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Gameuse Power: les héroïnes s'emparent de l'univers des jeux vidéo

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«On a tendance à l'oublier, mais en 2018, la moitié des gameurs sont en fait des gameuses», rappelle Fanny Lignon, maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l'université de Lyon.

© Nicolas Gras

Le jeu vidéo est entré dans l’âge adulte. Sa manière de représenter les genres aussi. Après des décennies à montrer quasi exclusivement des biceps testostéronés, des mâchoires viriles et des mâles alpha surarmés, les concepteurs ont fait une découverte majeure: la femme. C’est en tout cas le sentiment avec lequel sont repartis les visiteurs du célèbre E3, nom de code du salon mondial de l’univers vidéo ludique, qui s’est tenu du 12 au 14 juin 2018 à Los Angeles. Les allées présentaient les nouveautés les plus attendues.

De mémoire de gameurs, on n’avait jamais vu autant de personnages féminins dans les productions. De quelques héroïnes iconiques faisant leur retour aux figures féminines discrètes qui s’affirment, en passant par les castings furieusement masculins qui soudain accueillent des dames pixélisées, les écrans semblent se convertir à la parité.

«Les femmes se comptaient auparavant sur les doigts de la main dans les jeux vidéo, confirme Yannick Rochat, Docteur en mathématiques appliquées et chercheur au GameLab de l’Université de Lausanne. Elles étaient surtout vouées aux missions secondaires, mais on voit désormais de plus en plus de personnages principaux féminins jouables.»

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Blondinettes en détresse

Frémissante au début des années 2010, la tendance est désormais bien là. Ainsi, la proportion de jeux ne proposant que des mâles à animer depuis les manettes est aujourd’hui descendue à 20%, tandis que près de 10% des franchises noffrent un casting strictement féminin. Entre ces deux extrêmes, une majorité de produits où le joueur peut choisir entre incarner un homme ou une femme. Mêmes les territoires 2.0 réputés les plus misogynes s’y sont mis récemment, à l’instar du jeu de tir Battlefieldou du jeu de football FIFA, qui depuis quelques années met à disposition plusieurs équipes féminines sur les terrains virtuels. Davantage de filles à l’autre bout du joystick, et surtout une plus grande palette de profils.

«Les quelques personnages féminins qu’on voyait autrefois dans les jeux avaient majoritairement un statut de victimes ou étaient présentées comme faire-valoir pour les hommes», fait remarquer le sociologue du numérique Olivier Glassey.

C’était la candide blondinette Peach que Super Mario devait venir sauver de son donjon dans les années 90. Ou ces pin-up en bikini au regard vide de Dead or Alive. Ou pire encore, ces prostituées flinguées sauvagement dans le sulfureux Grand Theft Auto (GTA), jeu iconique des années 2000. Désormais, les filles agissent, tabassent, sulfatent à leur tour, et… font chauffer leurs méninges.

Au musée la princesse Zelda en mode nunuche broyant du noir tout en haut de sa tour, attendant qu’un aventurier la délivre. Maintenant, l’héroïne prend les affaires et son destin en main. Intellectuellement, comme la grand reporter Elena Fisher dansUncharted et l’avocate Kate Walker dans Syberia.

Ou plus physiquement, à l’image de l’énigmatique héroïne aux pouvoirs mentaux surnaturels du tout nouveau Control, voire de la zigouilleuse au sang froid Aveline, meurtrière d’Assassin’s Creed. Même les précieuses dames d’intérieur de jadis se sont parfois muées en battantes: dans Mario 3D de Nintendo, la princesse Peach est désormais descendue de son confortable donjon et dégomme les plantes carnivores.

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Léa Seydoux en renfort

«Une bascule s’est clairement opérée ces dernières années, remarque Arnaud Dufour, professeur de marketing digital à la HEG Vaud. On a vu émerger des catégories inédites de personnages féminins, même dans les jeux de guerre les plus brutaux.» Certaines nouvelles icônes numériques sont ainsi capables d’envoyer du lourd, parfois plus que les personnages masculins.

Preuve que l’héroïne est prise très au sérieux par les studios, certaines de ces action girls sont carrément incarnées numériquement par de vraies stars hollywoodiennes, histoire de leur donner une aura encore plus tangible. Après Ellen Page dans Beyond: Two Souls en 2013, Léa Seydoux et Lindsay Wagner ont à leur tour prêté leurs traits à des avatars féminins en 2018 pour Death Stranding. «De tels jeux ont une popularité énorme, et ces nouvelles héroïnes créent un lien inédit avec le public» analyse Arnaud Dufour. Un empowerment féminin pas seulement symbolique.

La fin d’un monopole de mecs

Si les femmes explosent sur les écrans, c’est d’abord en grande partie grâce à un effet miroir. «On a tendance à l’oublier, mais en 2018, la moitié des gameurs sont en fait des gameuses», souligne Fanny Lignon, Maître de conférences en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université de Lyon, directrice de l’ouvrage collectif Genre et jeux vidéo (Presses universitaires du Midi, 2015). Et les filles sont loin de se cantonner à des jeux soft ou cérébraux.

Une enquête menée par le magazine Time montre ainsi que 26% des joueuses se vouent à des franchises de tirs ultraviolentes comme Call of Duty ou Halo, tandis que 36% se laissent tenter par des jeux de rôles parfois hardcore tel GTA. La croissance du nombre de femmes aux manettes s’effectue parallèlement à une montée des effectifs féminins dans les sociétés de production. De 11,5% en 2009, elles sont passées à 22% des salariés selon une étude de l’International Game Developpment Association. En fait, c’est «toute une industrie qui prend conscience de son manque de représentativité des femmes, et œuvre pour y remédier» explique Arnaud Dufour.

Alors que les filles sont habituées depuis des lustres, la plupart du temps par défaut, à incarner des personnages de l’autre genre, «beaucoup de garçons désormais jouent des figures féminines» observe Olivier Glassey. «Concernant Fortnite, le jeu à succès du moment, il n’est par exemple pas rare de voir les joueurs utiliser des personnages du sexe opposé.» Une indéniable avancée sociologique dont le scénario serait presque passé pour de la science-fiction il y a vingt ans. Car dans l’univers vidéo ludique, le pire ennemi a longtemps été le sexisme - pour ne pas dire la franche misogynie. Et ce vieux démon est dur à combattre. La faute, sans doute, à un monde des jeux vidéo tombé dans la marmite du masculin quand il était petit. Comme le rappelait Mathieu Triclot dans son livre La fabrique des jeux vidéo (La Martinière, 2013), nombre de productions des années 70 et 80 furent des jeux militaires. Une période des origines qui aurait profondément marqué cette industrie.

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Misogyne dans le viseur

Cette appropriation par le camp le plus virilisé a vécu son chant du cygne au début des années 2010 avec le GamerGate. Parce qu’elles ont voulu révéler les mentalités les plus préhistoriques de l’univers des jeux, deux développeuses ont été attaquées avec virulence sur Internet, parfois menacées de mort, par la frange masculiniste des gameurs. Une agressivité décomplexée qui aura surtout réussi à traumatiser tout le monde.

«C’est à ce moment qu'une culture toxique latente des jeux vidéo a été amenée au premier plan et s’est invitée malgré elle dans le débat public, raconte Yannick Rochat. Depuis, à part quelques irréductibles extrémistes, tout le monde veut jouer la carte de la diversité dans l’industrie, et on parvient à un niveau de réalité moins cartoonesque qu’auparavant.»

Cartoonesque, le mot n’est pas anodin. La représentation des personnages féminins dans les jeux vidéo fut en effet longtemps subordonnée au principe de la Schtroumpfette. Autrement dit une demoiselle aux caractères féminins exacerbés perdue dans un casting d’hommes, en mode insert décoratif. Produits pensés, conçus et joués par des hommes, les jeux vidéo ont ainsi souvent eu cette fâcheuse manie d’inclure une représentante des chromosomes XX pour le seul plaisir des yeux des joueurs.

«Si les qualités récurrentes faisant un héros de jeu vidéo sont la plupart du temps le côté badass, la force et la ruse, l’héroïne, elle, se devait d’être badass, forte et rusée, mais aussi sexy» ironise Yannick Rochat.

Cahier des charges qui a même influencé la création de la célèbre Lara Croft de Tomb Raider, pourtant unanimement reconnue comme étant la première véritable héroïne de jeu vidéo, dotée d’une personnalité complexe et indépendante. Bien qu’elle soit l’unique personnage jouable et qu’elle mette la pâtée aux vilains, cette figure emblématique lancée en 1996 demeure très imprégnée de stéréotypes sexistes. Gémissements équivoques, déhanchés sensuels, minishort et poitrine XXL. Pas énormément plus qu’une Barbie énervée munie d’un flingue, vue de l’extérieur. Il ne faut cependant pas se laisser obnubiler par cette dimension objectivante du corps, dixit Fanny Lignon: «Pour nombre de filles, Lara Croft avait quelque chose de valorisant, car en dépit de sa plastique et de ses attitudes, elle se retrouvait enfin au cœur de l’action à l’écran, sans craindre personne.»

Des yeux baladeurs

Savoir se la jouer animal en chasse tout en restant une belle plante qui se laisse admirer. Pour Yannick Rochat, l’héroïne de jeux vidéo «a hérité de cette ambiguïté originelle» et continue à la véhiculer en dépit des progrès. Même diagnostic pour Fanny Lignon.

«Dans l’ensemble, les héroïnes demeurent plutôt jeunes et jolies. Il manque une partie du spectre de la population féminine, alors que les personnages masculins, parallèlement aux Apollon bodybuildés, peuvent être vieux et moches.»

On voit d’ailleurs que même libérés du poids de certains stéréotypes physiques, les personnages féminins modernes n’ont qu’un petit pas à faire pour aussitôt redevenir des moteurs à libido masculine. En pleine promotion du jeu Beyond: Two Souls sorti en 2013, des captures d’écrans fuitant sur la Toile ont révélé qu’il existait une version du jeu où l’héroïne Jodie Holmes, aux traits calqués sur le corps et le visage d’Ellen Page, pouvait être contemplée nue sous sa douche.

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Même Tomb Raider, dont le reboot en 2012 montrait une Lara Croft plus humaine, aux proportions et garde-robes plus conventionnelles, est tombé dans cet écueil. Par sa mise en scène très ambivalente d’une tentative de viol sur la belle archéologue qui semble gémir de plaisir tout en se défendant, le studio faisait étrangement coexister dénonciation des violences sexuelles et supposé fantasme primaire du sexe imposé par la force.

«En dépit d’un souci accru de réalisme, les jeux restent beaucoup regardés comme des univers de transgression, exagérés, sans limites, décrit Arnaud Dufour. Il y a d’ailleurs toujours eu une importante présence du crime dans l’univers vidéo-ludique, avec un certain niveau de fantasmes glauques, de violence… Les joueurs hommes comme femmes recherchent peut-être aussi cet aspect exutoire.»

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Le temps de réfléchir

Sans compter qu’«autrefois les caricatures et la violence envers des personnages de femmes dans les jeux dérangeaient moins car il y avait une certaine dimension virtuelle hors limites, note Yannick Rochat. Aujourd’hui, avec des rendus graphiques plus proches du réel et une ouverture d'esprit sur les rapports de genre, cela pose problème. Les acteurs du monde des jeux vidéo vont devoir s’interroger: est-on juste en train de jouer ou ce média a-t-il abordé un nouveau stade de son existence?» Reste à voir si, entre deux niveaux, les joueurs et les développeurs prendront le temps de plancher sur la question.


© Yves Tennevin - Wikimedia

4 questions à Kayane, joueuse professionnelle de jeux vidéo

FEMINA Pour vous, les héroïnes sont-elles importantes?
KAYANE
Elles sont tout simplement indispensables à mes yeux! Lorsque j’ai commencé les jeux vidéo, à 17 ans, je recherchais systématiquement des personnages féminins à incarner. Non seulement parce que ces héroïnes m’aidaient à mieux m’imprégner du jeu, mais aussi parce que j’avais envie de trouver des modèles forts auxquels m’identifier et qui donnent envie de se surpasser.

Quels personnages en particulier?
L’un des plus marquants pour moi, comme pour beaucoup d’autres gameuses, fut Lara Croft de Tomb Raider. Même si son physique était clairement une dimension importante du personnage, elle montrait à tout le monde qu’une femme pouvait être seule au pouvoir et mener sa vie comme elle l’entendait. C’était très rare à l’époque, puisque dans les jeux, on a longtemps connu les femmes sous l’angle de la pauvre princesse sans défense qu’un héros doit venir sauver! Et puis il y a eu Chun-Li dans Street Fighter, qui elle aussi prenait les choses en main sans rien céder. Plus récemment, j’apprécie particulièrement de jouer des héroïnes comme Aloy, d’Horizon Zero Dawn, ou Cassandra, d’Assassin’s Creed. Même si l’histoire est la même, on ne vit pas les choses de la même manière lorsqu’on incarne une femme.

Pourquoi cette expérience est-elle si différente?

Dans la vie de tous les jours, on ne fait pas face de la même manière aux situations selon qu’on soit un homme ou une femme. Dans un jeu vidéo, je ne vois pas pourquoi cela serait autrement, j’attends donc de ressentir cette même nuance une fois aux manettes. J’ai par exemple énormément aimé jouer le personnage de Jodie Holmes, dans Beyond: Two Souls. Il est centré sur le vécu de son héroïne, et on est confronté au genre d’émotions, d’envies, de peurs que peuvent expérimenter les femmes au quotidien.

Selon vous, les jeux vidéo doivent-ils encore progresser dans la représentation des femmes?
Je trouve qu’on est arrivé à un niveau tout à fait satisfaisant. On rencontre désormais beaucoup de profils et de manières différentes de représenter les femmes: certaines sont à forte poitrine et d’autres n’ont presque pas de seins, on en voit qui sont hyperféminines alors que d’autres sont plutôt neutres. Il y a les cogneuses et les cérébrales. A vrai dire je ne suis pas toujours d’accord avec celles qui exigent des développeurs de façonner des personnages féminins normaux, au motif que c’est plus égalitaire. Il faut des héroïnes très sexy et en face des filles plus discrètes. Ce qui constitue un personnage, féminin comme masculin doit d’abord être cohérent avec l’univers du jeu et l’histoire que l’on veut raconter.


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