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Pourquoi sommes-nous si friands de théories du complot?

Pourquoi sommes-nous si friands de théories du complot?

«Aujourd’hui, n’importe qui peut créer un site ou une page dédiée et diffuser ses opinions, même les plus délirantes», note Anthony Lantian.

© Getty

Encore marginale il y a quelques années, la croyance en de tels récits est en effet devenue mainstream, selon une vaste étude de l’université de Cambridge présentée cet été. Une enquête Ifop menée début 2018 montrait d’ailleurs que près de 80% des personnes interrogées adhéraient à au moins une grande théorie complotiste. Mais pourquoi sommes-nous tellement accros aux histoires alternatives? Voyage au cœur de l’imaginaire conspirationniste en compagnie d’Anthony Lantian, maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Paris Nanterre, qui vient de publier l’ouvrage «Croyez-vous aux théories du complot?».

FEMINA Les théories du complot semblent avoir le vent en poupe. Est-ce un phénomène si étonnant?
Anthony Lantian
Le niveau de croyance en ces histoires a, en fait, toujours été relativement élevé au cours des dernières décennies. Il existe bien sûr des disparités selon le type de théories du complot, certaines étant plus loufoques que d’autres. Il n’y a ainsi qu’un tout petit pourcentage de personnes qui adhèrent vraiment à la thèse des reptiliens. Toutefois, dans les années 60 déjà, l’assassinat de Kennedy a nourri quantité de théories qui prétendaient apporter la vérité sur un événement aussi tragique que difficile à cerner. Avec le temps, ces récits se sont juste adaptés à leur époque et ont évolué. Jusqu’à présent il n’y a pas véritablement, à mon sens, de preuves scientifiques irréfutables d’une explosion de la proportion de personnes qui adhérent à ces théories du complot au fur et à mesure du temps. Les biais méthodologiques des études mises en avant semblent trop importants.

Par contre, ce qui est évident, c’est qu’on n’en a jamais autant parlé. Pas un jour ne passe sans qu’une de ces théories soit évoquée dans les médias. Elles sont devenues des sujets d’actualité en tant que tels.

Quel est le rôle d’internet dans ce phénomène?
Les outils numériques contribuent énormément à leur diffusion, nombre de ces histoires étant relayées et amplifiées via les réseaux sociaux. A côté des grandes plateformes que sont Facebook, Twitter, 4chan ou Reddit, il y a aussi le pouvoir des blogs. Aujourd’hui, n’importe qui peut créer un site ou une page dédiée et diffuser ses opinions, même les plus délirantes. Sans compter les nombreux sites dits de réinformation. Tout ceci génère une bien plus grande visibilité de ces théories que par le passé, où elles se cantonnaient surtout à des magazines spécialisés et des livres sulfureux. Elles gagnent par ailleurs en légitimité, puisque de plus en plus de place est donnée aux tenants de la théorie du complot sur les plateaux télé.

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Existe-t-il un ou plusieurs profils types des adeptes du complot?
Pour commencer, au niveau sociodémographique, plusieurs études montrent qu’il n’existe globalement pas de différences entre les femmes et les hommes sur le plan de la croyance dans les théories du complot. Un critère plus saillant est souvent le niveau d’instruction: plus un individu a fait des études longues, moins il est disposé à adhérer aux thèses conspirationnistes.

Du point de vue de la psychologie, les adeptes de ces histoires sont fréquemment dans un besoin de contrôle, d’injecter du sens dans leur environnement. Ce qui explique peut-être pourquoi une période de crise, d’incertitude économique et sociale, constitue un terrain particulièrement fertile pour voir proliférer de tels récits. Beaucoup de ces croyants manifestent aussi un fort désir de se distinguer de la masse.

Il ne faut cependant pas sous-estimer la logique de groupe, très importante ici, car les théories naissent et se diffusent en effet en fonction de groupes d’appartenance. Cela distingue la personne conspirationniste du profil paranoïaque tel que le définissent les psychologues. Dans le premier cas, on considère que c’est son groupe d’appartenance qui est visé par les complots, tandis que dans le second, on est convaincu d’être soi-même, personnellement, attaqué. Par exemple, parmi les gens convaincus d’un complot autour de l’affaire DSK, en 2011, on comptait davantage de sympathisants du Parti socialiste. On adhère plus facilement à une théorie lorsque c’est son propre groupe qui est visé. Les gens croyants aux conspirations sont en outre assez nombreux parmi les minorités présentes au sein d’une population donnée et ayant un fort sentiment de manquer de pouvoir. Certaines injustices ou événements traumatisants vécus dans le passé pourraient expliquer cette méfiance.

Quels sont généralement les ennemis, les intrigants, désignés dans ces théories?
Ce seront, justement, ceux qui ont actuellement le pouvoir, ou qui sont considérés comme en disposant, sous une forme ou une autre. Les coupables récurrents se trouvent donc logiquement parmi l’élite, les puissants, ou dans une communauté ethnique ou religieuse passant pour menaçante.

Sur le plan cognitif, le complotisme s’apparente-t-il à la croyance religieuse?
Ce n’est peut-être pas évident de premier abord, mais on remarque effectivement certains traits communs, notamment la forme de pensée dite téléologique. Selon celle-ci, tout arrive pour une raison, tout à une raison d’être, et rien ne découle de la pure trivialité. Dans le cas des conspirationnistes, cela les amène à attribuer de l’intentionnalité à des groupes. Il y a cette idée que ce qui survient n’est que rarement innocent, que cela résulte de gestes volontaires d’individus agissant pour leur intérêt. Les théories du complot reposent sur une négation de l’accidentel dans un événement important. On cherche à découvrir des causes qui sont forcément proportionnellement tout aussi importantes. Le banal est simplement rejeté.

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En revendiquant un esprit critique, qui prétend chercher la vérité au-delà des apparences, la posture des adeptes des théories du complot ressemble quand même beaucoup à la démarche philosophique. Cette impression est-elle fondée?
Il faut différencier la pensée critique, le fait d’exercer avec lucidité sa faculté de juger, et la démarche hypercritique. C’est cette dernière qui animerait les tenants de la théorie du complot. Il s’agit d’une critique exagérée, qui cherche absolument à débusquer quelque chose, et met en avant des scénarios alternatifs jusqu’à preuve du contraire bien moins probables que des explications plus basiques sans complots.

La pensée hypercritique est en outre plutôt boiteuse puisqu’instaurant deux standards inégaux: elle s’avère très sceptique et offensive face aux arguments provenant de sources légitimes, historiens, scientifiques, mais manque cruellement d’esprit critique, justement, avec les sources plus douteuses.

Bancales intellectuellement, comme vous le dites, les théories du complot semblent néanmoins générer une certaine satisfaction chez ceux qui y croient, Sinon, comment expliquer leur succès?
Ces théories sont rassurantes. Elles ont l’avantage de donner un sens à ce qui est illisible et d’unifier en une seule explication plusieurs événements. Par ailleurs, étant la plupart du temps à contre-courant d’une vérité qui serait juste officielle et communément admise par défaut, elles comblent le besoin de se distinguer et mettent en valeur celui qui y croit en lui procurant le sentiment d’être plus éclairé que les autres.

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Comment sort-on de ces visions fantasmées du monde?
Il est très compliqué de s’en défaire. La plupart des conspirationnistes basent une partie de leur identité sur ces croyances, ils ne peuvent pas les disqualifier et les abandonner du jour au lendemain. On peut faire l’hypothèse qu’on pourrait réduire l’influence de telles théories sur soi avec l’aide de sa propre pensée critique, mais principalement en amont, au tout début, lorsqu’on commence à se sentir séduit par elles. Plus en aval, le regard critique devient beaucoup plus complexe à exercer, car toute source experte sera directement rejetée sans qu’on écoute vraiment les arguments proposés. La solution réside peut-être alors dans une discussion avec des sources légitimes, mais pas étiquetées expertes, afin d’éviter un repli sur son système de pensée. Toutefois, même là, la communication risque d’être coupée assez vite.

Faut-il pour autant en déduire que les complots n’existent pas?
Parfois, les théories du complot s’avèrent être des complots eux-mêmes. Des histoires fabriquées par des individus à des fins de désinformation, de manipulation politique.

Le pire, c’est quand certaines sources a priori légitimes, par exemple des gouvernements, diffusent ces théories à but instrumental. Il devient alors plus complexe de faire la part des choses. On ne peut donc être ni dans l’accusation ni dans la négation permanente.

Anthony Lantian, «Croyez-vous aux théories du complot?», Ed. PUG/UGA, 2018.

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