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Les sciences occultes explosent, pourquoi?
Chaque matin, Céline, 40 ans, commence sa journée de travail par la lecture de son e-horoscope qui l’attend sur sa messagerie. «Ça m’aide à voir plus clair dans ma journée. Si par exemple, il me dit que c’est une période propice aux négociations, je prendrai des rendez-vous que j’aurais pu remettre à plus tard. Pour moi, c’est comme les conseils d’un guide bienveillant.» Jeanne, 57 ans, est, elle, une adepte des tarots: «La première fois qu’on m’a tiré les cartes, c’était après mon divorce, il y a quinze ans. J’étais désorientée et les cartes m’ont été d’un grand secours. Elles m’ont annoncé que cette phase allait être suivie d’une renaissance grâce à un succès professionnel. Or, quelques mois plus tard, j’ai obtenu un nouveau poste et rencontré un collègue, devenu par la suite mon mari. Depuis, j’ai appris à me tirer les cartes.»
Céline et Jeanne ne sont pas d’exceptionnelles fantaisistes: un sondage réalisé par l’Institut LINK et Swisscom auprès des internautes suisses, et paru en octobre 2014, révèle que les deux tiers des personnes interrogées croient en l’existence de phénomènes que la science et la raison ne peuvent expliquer, comme les anges (24% y croient), les miracles (20%) ou encore l’astrologie (13%).
Dans toutes les enquêtes sur le sujet, les femmes, les personnes âgées et les personnes à niveau de revenus faibles s’imposent comme les plus «croyants» à ces pratiques. Cependant, aucune catégorie de la population n’y semble hermétique; on retrouve des amateurs de cartomancie, voyance ou astrologie dans les plus hautes sphères, y compris politiques. Un cas célèbre est celui de l’ancien président de la République française, François Mitterrand, qui consultait régulièrement la voyante Elizabeth Teissier lorsqu’il était à l’Elysée. Bien avant lui, la chiromancienne Madame Fraya avait lu dans les mains de Jean Jaurès et de Georges Clémenceau. Plus loin dans l’Histoire, les empereurs romains ne prenaient aucune décision politique importante sans consulter d’abord les augures qui lisaient dans le vol des oiseaux et dans les entrailles d’animaux sacrifiés. Aussi, quand on lui parle d’un nouveau regain d’intérêt pour l’ésotérisme, Sylvia Mancini, historienne des religions spécialisée dans les courants ésotériques occidentaux et enseignante à l’Université de Lausanne (UNIL), corrige: «Ces croyances s’inscrivent dans une longue tradition de contre-culture religieuse qui s’est surtout développée dès la Renaissance, quand la théologie chrétienne s’est rigidifiée pour se concentrer sur la relation homme-Dieu. Elle a abandonné tout le champ de la cosmologie qui a alors été repris par les futurs «ésotériques».
La fin d’un tabou
La croyance en l’irrationnel n’a donc rien de nouveau. Mais ce qui peut surprendre c’est qu’elle persiste et, même, qu’elle s’affiche sans plus aucun tabou, à un siècle largement dominé par les sciences, les technologies et le matérialisme. Le salon-expo Mednat de Lausanne, qui vient tout juste de tenir sa 27e édition, prouve que cette «contre-culture» est devenue une tendance à succès. Sur fond de souci croissant pour le bien-être, se faire tirer les cartes, dresser son thème astral, découvrir son ange gardien ou ses vies antérieures se présentent comme autant de méthodes mises à la disposition de chacun, librement.
Sociologue à l’UNIL et coauteur de «Religion et Spiritualité à l’ère de l’ego» (Ed. Labor et Fides, 2015), Jorg Stolz analyse ce mouvement par le fait que, dans ce monde un peu flou et très vaste mystico-ésotérique, «chacun peut croire à ce qu’il veut et changer quand il veut de croyances, c’est un «grand marché» très fluide, sans contrainte, dans lequel on peut entrer avec ou sans spiritualité». Cette approche très individualisée est particulièrement en accord avec notre «ère de l’ego» puisqu’elle offre une souplesse que les religions officielles ne peuvent égaler.
Un besoin de sens
L’historienne Sylvia Mancini poursuit: «La science officielle a commencé son autocritique; les médecines positivistes et mécanistes ont mis entre parenthèses l’interaction corps-esprit et le reconnaissent aujourd’hui, avec toutes les limites que cela comporte.» N’en déplaise au philosophe Auguste Comte qui croyait dur comme fer à un avenir de l’humanité purement rationnel, malgré leurs avancées spectaculaires, nos connaissances ne permettent pas de répondre à toutes nos questions existentielles. Laissant de la place au doute, celles-ci en laissent aussi, de fait, aux croyances.
Psychologue enseignant à l’Université de Neuchâtel, Emmanuel Schwab ajoute qu’être rationnel n’empêche pas de vouloir lire son horoscope ou se faire tirer les cartes, «car le plus souvent, seule une partie de nous y croit. L’ethnologue et philosophe Octave Mannoni avait très bien décrit ce clivage intérieur dans son article «Je sais bien, mais quand même»: notre raison «sait», mais une autre partie de nous se plaît quand même à «croire».» Cela, d’après le psychologue, est surtout visible en situation de fragilité, de doute, «ces moments où l’on aspire plus que jamais au soutien du hasard et du destin. Chercher des points d’appui dans ces circonstances est tout à fait légitime. Cela témoigne d’un besoin profond de sens, puisqu’il s’agit de raccrocher son existence à plus grand que soi».
Pour Emmanuel Schwab, ce besoin remonte à notre prime enfance: «A notre arrivée dans la vie, nous avons vécu de longs mois dans un monde où il nous a fallu trouver d’autres repères sécurisants que ceux de la connaissance et du savoir, et nous les avons essentiellement trouvés dans le vis-à-vis maternel, dans le regard parental: en quelque sorte, on s’est voué à ce qu’un autre pensait de nous et on lui a donné le pouvoir d’organiser notre monde pour plus de cohérence».
Et c’est un peu le même mouvement qui s’opère dans la relation à l’astrologue ou autre voyant: on vient lui redemander si l’on a une place dans ce monde et laquelle. Cela, d’après Emmanuel Schwab, est aussi inévitable que sain, et explique que le goût pour ces croyances n’est pas prêt de s’éteindre, «puisqu’elles répondent à l’angoisse de la mort et de l’inconnu, dont la science ne peut pas nous soulager.»
Eviter l’incertitude
«Que va-t-il m’arriver aujourd’hui? Et demain? Et au cours de cette année?» En proposant des réponses, l’astrologie et autres voyances nous donnent l’illusion de reprendre un peu le contrôle de nos vies. Professeur au centre des sciences cognitives de l’Université de Neuchâtel, Fabrice Clément ajoute: «L’horoscope est une sorte de manuel narratif romancé: des événements vont survenir, vous bouleverser, une rencontre va vous transporter, etc. Vous devenez un personnage dans un roman astral. C’est très valorisant! Et puis, cela permet d’organiser les événements dans une histoire qui fait sens. Ils ne sont plus hasardeux, et c’est apaisant, car l’idée que ce qui nous arrive serait le fait du pur hasard est très difficile à supporter».
Un besoin identitaire
Puis, par un effet de miroir, l’horoscope, la voyante, les cartes ou l’ange auquel on croit nous parlent de nous, donc nous aident à retrouver notre assise identitaire. Les bénéfices en sont évidents en période de doute et de fragilité, où cela permet de regonfler sa confiance en soi et de se rassurer. Mais pas seulement: à tout instant, cela offre des occasions de revenir à soi, de faire un point sur sa vie. Indispensables pour avancer sereinement, ces temps d’introspection sont d’autant plus précieux qu’ils se raréfient, dans une époque hyperconnectée où nous sommes sans cesse sollicitées, «happées» par le monde extérieur.
Risque d’endoctrinement
Reste que ces nombreux bienfaits ont aussi leurs limites. Si ces croyances sont d’abord le signe d’une ouverture d’esprit, puisque relevant d’une capacité à porter son attention au-delà de ce que l’œil voit et de ce que la raison explique, elles peuvent aussi conduire à un enfermement idéologique. «Pendant des années, j’ai été accro à ma voyante, raconte ainsi Marie-Anne, 49 ans, j’avais besoin de son avis sur tout, avant toute prise de décision, et si elle n’était pas à 100% positive, j’étais effondrée. Puis, j’ai commencé à douter de toute parole et explication un peu trop «officielle», estimant que la vérité ne pouvait venir que de l’occulte… Ce sont mes enfants qui m’ont aidée à en prendre conscience, et aussi du fait que j’avais un peu exagéré.»
Car si elles peuvent soutenir dans les moments de doute et regonfler des egos un peu fragilisés, ces croyances ne peuvent pas remplacer un travail sur soi thérapeutique. Au fil de son enquête, Jorg Stolz a aussi constaté que le reproche le plus souvent émis à leur encontre c’est qu’elles invitaient plus aisément «à l’égocentrisme et au repli sur soi, tandis que les religions officielles regarderaient davantage vers la communauté». Vouloir comprendre et se comprendre, sans se couper du monde et en restant ouvert à toutes les autres croyances et non-croyances: c’est sans doute cela, le défi le plus mystique.
Ces mécanismes qui nous convainquent
Pourquoi croyons-nous à notre horoscope ou autre prédiction? Les scientifiques aussi se sont penchés sur la question et répondent en évoquant des mécanismes cognitifs ou «biais». En voici trois:
Le biais de confirmation Il consiste à privilégier naturellement les arguments qui vont dans le sens de nos idées préconçues ou de nos hypothèses, au détriment d’arguments qui, quoique plus véridiques, s’opposent à nos préjugés et attentes. Et c’est ainsi que si vous vous sentez un peu fatiguée, vous serez complètement séduite par l’horoscope qui vous conseillera de vous «ménager en ce moment». Même si, par ailleurs, il vous prédit la rencontre avec l’homme de votre vie, alors que vous êtes déjà mariée.
L’effet retour de flamme Non seulement vous persistez à croire que tel voyant ou tel horoscope est fabuleux, mais vous rejetez obstinément toutes les preuves de ses défaillances, et plus on vous en présente, plus vous vous repliez sur votre conviction. Ce n’est pas (seulement) parce que vous êtes bornée: c’est ce qui s’appelle l’effet retour de flamme, un autre biais cognitif bien connu des chercheurs.
L’effet Barnum Des millions de Verseau deuxième décan sont en train de lire le même horoscope. Pourtant, chacun d’eux a le sentiment que c’est à lui, rien qu’à lui qu’on s’adresse. C’est l’effet Barnum, qui consiste à lire des spécificités dans des généralités. Les scientifiques l’expliquent par la capacité cognitive à mettre du sens sur des imprécisions mais aussi à sélectionner les informations propices à rassurer son ego.