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Pour être heureux, apprenons à décevoir nos parents
Quand la championne de tennis franco-iranienne Aravane Rezaï fait interdire de match son père et entraîneur, en 2011, la planète sport tombe des nues: certes, le papa est «particulier». Mais de là à le congédier de la sorte… Tandis que lui se dit «très déçu», elle tente de se justifier publiquement. Et laisse apparaître, en filigrane, le besoin d’un break pour en finir avec les projections paternelles. C’est exactement le chemin que préconise l'auteur Michael Bordt dans son récent ouvrage.
De fait, comme l’analyse ce professeur de l’Ecole de philosophie de Munich, nous sommes globalement tous très (trop?) «attachés au regard que nos géniteurs portent sur nous», à leurs avis, à leurs attentes, voire à leurs transferts. Ce qui risque de nous faire «passer à côté de notre vie, de notre vrai nous-mêmes», prévient-il. Auteure de «Ces mères qui blessent» (Ed. Eyrolles), la psychopraticienne Anne-Laure Buffet renchérit:
C’est-à-dire? «En travaillant avec de grandes entreprises familiales, à Munich, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui prennent la direction d’une affaire souvent fondée par le père, relate le philosophe allemand. Or, conditionnés par un système familial et, du coup, par crainte de l’ébranler, beaucoup d’entre eux acceptent cette mission même s’ils sentent que cela ne leur correspond pas et ne correspond pas à la façon dont ils s’imaginent faire leur bonheur.»
En d’autres termes, pour faire plaisir à papa-maman et essayer d’être à la hauteur de leurs espérances, qu’elles touchent les orientations scolaires et professionnelles, les préférences amoureuses et sexuelles ou encore les choix religieux et éducationnels, ces autosacrifiés mettent leurs rêves personnels sous le boisseau. Quitte à se faire violence et à passer une existence en demi-teinte. Des cas qui n’ont rien d’exceptionnel, loin s’en faut.
Car même dans les familles adeptes de l’éducation bienveillante, bien plus répandues aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a encore 20 ans, le spectre de la pression rôde.
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Un spectre parfois imaginaire, remarque le psychiatre François Lelord, auteur de l’essai «Hector et les lunettes roses pour aimer la vie» (Ed. Odile Jacob).
En gros, dit-il, quand la lecture des désirs de nos proches est faussée, extrapolée et surinterprétée, on attribue à nos géniteurs des aspirations, des blocages ou des tabous sociétaux qu’ils n’ont pas forcément. Ce faisant, on se met une charge folle, qui peut se révéler parfaitement injustifiée.
Ce dont témoigne par exemple Louise: des années durant, par crainte de décevoir sa mère, cette sportive d’élite a réprimé ses préférences sexuelles, enchaînant des histoires avec des hommes «au mieux non satisfaisantes, au pire catastrophiques» pour ne pas risquer de choquer sa maman… alors que cette dernière, lorsque sa fille a fini par faire son coming-out, à 30 ans passés, lui a juste glissé: «Moi, tu sais, du moment que tu aimes et que tu es aimée, ça m’est complètement égal!»
Papa, j’ai quelque chose à te dire
Une histoire qui finit bien, heureusement, et montre qu’en effet, comme le confirment la psychiatre Aurélia Schneider, à qui l’on doit «La charge mentale des femmes» (Ed. Larousse) ou Michael Bordt, «les enfants sont souvent prisonniers d’une image erronée de leurs parents, ce qui fait qu’ils peuvent être très surpris de la façon dont ils réagissent.»
Il n’empêche, ajoute le philosophe, que tout ne se passe pas toujours aussi positivement: «Le processus nécessite d’être deux, et la personne en face de nous n’offre pas forcément cette ouverture.» C’est ce qu’a par exemple vécu Roger qui, après avoir balayé 25 ans de mariage et deux enfants pour «enfin» être qui il était s’est trouvé privé de son père, incapable d’accepter l’homosexualité de son fils: «Il n’arrive pas à comprendre et cherche à me culpabiliser comme si j’étais un criminel. Actuellement, le dialogue entre nous est impossible et je pense qu’une coupure est préférable – du moins pendant quelque temps!»
Mon enfant, mon prestige social
Parce que oui, la pression peut aussi être réelle et les injonctions, même inconscientes, faire lourdement peser le poids des attentes:
note Anne-Laure Buffet. Michael Bordt abonde: «Il y a bien entendu des parents qui souhaitent simplement le bonheur de leurs enfants. Il n’en reste pas moins que nombre de pères et de mères cherchent absolument à être fiers de leur progéniture. Dans cette démarche, ils les influencent, inconsciemment ou non, et peuvent essayer d’en faire un objet de prestige social!»
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Autant dire que dans un contexte où l’on vous veut médecin et que vous vous voyez berger, mieux vaut être prêt à encaisser les remarques, les sarcasmes, voire les prises de tête.
Comme celles qu’a vécues Lena après avoir décidé d’arrêter l’université pour travailler dans une pouponnière: «J’ai refusé de transiger. Je ne voulais pas me disputer avec eux mais j’ai 24 ans et c’est MA vie!» Et c’est en effet là que tout se joue, dans cette manière de «s’aimer suffisamment pour s’autoriser à devenir qui on est vraiment et non comme nos proches voudraient qu’on soit», relève Anne-Laure Buffet.
Ce qui n’est évidemment pas toujours simple, confirme Aurélia Schneider. Parce que si les carcans nous entravent, ils sont aussi protecteurs et importants – spécialement pendant l’enfance et l’adolescence:
Ce n’est donc pas systématiquement le cas, reprend Anne-Laure Buffet: «Dans de nombreuses familles, il y a une grande confusion entre amour et déception – des sentiments auxquels s’ajoute encore un soupçon de culpabilité. Si bien que quel que soit son âge, l’enfant retient un message diaboliquement simple: nous, tes parents, nous t’aimons parce que tu nous fais plaisir en réalisant ce que nous attendions et attendons de toi, tu es une reproduction fidèle de notre enfant imaginaire et idéal. Mais si tu casses l’image et nous déçois, nous ne t’aimons plus. Ce qui est aussi déstabilisant que culpabilisant quand on n’est pas prêt à entendre et à vivre ça!»
Autrement dit, c’est souvent par peur de perdre l’affection, l’amour ou le respect de leurs parents que de nombreuses personnes se brident. Et, du même coup, renoncent avec plus ou moins de bonne grâce à leurs propres aspirations.
Toute leur vie – comme le roi George VI, qui régna par devoir mais sans envie sur le Royaume-Uni entre 1936 et 1952.
Ou jusqu’à ce qu’ils craquent – à l’image de l’écrivaine Sarah Gysler qui, après avoir désespérément tenté de coller à l’image que ses proches se faisaient d’elle, a décidé de reprendre son destin en main… et de décevoir les attentes. La vie de bureau, le gentil mari et les enfants qu’on lui prédisait? De jolis rêves, peut-être, mais pas les siens. Du coup, vers 20 ans, elle s’est révoltée, a tout plaqué:
Aujourd’hui globe-trotteuse et auteure du best-seller Petite (Ed. Equateurs), la jeune femme se félicite d’avoir envoyé valdinguer les plans que d’autres avaient échafaudés pour elle: «Le chemin a été long et chaotique – et il le sera probablement encore. Mais maintenant, je suis moi!»
Un point essentiel selon Michael Bordt, donc:
... L’idée n’est pas de mettre le feu aux poudres ni d’alimenter des conflits mais plutôt de favoriser une prise de conscience quant à la pression énorme que nos géniteurs peuvent exercer sur nous afin de développer une attitude positive vis-à-vis d’eux. Décevoir, c’est en effet aussi permettre à une relation vraie, saine et libérée de s’installer: si je suis aimé pour une image et pour quelqu’un que je ne suis pas, et bien cet amour passe à côté de moi. Mais si on m’aime pour ce que je suis fondamentalement… In fine, l’objectif est donc de tracer sa propre route et d’en être heureux!»
Une fois le malaise identifié, il va s’agir de parler – comme l’a fait Lara, héroïne transgenre du film Girl. Ce n’est pas l’étape la plus simple, mais elle est indispensable. A noter qu’Anne-Laure Buffet et Michael Bordt conseillent d’être prêt, histoire d’éviter le clash:«Il faut d’abord avoir géré intérieurement ses conflits, savoir appréhender les émotions, les pensées et les sentiments liés au processus de déception des parents. C’est beaucoup plus ardu que de se disputer avec eux.» Et cela peut prendre du temps, souligne la thérapeute.
La libération en 3 étapes
1. La prise de conscience:
Dans la série Maniac, le personnage incarnà par Jonah Hill tente notamment à échapper à l'influence de sa famille © Netflix
Que ce soit sur le divan de son psy, à la lecture d’un roman, en regardant un film ou une série (comme Maniac, où le héros incarné par Jonah Hill cherche justement à échapper à l’influence de sa toute-puissante famille), on peut soudainement «mettre des mots» sur l’espèce de malaise subi quand on est trop soumis aux injonctions parentales. Pour Michael Bordt, le questionnement aide à y voir plus clair:
2. La démarche:
Dans le film Girl, la jeune Lara a pu parler à son père qui, du coup, l'aide du mieux qu'il peut © DR
Une fois le malaise identifié, il va s’agir de parler – comme l’a fait Lara, héroïne transgenre du film Girl. Ce n’est pas l’étape la plus simple, mais elle est indispensable. A noter qu’Anne-Laure Buffet et Michael Bordt conseillent d’être prêt, histoire d’éviter le clash:
3. La libération:
L'inoubliable Chrsitna Young, de Grey's Anatomy, a trouvé sa voie. Elle ne plaît pas à ses parents? Elle s'en moque! © DR
Que la déception ait été digérée ou pas par les parents n’appartient pas à l’enfant qui, lui, va pouvoir s’assumer en tant qu’être entier avec ses désirs et aspirations propres – tout comme Sandra Oh, alias Christina Young dans Grey’s Anatomy: sa famille regrette qu’elle ne veuille pas de bébé et se consacre à sa carrière? Oui, et alors?!