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Ce jour-là, sur les hauteurs de Montreux, le brouillard est à couper au canif. Un conglomérat immobile de fraîcheur et de pluie. On est loin de ce que la Riviera peut offrir en matière de paysage idyllique. De lacet en lacet, la route de Caux nous hisse vers Glion. Et puis soudain, un élégant chalet 1900 émerge du décor monochrome. Le ciel au ras du toit, il est bordé de brumes. Le lac, il n’y a qu’à l’imaginer, est quelque part en contrebas. Cette maison a tout d’une île. Et pas seulement physiquement, du fait de son isolement momentané dû aux fantaisies météorologiques.

Elle est aussi une sorte de faille dans l’espace-temps. Car l’Institut Villa Pierrefeu, c’est son nom, est l’ultime finishing school d’Europe. Finishing school? Entendez une école ménagère réservée aux jeunes filles. Les élèves, des demoiselles d’une vingtaine d’années en provenance des familles les plus huppées de la planète, y entrent à l’issue de leurs études, et en ressortent avec les qualifications de l’épouse parfaite. Incollables sur l’art de dresser une table, virtuoses de la composition florale, expertes du repassage de tout ce qui habille Madame ou Monsieur, les voilà parées pour ne jamais commettre le moindre impair au sein du foyer qui les attend. En ces temps où se revendiquent parité et égalité des sexes, le concept a évidemment des allures surannées.

Dire qu’il peut interpeller, choquer, est même un euphémisme. Un héritage d’un siècle avant le siècle dernier, pleinement assumé par la directrice de l’établissement, Viviane Néri, venue nous accueillir en tailleur indigo et serre-tête torsadé. «Au XIXe siècle, les jeunes filles de bonnes familles n’avaient pas accès à l’université après l’école secondaire, éclaire cette sémillante dame arborant également foulard en soie, collier de perles et grandes lunettes dorées. Elles allaient donc dans ce genre d’établissements afin d’y renforcer leur culture générale, d’avoir de la conversation. Il y a cent ans, on leur enseignait aussi le piano, la peinture sur porcelaine, mais cela a beaucoup changé aujourd’hui.» Certes, mais à l’institut, qui fête ses 58 ans d’existence, on ne frôle pas encore la révolution.

Briller au foyer comme au salon

Durant l’année scolaire, certaines disciplines au programme provoqueraient sans peine une vague de syncopes chez les féministes. Cours de cuisine. Cours de bonnes manières. Décoration et service de table. Sans omettre l’incontournable pierre angulaire de toute finishing school qui se respecte: l’économie domestique. Ou comment exceller, en quelques mois, dans ces tâches réputées ingrates que sont la lessive, le repassage, la vaisselle, la liste de courses… Mais les élèves ne passent pas toute la session les mimines dans la mousse ou le panier à linge.

L’apprentissage du français, idiome officiel des cénacles de l’ancienne aristocratie, est également inscrit dans l’ADN de ces établissements qui firent florès dans toute la région jusqu’au début des années 1990. «La Suisse a longtemps abrité une masse d’écoles de ce type, observe la principale. La réputation de sa pédagogie, avec Rousseau, Piaget, y était pour quelque chose, de même que la situation centrale du pays sur le continent, idéale pour les parents voyageant souvent en Europe. Et puis nos contrées paraissaient bien moins dangereuses du point de vue moral qu’une grande capitale comme Paris…» Le chant du cygne vint avec Mai 68, dont l’onde de choc, avec un peu de délai, ébranla jusqu’aux contreforts des Alpes. Subissant pêle-mêle désertification des candidates, hausse des prix de l’immobilier et problèmes de succession, la quasi-totalité des établissements a fermé. Videmanette, à Rougemont, qui avait accueilli la princesse Diana avant son mariage princier, est devenu un hôtel. Le Mesnil, lui, une villa particulière. Mont Choisi a été transformé en appartements. Quant au Manoir, à Lausanne, il n’a pas survécu aux pelleteuses… Mais Pierrefeu résiste.

Un agenda bien rempli

A quoi ressemblent donc les élèves d’une telle institution en 2012? «Elles sont souvent amenées à passer ici par tradition familiale, de mère en fille, remarque Viviane Néri, désormais assise dans la salle à manger jouxtant son cabinet et munie d’une tasse de thé. Parfois, elles sont forcées par leur entourage. Mais dans nombre de cas, leur venue découle d’une décision tout à fait personnelle.» Après s’être acquittées de frais d’écolage atteignant 68 000 francs, une trentaine de jeunes demoiselles suivent cette année scolaire peu commune, logeant au pensionnat situé juste de l’autre côté de la route. Pas d’uniforme de rigueur, mais pas de jeans non plus, car «il est lui-même un uniforme».

Portrait d’une journée type: les heures de la matinée sont réservées aux cours de français. Les après-midi sont, eux, voués aux travaux pratiques et à l’étiquette internationale. «C’est l’une de leurs premières réalisations de cette semaine», glisse la directrice en désignant une composition florale posée à sa gauche. Le salon chaleureux où nous discutons sert à l’occasion de salle de cours, à l’instar de toutes les salles à manger de ce vaste chalet. Dans l’enfilade se poursuivant au rez-de-chaussée, on rencontre la pièce utilisée pour les exercices des arts de la table. A l’étage inférieur, une cuisine professionnelle aux pianos lustrés. Et des boiseries, des boiseries partout, parcourues d’une âme alpestre. Epinglées sur un mur, des photos présentent les décorations de table mises en scène par les filles selon les thématiques imposées: dîner romantique, déjeuner d’anniversaire, de carnaval, repas de Pâques…

Et le séjour ne se limite pas à une présence assidue, puisque des examens attendent les élèves à l’issue de leur formation. En guise de couperet? Chacune doit faire à manger pour quatre convives, dresser et décorer la table, puis servir elle-même, sans compter la quarantaine d’autres tests destinés à vérifier la perfection des gestes et des attitudes. Les candidates n’échapperont pas non plus à l’épreuve de culture générale. Un coup d’œil dans les manuels scolaires des intéressées donne une idée des questions. Est-il poli de parler de son salaire en Inde? Qu’est-ce qu’un tokonoma au Japon? Combien de mois dure un hiver sibérien?

La fin d’une ère

Quant à nous, un autre genre d’interrogation nous brûle les lèvres. Combien, parmi toutes celles qui sortent d’une finishing school, feront une carrière? Combien ne resteront pas dans l’ombre – et les plis de pantalon – d’un époux gravitant dans la high society? «La plupart des filles ont envie de travailler après, assure Viviane Néri. En maîtrisant toutes ces tâches à la maison, elles n’en seront plus esclaves. Et au sein du couple, il faudra discuter pour que les choses soient convenablement réparties. Si l’une d’elles se laisse imposer tout le ménage par son futur mari, excusez-moi, mais elle est très bête!»

Difficile de vérifier dans les faits, puisque notre hôte n’autorise pas la presse à rencontrer les élèves inscrites au cursus classique de Pierrefeu… Une opacité bien entretenue! Pourtant, signe que tout évolue, les hommes seront bientôt les bienvenus à la villa. Pas dans le cadre de l’année scolaire, qui demeure exclusivement féminine, mais pour des cours intensifs et mixtes de deux semaines l’hiver. Ceux-ci s’inspirent des cours d’été déjà existants, six semaines durant lesquelles est prodigué l’enseignement de l’étiquette. A en croire la principale, ce type de formation, plus modulable, plus pratique, davantage adapté à la société contemporaine surtout, serait même l’avenir du secteur.

La preuve? Nadine de Rothschild, à Genève, ou Claudine Robert et son Ecole des bonnes manières, à Neuchâtel, proposent ce type de cours à la carte, à destination des entreprises ou de particuliers amenés à fréquenter les milieux d’un certain standing. Et les demandes de la part de business women accomplies explosent. «Le cursus d’une année, à cause de sa durée, a perdu son sens aujourd’hui. On va devoir s’adapter pour répondre aux besoins de ces gens de toutes nationalités qui se rendent compte que le savoir-vivre n’a rien à voir avec du snobisme. Il permet de mieux communiquer, d’être à l’aise avec les personnes du monde entier, et donc de faire de meilleures affaires. Savez-vous par exemple que nos élèves apprennent à manger élégamment avec les mains, comme il est coutume de le faire en Inde?» Là, effectivement, on est loin des filles un peu guindées apprenant à descendre l’escalier avec un livre sur la tête…

Catherine Gailloud
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