expérience multisensorielle
Winify: de la musique pour révéler le goût du chasselas et du Servagnin
Attention, l'alcool est à consommer avec modération. Tout abus peut être dangereux pour la santé.
Il faudra goûter, mais écouter aussi. Mobiliser tous ses sens et sortir de la dégustation classique. Boire en musique, sur des mélodies spécialement choisies pour se marier à deux cépages, le chasselas et le Servagnin. Telle est l’expérience à laquelle le public est invité, dès ce 31 mai 2021, à vivre chez soi ou dans les caves morgiennes. Nommé Winify - contraction entre vin et Spotify - l’évènement permettra de déguster les crus en écoutant la playlist qui leur est dédiée.
Pour la présidente de l’Association des Vins de Morges Chantal Duruz-Chambaz, qui a pris ses fonctions en février 2020, au début du confinement, ce projet est un grand challenge. «La crise sanitaire a enterré de nombreux événements viticoles, rompu le lien social, une part si importante dans le métier, et nous a obligés à réfléchir d’avantage en terme de multimédia. D’où la naissance de Winify. C’est le premier grand projet du nouveau comité.»
Partenaires naturels depuis toujours, vin et musique partagent la même quête: la séduction. Mais jusqu’à quel point, la musique influence-t-elle notre perception sensorielle ou modifie-t-elle notre appréciation du vin?
La musicœnologie, une discipline nouvelle
L’approche musicœnologique a pour ambition de traduire en musique l’identité des vins pour les mettre en valeur et les faire connaître. Pour cette expérience ludique, le choix des cépages s’est imposé comme une évidence. «Côté blanc, on a naturellement opté pour le chasselas puisque les 40 vignerons de la région - cultivant 600 hectares de vignes - en produisent. Côté rouge, c’était évident de choisir le Servagnin. C’est un peu notre cheval de course. C’est le premier pinot noir planté en Suisse. D’ailleurs, on devait fêter ses 600 ans l’année passée, mais l’événement a été repoussé à 2022 à cause de la crise sanitaire. Avec ce projet, on lui rend hommage d’une manière originale.»
Puisque la musicoenologique est une discipline encore méconnue en Suisse, les Vins de Morges ont mandaté une agence de communication sonore lyonnaise pour sélectionner les accords musicaux pour chacun des cépages. L’entreprise crée généralement des musiques en se basant sur les vins, cette fois elle a plutôt misé sur des playlists de titres connus du grand public. «Si le goût, la vue, l’odorat et le toucher en bouche sont mobilisés lors d’une dégustation, l’ouïe est toujours mise de côté. Or ce sens apporte énormément. En le stimulant vous quittez le côté analytique d’une dégustation, pour faire vivre le vin. En stimulant les cinq sens, vous êtes mis en réceptivité complète», explique Caroline Bourjade, musicoenologue à ATS Studios qui a travaillé sur ce projet.
Chasselas et Servagnin s’écoutent différemment
Comment accompagner musicalement le chasselas, ce vin d’apéritif digeste et sapide, qui présente souvent un nez aux notes florales et fruitées (tilleul, acacia, poire, pêche) et des arômes frais, minéraux et fruités (fruits blancs)? Comment souligner le léger gaz carbonique qui lui confère finesse et fraîcheur, saveurs fruitées, finale soutenue par une fine amertume variable selon les terroirs? Caroline Bourjade se lance: «La musique incarnant le mieux ce cépage au profil aromatique léger serait composée de voix aux tessitures plutôt aiguës. Elles reprennent les harmoniques correspondant à cette fraicheur et cette couleur jaune pâle de la robe. Il peut y avoir des violons, des guitares aux sons qui sont à des fréquences assez élevées. Des frotter qui rappellent l’aspect très brillant, vibrant et véloce du chasselas. Les percussions reflètent l’acidité du vin. Le rythme sera assez vif.»
Pour le Servagnin, le choix est différent. Il faut se baser sur le nez complexe composé souvent d’arômes fruités type cerise, griotte, petits fruits des bois, de notes épicées et grillées de l’élevage en barriques, vanille, cannelle, girofle, pain grillé, cacao, café. Un vin rond en bouche avec une sucrosité suivie d’une fine acidité qui apporte de la fraîcheur, des tanins ronds et fins qui lui confèrent longueur et charpente, notes fruitées et épicées, finale torréfiée longue et complexe.
«Pour ce cépage», dit la spécialiste, «Il fallait choisir des musiques qui représentent la puissance dans la légèreté, et ce côté un peu enveloppé. Les dominantes du spectre de la voix vont être plus dans les graves. On pourra y associer des instruments comme la basse. Des guitares en arpège, plus profondes, plus feutrée que les guitares sèches et aiguës, des percussions plus pleines que celles pour le chasselas, des cuivres qui apporteront de la puissance, de la profondeur, qui rejoint ce côté épicé du vin. En terme de tonalité, on sera plus dans une dominante mineure avec un tempo plus lent.»
La musicœnologue souligne l’impact cognitif possible:
Avec ce projet, l’Association espère attirer la tranche des 20-40 ans. «Si l’idée séduit, on pourrait relancer régulièrement de nouvelles playlists, tous les 6 ou 12 mois. On pourrait même étendre l’expérience à d’autres cépages», confie Chantal Duruz-Chambaz.
Exit la dégustation classique
Pour l’œnologue Catherine Cruchon, membre du comité de l’Association et propriétaire du domaine Henri Cruchon, à Echichens (VD), «le vin ne valorise pas assez son image». Elle estime que son milieu pourrait travailler davantage sur le marketing et l’émotionnel. «On est trop longtemps resté sur des approches classiques. Il est temps que ça change. Avec Winify, on sort des carcans. L’idée est de pousser les gens à découvrir des produits qu’ils ne connaissent pas forcément à travers une expérience conviviale.» Pour la trentenaire, «c’est hyper stimulant et motivant de mener un projet dynamique qui se distingue d’une dégustation classique». Le vin joue avec les sens et par extension avec les émotions.
Et si la musique choisie ne séduit pas les gens? «Il faut voir ce projet comme une expérience ludique et non comme une étude scientifique. On aura jamais une playlist qui séduira dans son ensemble. Un peu comme quand on se rend au restaurant et qu’on choisit un plat. On n’est jamais séduit par l’entier du menu. Pour la musique, c’est pareil. Si 20% des chansons plaisent à un individu, la playlist a joué son rôle», explique la vigneronne.
Des DJs pour sublimer le lancement
Deux DJs mixant au cœur des caves du Château de Vufflens (VD)… L’originalité du projet s’étend même à la réalisation d’une vidéo pour sublimer le lancement. Catherine Cruchon, qui a assisté à la réalisation, confie son émerveillement: «L’expérience était magique. Quand le son est sorti de leur amplis, ça m’a renvoyé à la période d’avant la Covid-19, où l’on enchaînait les soirées. Ça m’a donné l’envie de refaire la fête. La vraie. Celle qui te plonge dans l’univers envoutant de la nuit. Qui te pousse à danser jusqu’au bout de la nuit, et cela même si tu as une dégustation le lendemain, à 8h… De revivre, le temps d’une journée de tournage, ce sentiment de liberté, qui je l’espère va bientôt revenir, c’était génial.»
Pourquoi diable des DJs Zurichois? «Les Vins de Morges essaient depuis toujours de séduire et sensibiliser les suisses Alémaniques à nos terroirs. C’est pourquoi on a fait appel à Amos Joan et Very Coziii qui ont une certaine notoriété en Suisses allemande», confie la présidente.
Un algorithme pour traduire le vin en musique
Ecouter le chant d’un cru? Si pour le projet des Vins de Morges, l’agence ATS Studios a dû sélectionner des chansons existantes pour révéler l’identité des deux cépages, leurs compétences s’étendent bien au-delà. Cette entreprise, spécialisée dans la création de musiques d'attente téléphonique, a développé un algorithme de mise en correspondance entre la couleur d'un vin et les timbres de certains instruments, à partir de la mesure de leurs fréquences. Une fois l’ensemble des propriétés organoleptiques analysées, l’intelligence artificielle donnera la contrainte de la composition que des compositeurs et des ingénieurs du son de l’agence traduiront en identité sonore du vin en question.
Selon Pierrick Rébénaque, le spécialiste en analyse sensorielle à Changins (VD), qui s’est déjà penché sur la question de la relation vin-musique, «l'écoute d'une musique peut en effet influencer la perception sensorielle et l'appréciation d'un vin». Il cite plusieurs travaux dont notamment ceux de Charles Spence qui a mené une des grandes expériences de dégustation multisensorielle au monde, en 2014. Sa collègue, Pascale Deneulin, professeure associée HES d’analyse sensorielle et Sciences du consommateur à Changins (dont le sens de la vue est un des domaines d’expertises) estime «toutefois que l’impact de la vue reste majoritaire par rapport à l’ouïe, en tout cas pour la plupart des personnes. Au quotidien, la vue en tant que sens reste la plus sollicitée. Par conséquent, elle est extrêmement développée et peut donc exercer une certaine influence au niveau de notre cerveau et modifier ainsi ce que nous percevons par nos autres sens. Nous n’avons pas effectué de travaux scientifiques, mais empiriquement et à mon avis, la vue pourrait modifier jusqu’à 60% la perception sensorielle d’un consommateur.»
«Un soir l’âme du vin chantait dans les bouteilles», écrivait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal. S’il renaissait dans notre société bachique du 21e siècle capable d’écouter la musique d’un vin, il ne serait pas déçu...
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