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«Feminism washing»: Comment les marques récupèrent le féminisme

Comment les marques recuperent le feminisme

«Pour moi, le feminism washing est un ensemble de pratiques de marketing, de communication et de gestion des ressources humaines qui vise à faire croire qu’une entreprise est égalitaire, pour gagner plus de clientes, pour être dans l’air du temps, mais sans se préoccuper réellement de la situation des femmes qui travaillent pour elle.» - Léa Lejeune, journaliste

© Neilson Barnard / Getty Images

Un subterfuge, une manière de se donner bonne conscience. Mieux: un argument commercial. Pour les marques, il est désormais de bon ton d’afficher un message ouvertement féministe. Mais la démarche est souvent opportuniste et le décalage énorme entre le marketing et la réalité des pratiques des entreprises, comme le montre la journaliste française Léa Lejeune dans son enquête, Feminism Washing (Éd. du Seuil).

FEMINA On connaît le greenwashing, ce reproche fait aux entreprises qui se servent de l’écologie comme argument marketing. Avec le feminism washing, est-on dans le même genre de démarche?
Léa Lejeune
Oui, mais j’élargis et je précise un peu les choses. Pour moi, le feminism washing est un ensemble de pratiques de marketing, de communication et de gestion des ressources humaines qui vise à faire croire qu’une entreprise est égalitaire, pour gagner plus de clientes, pour être dans l’air du temps, mais sans se préoccuper réellement de la situation des femmes qui travaillent pour elle. Je rajoute cette idée que, parfois, des entreprises font croire qu’elles sont féministes alors qu’en leur sein, des femmes sont en situation de détresse, sous-payées ou exploitées.

La publicité a longtemps été plutôt sexiste. Prendre le contre-pied des stéréotypes, n’est-ce pas déjà une évolution positive?
Oui et non. J’appelle cela le femvertising, un terme utilisé aux États-Unis pour décrire le phénomène publicitaire qui vise à représenter les femmes de façon moins stéréotypée, avec des profils différents et surtout des physiques différents. Il s’agit de représentations plus inclusives dans lesquelles on retrouve des femmes minces, mais des femmes grosses aussi, des femmes blanches mais des femmes noires aussi, des femmes jeunes mais des femmes âgées aussi. Bref, une multitude de corps auxquels les consommatrices peuvent enfin s’identifier.

Donc d’un côté, oui, c’est une bonne chose, car les femmes en avaient marre de ne jamais être représentées dans leur diversité et n’arrivaient pas tellement à s’identifier à ces femmes parfaites, douces, coquettes, grandes et minces qu’on leur proposait comme modèle dans la publicité. Mais à mon sens, ça ne suffit pas, car ce n’est parfois rien d’autre que de l’affichage.

Par exemple?
Si vous achetez le t-shirt Dior à message qui porte la fameuse inscription We should all be feminists, vendu à 620 euros (710 francs), vous véhiculez un message féministe, vous vous sentez dans une position d’empowerment et ça peut être positif, sauf que derrière, il y a une grande marque de luxe qui exploite des femmes dans des pays défavorisés, avec des salaires très faibles, pour vous vendre tout ça à un prix qui est excluant pour plus de 95% des femmes.

Les consommatrices n’attendent-elles pas que les entreprises dont elles achètent les produits s’engagent sur ce genre de thématique?
Oui. Chez les jeunes femmes de moins de 25 ans, par exemple, le féminisme est très largement partagé. Elles ont envie d’acheter des produits à des entreprises qui correspondent à leurs valeurs, qui correspondent à leur éthique et à la vision des femmes à laquelle elles ont envie, elles-mêmes, de coller.

Il peut être un peu ridicule de voir certaines marques qui s’engagent là-dessus, mais je pense qu’on attend en effet ça de marques qui ont une majorité de clientes.

Au risque de se faire berner par ce feminism washing?
Effectivement. Au début on a envie d’y croire, on ne réfléchit pas toujours à ce qu’on consomme. L’idée de mon enquête, c’était de montrer les petits mécanismes mis en place, la manipulation, parfois simplement le marketing ou les arguments utilisés, et de donner des clés pour que chaque lectrice soit plus à même d’analyser, de comprendre et de consommer différemment.

Vous racontez comment, vous-mêmes, vous êtes tombées dans le panneau en achetant une décoration à l’effigie de Frida Kahlo, devenue un visage de cette marchandisation du féminisme…
Moi aussi je suis tombée dedans, oui. Je suis assez fan de la figure de Frida Kahlo. Elle a effectivement été exploitée, un peu comme l’a été la figure de Che Guevara par la gauche dans les années 90. Aujourd’hui, elle se retrouve un peu partout, sur toutes sortes d’objets, ce qui rapporte beaucoup d’argent à une compagnie, la Frida Kahlo Corporation. On est complètement dans la réappropriation d’une figure militante par le capitalisme. Et c’est un des pièges du feminism washing.

Aujourd’hui, les publicités valorisent trop souvent des femmes fortes et indépendantes pour vendre des produits qui n’ont rien d’émancipateur pour les femmes. C’est là que ça coince?
Oui, on va nous vendre un produit d’épilation ou un rouge à lèvres avec cette idée que les femmes qui l’utilisent seront plus fortes, plus indépendantes, plus ceci, plus cela. On sait bien que ça fait partie des injonctions des femmes à la beauté et que ça ne nous rend pas plus fortes, ni plus indépendantes, même si toute une image est construite autour du pouvoir de séduction qu’ils vont donner.

Certaines entreprises parlent de valeurs qui collent à leur ADN… ce sont des éléments de langage, de l’opportunisme, du cynisme ou y a-t-il de bonnes intentions aussi?
Il faut toujours prendre le temps de décrypter les termes dans les discours de communication des entreprises. L’ADN d’une entreprise, ça veut dire quoi aujourd’hui? Une entreprise cherche des arguments pour vendre. L’ADN est une jolie façon de dire que c’est comme ça qu’on va se brander (c’est-à-dire promouvoir sa marque). Ensuite, il faut regarder ce que mettent en place les entreprises pour réellement améliorer la situation en leur sein.

Prenons l’exemple de L’Oréal, qui pourrait tenir ce genre de langage. Selon moi, cette marque ne fait pas tout à fait du feminism washing dans la mesure où elle a mis en place des actions au niveau de ses ressources humaines pour améliorer la place des femmes: la première étant d’évaluer les écarts salariaux depuis dix ans avec une chercheuse indépendante dans le but de chercher à les corriger; la deuxième étant la mise en place d’un système permettant de dénoncer les abus (harcèlement moral et harcèlement sexuel) dans l’entreprise, avec l’ouverture d’enquêtes internes et la possibilité de sanctions au lieu de cacher tout ça sous le tapis.

Le domaine de la cosmétique, comme celui de la mode d’ailleurs, peuvent-ils ne pas instrumentaliser le féminisme quand, par essence, ils imposent des diktats de beauté?
Il y a une instrumentalisation de fait, c’est vrai. Il ne faut pas croire les messages de communication. Mais ce que je regarde, c’est comment ces entreprises se comportent au-delà de ces messages. Je défends une sorte de responsabilité féministe des entreprises. On recourt à des concepts qui sont dans l’air du temps, mais il faut chercher à mettre en cohérence les idées avancées avec les pratiques au sein de l’entreprise.

C’est trop rarement le cas?
Les entreprises devraient arrêter de communiquer à tire-larigot sur des choses fausses. Prenons le 8 mars. À l’occasion de la Journée de la femme, les journalistes reçoivent des dizaines de communiqués d’entreprises qui disent promouvoir l’égalité entre hommes et femmes avec des arguments souvent faux, qui relèvent du marketing. Des entreprises vont par exemple dire qu’elles ont donné quelques milliers d’euros à une association, alors qu’elles font des milliards de chiffre d’affaires.

Je pense qu’elles devraient communiquer sur ce qui a réellement du sens, sur les mesures qui améliorent réellement la situation des femmes salariées ou des consommatrices, d’ailleurs.

Faire du feminism washing, ce n’est pas très risqué pour les marques; ça fait en tout cas moins de dégâts sur le plan commercial que le sexisme s’il est débusqué, selon vous.
Il faut dire qu’il est difficile de se repérer dans la jungle de la communication et de repérer ce qui relève du feminism washing, là où le sexisme est plus frappant. Si les marques ne s’en inquiètent pas vraiment, c’est parce que la dénonciation se fait très souvent sur les réseaux sociaux, au sein d’une bulle, c’est-à-dire au sein de groupes féministes composés de personnes qui partagent les mêmes convictions. Les marques n’ont donc pas l’impression qu’elles risquent de perdre beaucoup de clientes ou que leur image va forcément pâtir de ces dénonciations de feminism washing.

Mais ça pourrait…
Il faudrait pour ça que la critique sorte du milieu militant féministe et qu’elle touche d’autres cercles. Il faudrait que des personnalités politiques ou des associations plus généralistes s’en emparent, sortir de ce microcosme pour interpeller les entreprises et les faire réellement réagir. Qu’elles aient ainsi peur de perdre des parts de marché si elles continuent à jouer sur des mensonges.

Dior: t-shirt à message We should all be feminists

En 2017, la marque de luxe Dior met en avant une pièce engagée sous la forme d’un t-shirt orné du slogan We should all be feminists, emprunté à l’écrivaine et militante nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. Le geste n’est pas exempt de contradiction, comme le souligne Léa Lejeune, pour une marque qui fait fabriquer ses vêtements dans des pays défavorisés par des femmes dont les salaires sont très bas, alors que le fameux t-shirt, lui, est vendu au prix de 710 francs. «Un prix excluant pour plus de 95% des femmes.»

© Imaxtree

McDonald’s

Le 8 mars, qui marque la Journée de la femme, est l’occasion de nombreuses actions relayées par les entreprises. En 2018, l’enseigne McDonald’s choisissait d’inverser le M de son logo en forme d’arche pour en faire un W (pour women) et d’afficher cet emblème revisité sur les réseaux sociaux, de l’imprimer sur des emballages, des t-shirts, des sacs, soulignant au passage le rôle inestimable joué par les femmes dans l’entreprise. Sauf qu’en 2019, le leader de la restauration rapide a essuyé une vingtaine de plaintes pour harcèlement sexuel aux États-Unis et que l’année suivante, l’OCDE a été saisie, comme le signale Léa Lejeune, par une coalition de syndicats estimant que l’enseigne tolérait un «harcèlement sexuel systématique» dans ses restaurants.

Frida Kahlo

Posters, pin’s, sacs, bijoux, décorations murales ou encore pantalons de yoga… l’effigie de la peintre mexicaine, qui fut amputée d’une jambe, se décline à toutes les sauces, même les plus incongrues. La plateforme eBay ne recenserait pas moins de 87’000 objets la représentant, selon Léa Lejeune. Une fétichisation qui rapporte beaucoup d’argent à la Frida Kahlo Corporation, détentrice des droits de commercialisation de l’image de l’artiste, et qui est passée par un relooking en règle. Sa pilosité a été gommée, sa peau blanchie et son corps, martyrisé par un accident de la route et d’innombrables interventions chirurgicales, escamoté.

© DR

Protections hygiéniques

Après avoir entretenu une vision honteuse des règles en représentant le sang menstruel par un liquide bleu, les publicités pour les protections hygiéniques ont adopté des discours émancipateurs, axés sur la confiance en soi. Sauf qu’on est sur un business maousse, qui pèse plus de 30 milliards de dollars par an, occupé notamment par des géants comme Procter & Gamble, épinglé par ailleurs pour sa pratique de la taxe rose (une différence de prix injustifiée entre produits pour hommes et pour femmes) avec ses rasoirs Venus. Sans parler des composants fréquemment utilisés dans la fabrication de nombreuses protections menstruelles, qui vont des perturbateurs endocriniens aux pesticides.

© DR

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