culture
Une journée avec «Soumission», le dernier livre de Houellebecq
«Autour du phénomène Houellebecq, tout le monde oublie qu'il faut parler de littérature», a dit Raphaël Meltz, un critique français. Pour être honnête, la phrase ne m'a jamais semblé autant d’actualité, lorsque je me suis pointé dans la librairie la plus proche pour trouver «Soumission», le dernier roman de Michel Houellebecq: pas vraiment l'impression d'aller acheter un livre, plutôt celle de s'aventurer dans une ruelle malfamée, tant les médias ont fait de ces quelque 300 pages et de son auteur le diable du moment. Avant même sa parution, l'ouvrage était accusé de menacer la paix sociale par sa teneur jugée islamophobe. Quant à son auteur, prototype de l'anti-dandy fuyant les projecteurs et le marketing de soi, son look délabré laissait penser qu'il s’était enfoncé encore un peu plus dans la dépression.
Posté, immobile, devant les têtes de gondole, j'observe la couverture. Voilà donc la bête. Un léger pavé de papier responsable de tant de bruit. C'est sous-titré «roman», et on le remarque aussitôt, car jusqu'ici on a eu tendance à l'oublier. Posé là, comme ça, il a l'air inoffensif. Sauf qu'on se rend rapidement compte d'une chose: se balader avec «Soumission» à la main a quelque chose de transgressif. D'interdit. De culpabilisant aussi. La distance qu'il faut parcourir à pied jusqu'à la caisse est une première épreuve en soi. Mais peut-être pas pour tout le monde. Un couple de séniors bien comme il faut vient se saisir d'un exemplaire et continue sa route entre les rayons, innocemment. La scène me fait évidemment cogiter. Ces gens ont-ils un problème avec les musulmans? Viennent-ils se procurer le livre avec l'espoir d'y découvrir des arguments douteux? Ce roman serait-il l'odieux cri de ralliement d'une frange ultra-conservatrice de notre société? Je m'égare dans la paranoïa. Bon je le prends, on verra bien.
Echos d'une actu tragique
Dès les premières lignes, l'atmosphère est pesante et grise, genre moiteur tropicale dans un décor bétonné, tempérée par une écriture fluide, typiquement houellebecquienne. Le récit est mené par François, 44 ans, professeur de Lettres dans université parisienne, intellectuel rabougri par la routine et la solitude affective. Abandonné par l'ambition, à part, peut-être, celle de ne pas vieillir totalement seul. Une traversée du désert perpétuelle en plein Paris, seulement animée de quelques flirts à durée déterminée avec des étudiantes. Bref, un personnage comme l'écrivain les aime, vaguement autobiographique, un peu détruit, mais pas assez colérique pour tenter l'autodestruction. Il y a pourtant Myriam, une jeune fille qu'il revoit, parfois, et qui déclare être amoureuse de lui. Avec elle, le sexe paraît un peu moins triste. Et s'ils se mettaient vraiment en couple?
Pas le temps de prendre une décision: en toile de fond, la politique française est bouleversée par l'arrivée imminente au pouvoir d'un parti musulman modéré, gagnant le scrutin contre le Front National. Myriam, de confession juive, part précipitamment en Israël avec sa famille avant l'issue de l'élection présidentielle, craignant une radicalisation. La scène livre au passage quelques prophéties troublantes, quand on sait que le roman est sorti 48 heures avant la mort de quatre personnes durant la prise d’otages de l'Hyper-Casher de la Porte de Vincennes: «ils sont persuadés qu'il va se passer quelque chose de grave en France pour les Juifs», dit Myriam à propos de ces parents. Une superposition de la fiction et de la réalité cependant très momentanée, et bien fortuite.
Soumis, mais à qui?
Si Houellebecq excelle dans la narration ultra-réaliste d'événements découlant d'une simple hypothèse – l'arrivée d'un président musulman à l'Elysée – tout cela reste de la littérature, de la fiction, car bien peu crédible dans les faits, du moins dans un avenir aussi proche que 2022. L'auteur y croit-il lui-même, lui qui n'a jamais caché son mépris pour l'islam, comme pour le christianisme? Sans doute pas. Reste que «Soumission» est à la fois dérangeant et fascinant. Dérangeant car l'étonnante indifférence du narrateur face à tout ce qui se déroule autour de lui pourrait passer pour un alibi. Avec si peu de jugements face aux nouvelles mœurs censées découler du nouveau régime en place, Houellebecq a en effet pu vouloir se prémunir contre les accusations de racisme et d'apologie de l'extrême-droite. François, le prof moyen, en vient même à se persuader que le changement ne peut être que bénéfique pour ranimer une Europe à l'agonie, se réjouissant d'un revival du patriarcat. Ironie? Cynisme? Fronde islamophobe à peine maquillée? Les cent dernières pages s'avèrent plus discutables, plus engagées politiquement, véhiculant certains clichés grossiers sur la religion musulmane, comme si l'auteur n'avait pu s’empêcher de s'immiscer dans le texte.
Fascinant, toutefois, par sa manière d'ausculter un monde en crise qui se croit arrivé au bout du script, effrayé par un futur de plus en plus difficile à cerner. S'il y a bien une soumission dénoncée dans ce livre, c'est bien celle qui nous fait nous coucher face à un avenir trop intimidant, face à une apparente fatalité. C'est sûr, par ses différents niveaux de lecture possibles, le dernier livre de Michel Houellebecq restera un opus à part dans sa bibliographie. Une œuvre qui ne pourra se fondre complètement dans la masse des autres romans. Et qui donne le sentiment que son auteur a franchi un cap décisif… et surtout glissant. Houellebecq, nouvel écrivain maudit, après un Sade ou un Céline? Les regards un peu méfiants, lancés du coin de l'œil, de certains passagers du train dans lequel je finis la lecture du bouquin, m'ont apporté une partie de la réponse.
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