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Le monde se divise en deux catégories: ceux qui mangent du popcorn et ceux qui dégustent du saumon. Au cinéma d’Aéroville, près de Paris, depuis quelques mois les guichetiers se chargent de vous rappeler à cette dure réalité. En plus de choisir un film, il vous invitent à trancher entre seconde et première classes. L’usine à images qu’est d’habitude le multiplexe propose en effet aux spectateurs les plus aisés de fuir la promiscuité bon enfant pour une version standing de la salle obscure, revue et embourgeoisée. Siège en cuir inclinable sous le séant, champagne et saumon frais sous la main, design dernier cri dans tous les coins. Et une obole supérieure à trente francs pour avoir le droit d’aventurer ses lunettes 3D dans cet univers «First»…

OVNI commercial? Lubie de Luc Besson, initiateur du projet? Pas vraiment. «Depuis quelques années, les espaces et services Premium connaissent un essor notable, indique Isabelle Caprani, sociologue et géographe à l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle (IFFP). Cette fragmentation de l’offre selon le pouvoir d’achat tend évidemment à accentuer les différenciations entre les gens.» Et cet esprit de classe s’étend à nombre de secteurs qui, moins d’une décennie en arrière, étaient encore regardés comme «démocratiques». Avant même les cinémas, avec cette hiérarchisation des salles qui se met lentement en place, les établissements de soins avaient amorcé une polarisation entre l’ordinaire et le luxueux. Et ils l’osent de plus en plus. Ainsi de l’hôpital new-yorkais de Lenox Hills, qui abrite plusieurs suites médicalisées à 2400 dollars la nuitée où se conjuguent emballage haut de gamme et technologies de pointe.

Des gratte-ciel aux rives du Léman, il n’y a qu’un pas. Récemment rénovée, la clinique de La Colline, à Genève, est désormais pourvue de chambres VIP s’étalant sur 60 m2, avec vue imprenable, puisque installées au dernier étage. D’autres sites romands suivent ce chemin, à grand renfort de limousines, de spas médicalisés et de menus étoilés.

Lutte des classes à rebours?

Bref. Le haut du panier va bien, merci pour lui. De mieux en mieux, même, souligne Hans-Ulrich Jost, historien et Professeur émérite à l’Université de Lausanne (UNIL): «Ces espaces dédiés à l’élite sont les symptômes d’une fragmentation de la société selon les revenus. Le phénomène a toujours existé, mais il se manifeste de plus en plus avec l’avènement des super-riches, dont la fortune est devenue telle qu’il est aujourd’hui impossible de la cacher». Ah oui, les super-riches, cette portion microscopique de la population mondiale, millionnaires et milliardaires confondus, dont la fortune est dotée du pouvoir insensé de croître de 6 à 7% par an. Pendant que le reste de la planète, lui, surnage péniblement dans une crise sans fin… «Nous assistons à l’émergence d’une classe privilégiée et internationale, relève René Levy, Professeur honoraire de sociologie à l’UNIL. Une classe «supérieure» inédite dont les assises ne résident ni dans l’aristocratie ni dans la lignée des grands industriels d’avant-guerre.»

Et si l’émancipation des espaces grand luxe trahissait le retour d’une lutte des classes à rebours? Selon de nombreux universitaires contemporains, un changement semble s’être effectivement amorcé vers le milieu des années 2000. Alors qu’on pensait avoir enterré le concept des structures sociales avec l’euphorie des Trente Glorieuses (1945-1975), qui lissaient les différences et hissaient en majesté la fameuse «classe moyenne», l’inégalité revient en force. Et ladite classe moyenne s’érode. En cause? Le revenu du travail progresse peu depuis les années 80, quand celui du patrimoine décolle et atteint des altitudes indécentes. «On assiste à une polarisation unilatérale, poursuit René Levy. Seuls les riches deviennent plus riches. D’ailleurs, si l’on peut aujourd’hui identifier clairement une classe sociale, c’est celle des nantis.» Ou, comme l’exprime le multimilliardaire américain Warren Buffet, par ailleurs analyste lucide de son époque: il existe «bel et bien une guerre des classes, mais c’est la classe des riches qui fait la guerre et c’est elle qui gagne»…

Un majordome dans l’avion

Le creusement du fossé inégalitaire peut se lire, en transparence, dans l’évolution des classes proposées dans les avions. Exubérante dans les cabines des années 30, époque très hiérarchisée verticalement, la «First» s’était fait discrète après-guerre, jusqu’à être presque abandonnée par les compagnies. Or la voilà qui fait un retour fracassant. Toujours plus opulentes, certaines de ces classes ultra haut de gamme jouent la surenchère, offrant aux passagers fortunés de voler dans un véritable palace.

Ainsi de la «Residence», proposée depuis l’automne par Etihad, la compagnie aérienne des émirats. Pendant que la plupart des voyageurs négocient l’inclinaison de leur siège avec le voisin de derrière pour essayer de fermer l’œil, les occupants de ces suites de trois pièces disposent de 12 m2, avec un lit gigantesque, une salle de bains au mobilier griffé et un salon privatif. Sans compter le majordome. What else?

Vers un nouveau féodalisme

Dans une interview récemment accordée au «Nouvel Observateur», Thomas Piketty, économiste français très en vue, estime d’ailleurs «possible un retour des structures de classes plus proches de celles du XIXe siècle que des Trente Glorieuses». «Je dirais même que la classe des super-riches évoque carrément les structures sociales du XVIIIe, avance quant à lui Hans-Ulrich Jost. Soit le cumul d’un féodalisme dominé par l’accumulation non productive de richesses et d’un monde financier qui dicte ses besoins aux Etats.» Jusqu’où ira l’expression de ces inégalités? Très loin encore, sans doute. D’autant «qu’au sein d’une société économiquement en crise telle que la nôtre, la frange la plus élevée tend à montrer davantage sa richesse», précise le professeur de l’UNIL. Un effet loupe en quelque sorte.

Pour Olivier Crevoisier, socio-économiste à l’Université de Neuchâtel (UNINE), la hausse stratosphérique du pouvoir d’achat d’une poignée de privilégiés n’explique pas à elle seule le boom du premium. Il serait en effet simpliste de «superposer aussi aisément des classes sociales et des types de consommation». Car c’est aussi la démocratisation de certains services – le transport aérien et le train à grande vitesse, entre autres exemples – qui alimente la demande pour le haut de gamme. «Lorsqu’un modèle de consommation tend à se banaliser, les élites sont obligées d’être dans le superlatif afin de continuer à se démarquer et montrer leur appartenance. C’est une manière de demeurer au-dessus du lot quand les autres peuvent à leur tour accéder à des prestations de qualité», analyse l’expert.

Le contact humain, ce luxe

Les marques ont par ailleurs bien compris comment exploiter ce mécanisme d’aspiration vers le haut: proposer un produit ou une offre du ressort de l’exceptionnel, c’est faire rayonner une atmosphère de luxe sur tout le reste de la gamme, même sur les prix d’entrée. «Le premium fonctionne alors comme un produit d’appel, qui fonde un imaginaire de prestige autour de l’entreprise, laissant penser que tous ses produits sont de la même facture», relève le sociologue neuchâtelois. OK, on vend du low-cost auréolé de rêve. Sauf que cette stratégie marketing a parfois ses inconvénients, relevés par Elisabeth Leuba, cocréatrice d’un master en management du luxe à Genève: «Les marques ont fragmenté leur offre pour toucher le plus large panel de porte-monnaie. Si bien qu’on en arrive à payer pour obtenir des choses qui, auparavant, n’étaient pas des avantages.» Telles que la rapidité, le confort, voire… un interlocuteur en chair et en os. «Car le contact humain lui aussi est en train de devenir un luxe.»

Ici ou là, forcément, des résistances se font jour. En France, l’un des cinémas pratiquant la salle «First» a ainsi dû mettre fin à son offre, sous la pression d’une opinion publique peu encline à voir le septième art devenir un privilège. Comme quoi la victoire prophétisée des super-riches dans cette lutte des classes par le luxe pourrait bien avoir du plomb – ou trop d’or – dans l’aile…

Quelques exemples

En bateau Les croisières sont à la mode. Et les ponts luxueux reviennent: suites de 50 m2 avec terrasse privative, accès direct au spa et même majordome…

A l’hôpital Attenant à la clinique des Hauts de Genolier, une résidence de luxe promet suites médicalisées, services hôteliers et accès direct aux urgences, juste au cas où.

En train Déjà sur les rails italiens: le train à grande vitesse AGV d’Alstom et son offre de trois classes dominée par l’«Exclusive». A bord, espace grand luxe, services VIP et wi-fi.

En centre-ville Les Poor doors, c’est le dernier scandale qui agite Londres et New York: des immeubles à entrées séparées, l’une, luxueuse, pour les résidents des grands appartements, l’autre, basique et cachée sur le côté, pour les habitants profitant des loyers modérés. Bien que très critiqué, le concept arrive à Toronto.

A la gare Inauguré en mai, le Business Point de la gare de Cornavin est la première aile de luxe intégrée dans une gare de Suisse romande. A Zurich, ce même espace ne désemplit jamais.

Dans le ciel, la première ne connaît pas la crise

Devenu transport de masse durant les Trente Glorieuses, l’avion s’était progressivement délesté de ses cabines individuelles. Or voilà que les espaces d’exception reviennent, moins nombreux mais à des prix infiniment plus délirants. Du coup, les compagnies aériennes envisagent d’aménager une «4e classe» (éco premium) pour accueillir les clients n’ayant plus les moyens de se payer First et Business…

Singapore Airlines propose depuis peu des suites avec lit double, dessinées par le designer de yachts de luxe Jean-Jacques Costes. Et sinon? Fournitures Givenchy, produits de soin Ferragamo et menus de grands chefs. Coût moyen pour un aller simple (vol long courrier): 22 000 francs.

Etihad Airways est actuellement le champion dans le domaine des premières classes. Aménagées au niveau supérieur de ses A380, les suites «Residence» invitent à voler dans un univers inspiré des hôtels cinq étoiles. Coût moyen pour un aller simple (vol long courrier): 40 000 francs!

Des classes sur le web?

Telle était, déjà, la question posée par la revue RESET fin 2012. Deux sociologues français s’alarmaient des inégalités d’accès et de pratiques entre adolescents pourtant connectés à des plateformes identiques, la Toile prolongeant ainsi les différences sociales existantes. «Les technologies rendent souvent visibles les inégalités présentes dans la société», confirme Stéphane Koch, consultant indépendant spécialisé d’Internet.

Faut-il s’attendre à voir la planète 2.0 générer un tiers-monde virtuel? «Le futur fossé économique sur le web pourrait découler des nouvelles politiques de financement de certains sites. Il s’agit par exemple de faire payer les contenus de haute qualité, ce qui exclurait une partie des internautes sur le simple critère du budget.»

Cette stratification numérique a d’ailleurs commencé, avec l’essor de plateformes destinées à «l’élite». A l’instar de «Beautiful People», des sites de rencontre pratiquent ouvertement une sélection de leurs membres sur des critères socio-économiques. Et des réseaux sociaux Premium voient le jour, dont «Netropolitan», qui exige une contribution de 9000 dollars pour figurer dans son cercle. Ainsi, en dépit de son image universelle, «l’Internet reste un ensemble de tribus, commente Stéphane Koch. Ces sites donnent l’impression d’accéder à un espace privilégié entouré de barrières, pour éviter de côtoyer n’importe qui.» Pas si démocratique finalement, le clic de souris!

Getty Images/Blend Images RM
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