
Au cœur du village, l’ancienne étable est devenue un magasin bien fourni et joliment décoré, malgré les difficultés administratives liées à l’affectation de la zone. De quoi l’occuper allégrement 6 jours sur 7. Si elle est hyperactive, cette agricultrice de la Côte n’en a pas moins les pieds sur terre. «Dans ce métier, il faut se réinventer sans cesse, on n’a pas vraiment le choix avec toutes les inconnues quant à l’avenir et une politique agricole planifiée sur 4 ans seulement. Et il faut vraiment savoir ce que l’on veut, parce que tout cela devient doucement utopique…»
Pour elle, les gens ont parfois une drôle d’image du monde paysan.
«Le métier est attractif de l’extérieur, voire un peu idéalisé avec cette idée de retour à la nature et de bio, l’Amour est dans le pré et tout ça, et d’un autre côté, on est sans cesse moqués et décriés, mal compris par une partie de la population, comme si les subventions nous pleuvaient dessus.»
Toutefois, cette jeune mère reste philosophe:
Sandra Demont, 45 ans, Cugy: «Il y a des hauts et des bas, mais je ne ressens aucune frustration»
©Zoé Jobin
Sandra – comme son mari Patrick – ne s’arrête jamais. «Samedi soir, dimanche matin compris, je travaille. Alors avoir une vie sociale, c’est un peu compliqué…» A part la chorale, le mardi soir, elle consacre donc la plus grande partie de son temps à l’exploitation familiale, et à ses trois enfants. «Depuis la crise du lait, en 2008-2009, j’ai commencé à développer la vente directe. Je fabrique des yogourts, du séré, de la crème, des caramels… c’est très valorisant, car je suis à nouveau en contact direct avec des clients, mais ça me prend énormément de temps.» Il faut dire qu’en ayant du bétail laitier – une centaine de têtes – le couple, aidé par un employé agricole, n’a pas choisi la facilité. «En plus, on est présents au marché de Lausanne, les mercredis et samedis.»
La traite, c’est deux fois par jour, qu’il neige ou qu’il pleuve – «les vaches ne prennent jamais de vacances!» –, et la fabrication des produits laitiers est quotidienne.
Pour autant, Sandra est catégorique. «Il y a des hauts et des bas, mais je ne ressens aucune frustration. Je suis toujours là après 17 ans de mariage!» D’ailleurs, malgré la dureté du métier, elle lui reconnaît aussi des avantages. «Je mange tous les midis avec ma famille, ce qui n’est pas forcément donné pour un banquier qui bosse à Genève par exemple.» Et elle sait apprécier les petites choses. «C’est toujours une victoire quand on peut partir quelque part, par exemple pour un long week-end, parce qu’entre le bétail et la météo, c’est du last-minute.»
L’absence de vraies vacances, à part une semaine à la montagne aux relâches? Ce n’est pas le plus dur.
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