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Loyse Pahud: «En 1962, j’avais 8 ans et les pantalons piquaient»
Le lundi, on mange la «pastachouta». C’est à cause de Madame Desponds, la dame qui fait la lessive. L’odeur de vapeur de linge remonte l’escalier de la buanderie. La chaudière fume... Il faut dire que mes parents dirigent le Centre de formation d’éducateurs pour l’enfance et l’adolescence inadaptées, et que notre maison, en plus de notre famille, héberge cette école ainsi que les élèves (huit cette année-là, en dortoirs). Le lundi, donc, comme Madame Desponds aime beaucoup les spaghettis bolognaise, toute la maisonnée mange la pasta asciutta. Pas du tout al dente.
Nous portons des culottes de laine
«Je ne veux pas vous délicatiser», nous dit maman. C’est pour cela que mes deux sœurs et moi, en hiver, ne portons pas de collants mais des chaussettes et des culottes de laine. Elles sont grises et tricotées par ma grand-mère. Les pantalons (en laine et à carreaux) qu’il m’est arrivé d’enfiler piquent atrocement. Mon frère, lui, est abonné aux culottes courtes pratiquement toute l’année. En été, maman nous interdit toute camisole ou chemisette. Nous sommes protestants, dois-je le dire? (Cinquante ans plus tard, je ne suis jamais malade, dois-je le dire?).
Nous avons une chambre pour trois
Ça ne me gêne pas, même si mes sœurs (10 ans et 6 ans et demi) s’entendent comme «chien et chat», disent mes parents. Les livres me permettent de ne pas les entendre se chamailler. Chacune a son mur. Je dors avec toute ma ménagerie dans mon lit. Je tends bien le drap par-dessus la couverture. Maman chante: «C’est la nuit, tout se tait, sur les prés, les collines zet les bois…» avant de fermer la porte. Nous chuchotons, et quand nous faisons les folles, l’une de nous finit au cagibi avec les balais, où notre père, à son retour, nous découvre…
Je veux devenir médecin
J’aime encore jouer à la poupée – elle s’appelle Martine – et je viens de découvrir l’existence d’une «clinique des poupées» où j’ai pu acheter une perruque pour Martine qui avait perdu presque tous ses cheveux. Peut-être que mon désir d’être médecin vient de là. En tout cas, j’économise (à coup de 20 centimes par semaine), pour me payer une trousse de secours plus belle que celle de ma grande sœur qui veut devenir infirmière (et le deviendra). Finalement pour mon anniversaire, je reçois les sous manquants et je m’offre pour 18 francs une trousse en cuir rouge contenant de la ouate Flawa, des bandes stériles, des tubes de comprimés, un petit mode d’emploi de gestes d’urgence, du désinfectant, des ciseaux et une pincette à épiler. Cette trousse m’accompagnera des années dans tous mes camps scouts.
La maîtresse a toujours raison
J’aime le calcul mental. Comme maman. Et je suis forte dans la matière. Je ramène toujours des 10. Mais cette fois-ci, je reçois un 1. Sidérée, je constate que je me suis trompée de ligne: à côté de la question 1, j’ai inscrit la réponse du 2e calcul et ainsi de suite. Je suis révoltée, furieuse, je crie à l’injustice, et je supplie ma mère d’intervenir auprès de la maîtresse. Mais maman dit, désolée pour toi, ma foi, ça t’apprendra à respecter la consigne… Malgré sa sévérité, j’aime ma maîtresse. Pour nous récompenser quand nous faisons une série de bons résultats en vocabulaire, elle nous offre des livres dans une édition soignée. Je reçois La princesse au petit pois. La couverture, gaufrée, est vert bouteille. C’est mon livre, et je ne le prête à personne. Dans la foulée, je dévore les autres contes d’Andersen. J’adore L’intrépide soldat de plomb et aussi La bergère et le ramoneur.
Je reçois un manteau rouge
En vacances à Neuchâtel chez ma tante avec ma petite sœur, pendant que mes parents sont en camp avec leurs élèves et que mon frère et mon autre sœur sont en camp scout, je découvre la collégiale et le plaisir de recevoir un habit: dans ce duffle-coat, je me vois comme un Petit Chaperon rouge. D’ordinaire les habits que je porte sont ceux que j’hérite de ma sœur, et les siens viennent de nos cousines. Un habit neuf, c’est comme un nouvel ami, il a une âme.
Ma sœur reçoit une montre
Elle a fêté ses 10 ans. Elle a donc reçu une montre. C’est ainsi. A 10 ans, une montre, à 12 ans, le premier repas au restaurant… Pour l’instant, seul mon frère, qui a 13 ans y a eu droit.
Nous prenons un bain deux fois par semaine
Le mercredi et le dimanche… Dans l’eau, c’est la fête, car je me baigne avec ma petite sœur, dans la même eau que la grande…Nous avons nos éponges ornées d’une petite boule de couleur pour la distinguer. Moi j’ai la rouge.
Maman a 36 ans
Sur le chemin de l’école, avec mes amies nous discutons de l’âge de nos mères. La leur est plus jeune que la mienne. 29, 32, 33, 34 ans… Ma maman la plus vieille? Je suis vaguement vexée. Je ne pense pas à dire: «Oui, mais moi, j’ai un frère bien plus grand». Je dis alors: «Oui, mais moi, elle travaille». J’en suis fière. Les mères des copines ne travaillent pas. Maman donne des cours de «technologie alimentaire» aux élèves du Centre (c’est-à-dire de la diététique). Elle dirige l’internat aussi, gère les menus, participe à certains travaux de secrétariat. Une jeune voisine vient souvent nous garder, elle habite en face. Et nous l’adorons tous. Mais on n’a pas beaucoup besoin d’être gardés, nous jouons dehors dehors. Je surveille ma petite sœur, un être tempétueux et incontrôlable qui ramasse les chewing-gums par terre et qui préfère les billes aux poupées. Avec mon autre sœur, je fais des courses en patins à roulettes (à 4 roues, qui grincent) dans le quartier.
Les enfants ne parlent pas pendant la soupe
Mes parents ont des choses importantes à discuter. Qui concernent leur école. Nous les quatre enfants n’avons pas le droit de parler au début du repas, et mangeons notre soupe en silence. Nous avons chacun notre rond de serviette, ne devons pas nous lever de table sans le demander. Avant le repas, nous chantons «Toi qui dispooses, de toutes chooses et nous les donne-euheu chaque jour, reçois ô pèère…» en nous tenant les mains.
Nous roulons français
Nous avons une Peugeot 403 bleu foncé. Nous avons dû nous séparer de l’Isard Goggomobil (une espèce de Trabi allemande fabriquée par l’inventeur de la moto Goggo) qui a perdu toutes ses pièces maîtresses l’une après l’autre. Et papa est revenu à ses amours françaises (avant l’Isard, nous avions des deux CV). J’aimais bien l’Isard, elle était beige avec un peu de rouge, je la trouvais spéciale. Cette 403 fait un peu tank à mon avis. Ma maîtresse conduit une Opel Rekord blanche. Incroyablement chic.
Nous sommes des «privilégiés» (d’après maman)
- Parce que nous habitons une maison, et non un immeuble comme toutes mes copines. («Maman, pourquoi on n’a pas un concierge qu’on pourrait embêter comme celui des Faverges?»)
- Parce que nous avons un jardin. Il y a un reck où nous passons notre temps en cochon pendu; un jardinet potager pour chacun de nous quatre où nous faisons pousser des radis.
- Parce que nous avons un chien. Qui est la (c’est une chienne) plus proche amie de ma petite sœur. Elle nous gratifie de onze chiots, cette année. Papa en a tué dix. On a gardé Taïau.
- Et parce que papa a des vacances comme nous. En temps normal, il n’est jamais là. Outre la direction de son école, il fait de la politique et cette année, il brigue un deuxième siège libéral au Conseil d’Etat vaudois. Il n’a aucune chance, mais il tente quand même. Mon frère est déçu: «Il devait faire 7e et il est sorti 9e»… En plus, papa est président des Eclaireurs vaudois et le scoutisme vaudois fête son 50e. Il monte donc un spectacle au Stade olympique sur un texte d’Emile Gardaz et une musique de Pierre Kaelin… Mais en vacances, il est là, à nous filmer, à nous lire l’histoire de Croc-Blanc le soir, à chanter: «Au bord du chemin, j’ai rencontré une fiiiiille tant joliiiie, je lui ai demandé es-tu mariée…» en conduisant.
Loyse Pahud
Journaliste à Femina (édition). Auteure d’un roman situé dans les années soixante à Lausanne «Casse tête», Ed. de l’Aire.
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