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Faire chambre commune, oui, mais compte commun, pas question. Les bons comptes font les bons amis, dit-on. Et il semblerait bien qu’ils fassent aussi les bons amants. En 2012, une étude de l’Insee révélait ainsi que, en France, près d’un couple sur cinq a choisi une gestion séparée de l’argent du ménage. Tendance confirmée l’an dernier dans un sondage mené par YouGov pour le «20 Minutes» français: 35,8% des personnes interrogées considéraient la coexistence de comptes bancaires personnels et d’un compte joint comme la solution optimale, tandis que 29,6% plébiscitaient l’option de deux comptes séparés seuls. Quant à la part des mariages établis sous le régime de la séparation des biens, elle a explosé dans l’Hexagone. Selon l’Insee, entre 1992 et 2010, elle a augmenté de 64%. Rien que ça.

Tout à double

Ces chiffres n’étonnent pas Laurence Bachmann, chercheuse à la Haute Ecole de travail social de Genève. Pour son ouvrage «De l’argent à soi» (Presses universitaires de Rennes, 2009), la sociologue a interrogé près d’une centaine de couples romands appartenant à la classe moyenne, où l’homme et la femme avaient un emploi. Et son constat rejoint celui de l’Insee français: la quasi-totalité des participants à son enquête possédaient un compte bancaire commun pour les frais du ménage et chacun son compte salaire et épargne individuel.

En couple depuis douze ans, et partageant le même logement depuis six, Manon et Jean, âgés de 28 ans, ont opté pour ce modus vivendi. «Nous avons tout à double, confirme Manon. Lorsque nous avons emménagé ensemble, cela nous a semblé logique et surtout juste. Chaque mois, on verse une part proportionnelle à notre salaire dans le compte commun pour le loyer, les courses et les autres frais à partager.» Avec le reste de son argent, chacun est libre de faire ce qu’il veut. «On peut s’offrir une folie sans réfléchir, se sentir coupable ou nourrir du ressentiment envers l’autre, poursuit la jeune Genevoise. C’est juste du bonus. Il était très important, pour Jean comme pour moi, de pouvoir garder notre indépendance financière.»

Le spectre du divorce

«Avoir un compte à soi, c’est une marque d’indépendance, d’égalité aussi, en particulier pour les femmes, analyse Laurence Bachmann. Même si on s’unit toujours pour la vie, on est conscient de s’exposer à un risque de divorce important. Les couples d’aujourd’hui, et plus spécifiquement les femmes, essaient donc de se préserver un espace à soi, pour qu’en cas de rupture chacun puisse bénéficier d’une autonomie financière.» Il faut dire qu’en matière de vie conjugale, les statistiques ne sont guère réjouissantes: aujourd’hui, près d’un couple sur deux finit par se séparer. De quoi rendre prévoyants même les romantiques les plus endurcis.

Martin dit ainsi se reconnaître davantage dans une «vision réaliste du couple qui ne relève pas d’une idée d’absolu ou d’éternité» que dans celle d’une «entité indivisible et unique qui, peut-être, nie les desiderata de chacun.» Lui et sa compagne de longue date cohabitent depuis sept ans, mais n’ont aucun compte bancaire en commun. «Cela ne nous a jamais traversé l’esprit. Dès le départ, on a pris l’habitude de gérer notre argent chacun de notre côté. Pour ce qui est des charges communes, ma copine paie le loyer, et moi, tout ce qui s’y ajoute – assurances santé, redevance, électricité, téléphone. Au total, cela revient à peu près au même montant.» Pas besoin de sortir la calculette, précise le trentenaire: «On est tous les deux de bonne foi.» Comme Manon, ce Lausannois d’adoption apprécie de ne pas se sentir obligé de demander l’autorisation à sa compagne lorsqu’il veut se faire plaisir. «Si je prélevais 200 francs sur un compte commun pour m’acheter un manteau, par exemple, j’aurais l’impression que je dois l’en informer d’abord. Je trouve que gérer chacun notre propre argent, c’est une façon de faire confiance à l’autre, de reconnaître son indépendance et son intégrité en tant que d’individu.» Cette séparation des revenus ne relève donc pas que d’une forme de stratégie de prudence et de volonté d’être réaliste devant un avenir incertain. Elle illustre aussi une nouvelle définition du couple.

A chacun son espace

«L’argent est un révélateur de la façon dont vit le couple aujourd’hui, confirme Emilio Pitarelli, conseiller conjugal à Sion. Avec l’entrée des femmes dans le monde professionnel, et l’indépendance qui en découle, chacun revendique à la fois un espace à deux et un espace personnel, non seulement d’un point de vue financier mais aussi psychologique ou en termes de territoire. Et le fait de pouvoir gérer son propre argent y contribue. Il y a cinquante ans, le modèle en vigueur était plus traditionnel. Monsieur était salarié, Madame – la plupart du temps – non. On n’avait pas tellement d’autre choix que d’avoir un seul compte pour le ménage, puisqu’on n’avait qu’un revenu.»

Or, la frontière entre sphère de production et sphère de reproduction, autrement dit entre le monde du travail et celui de la famille, n’est plus aussi marquée. Aujourd’hui, en Suisse, 73,6% des femmes en âge de travailler (15 à 64 ans) occupent un poste. Soit bien plus que dans l’Union européenne où cette proportion atteint 58,6%, selon l’Office fédéral de la statistique («étude comparative de 2013»). Et ce flou va en s’accentuant. En mai dernier, l’OFS révélait ainsi que le nombre de femmes actives avait augmenté de 4,1% au cours du premier trimestre 2015. Mieux: plus d’une femme sur deux gagne davantage que son compagnon, selon une vaste étude me née dans 17 pays européens par le Professional Women’s Network – l’un des principaux réseaux féminins internationaux.

Enjeux de pouvoir

Si, en un peu plus d’un demi-siècle, les femmes ont trouvé leur place au sein du monde du travail, dans l’imaginaire collectif, elles restent prioritairement assignées à la sphère privée. Et ce, même si elles n’ont pas d’enfants, note la sociologue Laurence Bachmann. «La sphère familiale est encore très fortement imprégnée par l’idéologie du don et de l’amour désintéressé», dit la spécialiste. Le fameux: quand on aime, on ne compte pas. «Les femmes sont censées être porteuses de cette morale, être garantes de la largesse, de la générosité, et ne pas s’abaisser au calcul.»

Pas si simple dans un monde où derrière le travail des femmes se cachent des enjeux d’égalité, de reconnaissance et d’autonomie. Mais aussi de pouvoir. «C’est le nerf de la guerre, constate le conseiller conjugal Emilio Pitarelli. Combien ai-je donné? Combien ai-je reçu? Souvent, les conflits relatifs à l’argent au sein du couple ne relèvent pas que du matériel, mais se cristallisent autour de cette question. Cela reste ainsi un sujet tabou. Il est rare que les couples que je reçois me parlent directement de cette thématique. Ils évoqueront plus facilement leurs problèmes sexuels. C’est peut-être lié à la culture suisse: ici, on se montre pudique face à tout ce qui touche aux finances, on ne révèle pas combien on gagne, par exemple.»

Démystifier l’amour

La réalité de la société évoluant toujours plus vite que les mœurs, il faudra encore du temps avant que la question bassement matérielle de l’argent ne soit plus jugée incompatible avec la noblesse des grands sentiments. Qui ne s’est jamais dit qu’établir un contrat de mariage avait un je-ne-sais-quoi de mesquin? Pourtant, commente Laurence Bachmann, «on aurait tout intérêt à démystifier l’amour. Car, de fait, il y a du calcul dans le couple. Les sociologues l’ont démontré depuis longtemps: on ne choisit pas son conjoint par hasard mais parce qu’on a intérêt à se rapprocher d’une personne plutôt que d’une autre. Il y a ainsi des bons mariages et des mauvais. Même si ces décisions sont totalement inconscientes.» Oui, quand on aime, on compte. Et ce calcul n’exclut pas le romantisme. On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Ou alors pas longtemps.

4 questions à Aldo Naouri

Pédiatre, spécialiste des relations intrafamiliales

L’argent dit-il quelque chose du couple?
Il en est un symptôme, mais sans rien dire de quoi. Cela peut être de quantité de choses, complètement différentes les unes des autres. Les problèmes sont masqués par l’argent, car c’est ce qui est immédiatement perceptible au quotidien. Il est l’objet de négociations de toutes sortes au sein du couple, dans un peu moins de la moitié des cas. Mais pour l’autre moitié, il ne pose pas de problème et est utilisé sans polémiques.

Qu’est-ce qui différencie les binômes où l’argent ne pose pas de problème de ceux où il en cause?
Les couples pour lesquels il ne pose pas de problème sont ceux qui s’accordent du point de vue financier. Ils sont généralement mieux assortis, plus solides, leur entente est meilleure. La durabilité des couples est désormais un fait de volonté car, dans l’idéologie de consommation actuelle, le partenaire est devenu comme un objet: s’il ne me convient plus, j’en change. L’individualisme fait rage et dans nos rapports aux autres, on cherche à gagner, sans donner en contrepartie. Il s’agit d’un système gagnant-perdant. Or, la société s’est constituée sur l’idéologie du don et du contre-don: vous me donnez quelque chose et, en compensation, je vous donne à mon tour. Il s’agit d’un rapport gagnant-gagnant.

Le fait que les femmes touchent un salaire complique-t-il la situation?
Tout est là. Il y a toujours eu des femmes qui travaillaient, parce que le revenu de l’homme ne suffisait pas. Mais depuis cinquante ans, elles se sont mises à travailler de manière systématique, même lorsqu’elles ont un partenaire qui gagne très bien sa vie. Elles n’ont plus autant besoin de recevoir et peuvent donner aussi. Mais l’homme, qui a l’habitude de donner, même s’il sait prendre, ne sait pas recevoir. Il y a donc dans cette nouvelle donne quelque chose qui le dérange, le secoue. Et cela change les rapports au sein du couple.

Et quand c’est Madame qui gagne le plus?
Généralement, les hommes se sentent dévirilisés, presque comme s’ils n’avaient plus rien à offrir.

A lire: «Les couples et leur argent», d’Aldo Naouri, Ed. Odile Jacob (2015).

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