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Histoire

Non, les femmes de la préhistoire ne comptaient pas pour des prunes

Femme Prehistoire Pierre Olivier Deschamps Agence VU

«On nous demande souvent des preuves que des femmes faisaient bien ceci ou cela, mais on ne s’interroge jamais pour savoir si ce sont bien des hommes qui l’ont fait, s’agace Marylène Patou-Mathis, préhistorienne spécialiste de Néandertal et auteure de L’homme préhistorique est aussi une femme (Ed. Allary, 2020). Ce double standard rétrograde d’office les femmes à un rôle secondaire. La recherche doit juste modifier son point de vue.»

© Pierre-Olivier Deschamps

Les hommes préhistoriques, l’homme de Néandertal, l’homme de Cro-Magnon, les premiers hommes… vous l’aurez remarqué, la préhistoire a tout l’air d’une époque principalement peuplée de mecs. Des messieurs qui taillent des silex, peignent sur les parois des grottes, poursuivent des hordes de rennes, bref, qui font plein de trucs super. Et madame, dans tout ça? Elle existe, certes, mais à en croire ce que les représentations d’artistes nous racontent depuis des décennies, les femmes préhistoriques seraient une sorte de bruit de fond des temps originels, des bobonnes bien aimables qui balaient le sol de l’abri et maternent les tout-petits en attendant, dans l’angle mort de l’Histoire avec un grand H, le retour de leur héroïque chéri parti à la chasse.

«Les romans, les films, mais aussi beaucoup de travaux scientifiques sont très genrés dans leur manière de représenter les sociétés de cette période de l’humanité, constate Marylène Patou-Mathis, préhistorienne spécialiste de Néandertal, qui publie L’homme préhistorique est aussi une femme (Ed. Allary, 2020). Si, depuis les années 2000, la recherche est de plus en plus consciente de ce problème, les vrais progrès en ce domaine sont très récents et ponctuels.»

Des cheffes de clan

Au-delà des cinéastes, des écrivains et des dessinateurs se penchant sur cette époque, les scientifiques eux-mêmes tendent encore à mettre par réflexe des mâles au centre de l’action, comme l’explique Marc-Antoine Kaeser, chercheur en préhistoire et protohistoire, mais aussi directeur du Laténium, plus grand musée suisse consacré à cette période: «Dans les illustrations réalisées pour les expositions des musées, on donne souvent les actes valorisants aux hommes et puis on s’aperçoit qu’il faudrait quand même mettre des femmes quelque part pour faire plus réaliste.» D’où ce cliché récurrent d’une préhistorique portant son enfant et disant au revoir à son homme partant chasser dans les grands espaces. Idem du côté des activités cérébrales et de précision.

«La plupart des vues d’artistes montrant des scènes de taille du silex donnent ce rôle à des hommes, pourtant il y a plus de chances que les grandes innovations techniques des premiers temps de l’humanité soient nées chez les femmes, rectifie Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France, auteur de Et l’évolution créa la femme (Ed. Odile Jacob, 2020). C’est quelque chose que la majorité des gens n’arrivent pas à concevoir. Pour les mêmes raisons, on imagine mal un pouvoir dans des mains féminines durant ces périodes, alors que rien ne prouve que cette situation était rare.»

Le chercheur, qui a été directeur scientifique du film Premier homme, en 2017, avait d’ailleurs proposé d’intégrer une femme cheffe de tribu dans le scénario. Une hérésie, manifestement. Lors des projections, il se souvient que ce fut un des points qui faisait le plus tiquer les spectateurs, demandant, incrédules, «si une femme préhistorique gouvernant des hommes était vraiment possible».

Siècle sexiste

Madame Néandertal ou Cro-Magnon, forcément soumise et assignée aux seules tâches domestiques? Un cliché tenace, et pour cause: il semble aussi vieux que l’étude de la préhistoire elle-même. La discipline est en effet née au XIXe siècle, «une des pires périodes en termes de préjugés androcentrés», explique Marc-Antoine Kaeser. «C’est une société dans laquelle les femmes n’ont quasi aucun rôle en dehors du foyer, et cette vision du monde a influencé les premiers scientifiques cherchant à comprendre les cultures de la préhistoire, note Marylène Patou-Mathis. Ils n’ont fait que calquer leur monde sur celui du paléolithique, car à leurs yeux ce fonctionnement était ce qui semblait le plus naturel et le plus profondément ancré chez l’humain.»

Le contexte de l’archéologie préhistorique est bien sûr vulnérable à ce type d’interprétations: pas de textes décrivant la société; peu de témoignages matériels explicites en la matière; des œuvres artistiques davantage portées sur les représentations animalières et abstraites que sur les scènes de vie des êtres humains. En l’absence de référentiels concrets, les lectures des traces laissées par nos ancêtres ont donc «longtemps été dictées par des a priori sexistes, même jusqu’à une époque récente», observe Matthieu Honegger, professeur à l’Institut d’archéologie de l’Université de Neuchâtel.

Prouver qu’elles existent

On n’oubliera pas l’influence d’une vieille tradition philosophique selon laquelle la nature, hostile à l’homme, doit être combattue. Or, la femme, davantage du côté de la nature parce qu’elle enfante, «est vue comme un obstacle au progrès», ajoute Pascal Picq. Toutefois, la population féminine de la préhistoire était-elle autant dans l’ombre qu’on le dit? Pour nombre de chercheurs, il faudrait déjà commencer par accepter de réinitialiser nos façons de voir et ne plus partir du principe que les mecs sont toujours là par défaut.

«On nous demande souvent des preuves que des femmes faisaient bien ceci ou cela, mais on ne s’interroge jamais pour savoir si ce sont bien des hommes qui l’ont fait, s’agace Marylène Patou-Mathis. Ce double standard rétrograde d’office les femmes à un rôle secondaire. La recherche doit juste modifier son point de vue.» D’ailleurs, bien que minces et parcellaires, les faits archéologiques esquissent une réalité incontestable: les dames de la préhistoire étaient tout sauf des figurantes.

Chamanes qui peignent

On sait par exemple qu’elles participaient à l’exécution de l’art pariétal dans les grottes. Certaines mains négatives et positives, c’est-à-dire dessinées au pochoir sur la paroi ou en s’enduisant la paume de pigments, sont clairement identifiées comme celles de femmes par les spécialistes de l’anatomie. A tel point que les experts admettent désormais l’hypothèse que les ensembles de Lascaux et autres Altamira aient pu, du moins en partie, avoir été réalisés par des artistes féminines.

Jean Clottes, grand spécialiste de l’art du paléolithique supérieur, suggère depuis de nombreuses années que ces peintures, gravures et sculptures découvertes dans les abris rocheux et les grottes sont l’œuvre de chamanes. «Or, l’ethnologie nous apprend qu’en Sibérie la plupart des chamanes sont des femmes», éclaire Marylène Patou-Mathis. Des dames de la préhistoire qui dessinent, et qui chassent aussi? Là encore, faute de preuves matérielles, les scientifiques sont tentés d’aller voir ce qu’il en est chez les populations actuelles de chasseurs collecteurs, à la recherche d’éventuelles similitudes.

«Les travaux en anthropologie montrent que les femmes sont rarement impliquées dans la chasse du grand gibier, attrapant plutôt de petites proies en plaçant des collets dans la nature, avance Marc-Antoine Kaeser, mais cela demeure une tendance et il n’y a pas de raisons d’en faire une généralité.» D’autant que la chasse, virile, physique, souvent perçue comme la manifestation par excellence de la force masculine, n’est pas toujours l’activité la plus essentielle pour la survie du groupe. «Chez les San d’Afrique australe, ce qui rapporte le plus de nourriture est la collecte faite par les femmes, soulève Matthieu Honegger. La chasse, pratiquée par les hommes, ne concerne que 15 à 25% de la consommation. On mesure donc l’importance de la place des membres féminines d’un groupe pour sa survie.»

Sociétés de parité

Cela dit, rien ne permet d’affirmer que les femmes du paléolithique étaient cantonnées à la collecte. L’analyse des squelettes découverts dans les sépultures néandertaliennes (350 000 – 35 000 ans avant notre ère) et d’Homo sapiens (depuis 300 000 avant notre ère) tend en tout cas à démontrer qu’elles n’étaient pas de petites choses fragiles. «D’après les marques laissées par l’emplacement des muscles sur les os, on voit que les femmes de l’époque étaient pourvues d’une puissante musculature», informe Marylène Patou-Mathis. Ces données anatomiques contredisent donc le cliché de la paisible mère au foyer éloignée des activités extérieures.

Il n’en fallait pas plus pour que certaines chercheuses féministes américaines lancent une hypothèse renversante: et si les populations du paléolithique étaient encore vierges de tout patriarcat? Leur argumentation s’appuie notamment sur les sépultures de cette période, marquant peu de différences entre défunts et défuntes, le révélateur, selon elles, d’une place des femmes au moins égale à celle des hommes. Durant le néolithique (6500 à 2000 avant notre ère), période postérieure réputée plus patriarcale, les tombes masculines se montrent généralement les plus richement dotées, signe distinctif d'un pouvoir élevé à en croire la tradition archéologique.

Les hommes moins valorisés

Par ailleurs, le gravettien (31 000 à 23 000 avant notre ère) voit culminer les productions artistiques figuratives typiquement féminines, les vulves gravées ou encore les fameuses Vénus, souvent considérées comme de véritables chefs-d’œuvre. Pour plusieurs chercheurs, cette prégnance du féminin dans l’art de l’époque ne peut être que la marque de civilisations donnant un immense rôle aux femmes. «C’est bien possible, mais cela reste sujet à discussion, nuance Marc-Antoine Kaeser. La Vierge Marie fut intensément vénérée durant le Moyen Age, pourtant on ne peut pas dire que cette période de l’histoire fut très féministe. De même, l’Antiquité grecque a été une période parmi les plus misogynes, ce qui ne l’a pas empêchée de regorger de divinités féminines.»

Rien en revanche ne laisse penser que les mâles du paléolithique étaient les affreux machos que certaines images d’Epinal aiment à représenter. «La préhistoire a connu un déferlement de machisme de la part des premiers scientifiques, postulant que l’oppression totale des femmes était normale, dans une sorte de justification du viol et de la domination masculine, fait remarquer le directeur du Laténium. Il est cependant possible, à en croire les témoignages archéologiques, que les cultures de la préhistoire étaient moins androcentrées que la nôtre.» Le macho n’est-il pas, avant tout, dans l’œil de celui qui regarde?

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