égalité
Le monde de la finance appartient aussi aux femmes
Plus de 200 ans. C’est le temps qu’il aura fallu à une célèbre banque privée suisse pour nommer une femme parmi ses dirigeants, en 2021. Le cas peut paraître extrême, mais c’est tout le contraire: il est une illustration de la place presque anecdotique des femmes dans les hautes sphères de la finance, en Suisse comme dans le reste du monde.
Déjà sous représentées dans les postes de cadres dirigeants et les conseils d’administration des entreprises en général, elles sont encore plus rares à tutoyer les sommets des institutions et des firmes du secteur financier, comme le notent les auteurs du Schillingreport, cette étude annuelle se penchant sur la composition des instances dirigeantes helvétiques.
1 banque sur 50 dirigée par une femme
On estime à un quart la part des effectifs féminins dans le secteur financier au niveau mondial. Seulement 25% du personnel sénior des banques américaines est féminin. Et en Europe, 20% des économistes confirmés sont des femmes. Mais les statistiques sur les effectifs du secteur financier soulignent un phénomène encore plus problématique: plus on monte dans les niveaux techniques, et plus la proportion de collaboratrices tend à fondre.
Autour du globe, les femmes représentent ainsi 18% des responsables de portefeuille, 13% des postes de direction. Et il n’y a que 2% des banques de la planète qui comptent une femme à leur tête, révèle une étude du FMI. On voit également que les femmes haut placées dans la finance occupent surtout des postes administratifs, RH, de communication ou de contrôle interne, assez éloignés du noyau dur de la discipline.
Bien peu de modèles
Conséquence de cette répartition assez différente de celle des hommes, les femmes occupent d’abord les métiers les moins bien rémunérés du secteur, comme le pointe une étude universitaire publiée en 2016. Mais à l’heure où plusieurs pays européens exigent ou recommandent, comme la Suisse, un quota d’effectifs féminins dans les fonctions dirigeantes des entreprises, comment expliquer que les femmes soient toujours si peu représentées parmi les pontes de la finance?
Des mâles entre eux
Il y a sans doute, aussi, le fait que la faible présence des femmes dans le corps enseignant ne contribue pas à ce que les étudiantes s’identifient et s’imaginent évoluer dans cet univers: aux États-Unis comme en Europe, on compte à peine 20% de professeures en cursus de finance. Une autre image relativement peu vendeuse? Celle que véhicule le secteur financier dans les fictions et les médias.
Des mâles carnassiers, misogynes et sans scrupule cultivant l’entre-soi comme dans Le Loup de Wall Street, The Big Short ou Inside Job. Des scandales à répétition impliquant des traders ivres de pouvoir et grisés par les gains faramineux.
«Tout cet imaginaire que les gens entretiennent encore autour de la finance est le résultat d’un historique bien réel, reconnaît Elyès Jouini, professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine-PSL et responsable de la Chaire UNESCO Femmes et Science. Ces représentations et ces excès dépeignent un métier qui nécessiterait l’appétence pour le risque, une attitude guerrière, et incarnent le stéréotype selon lequel les femmes seraient, elles, moins téméraires et moins enclines à prendre les bonnes décisions pour faire des choix d’investissement cruciaux.»
Testostérone aux commandes
Il est vrai que plusieurs travaux en psychologie semblent valider cette dernière hypothèse. Pour des raisons qui seraient à la fois culturelles et biologiques, les femmes et les hommes auraient ainsi un comportement différent face au risque, ceux-ci montrant moins d’aversion pour les gros paris comportant une haute probabilité de perdre. Toutes ces descriptions restent cependant sujettes à controverse, parasitées par de possibles biais:
«Je rencontre des femmes aussi agressives et performantes que les mâles alpha, tempère Rajna Gibson Brandon. Quoi qu’il en soit, tout n’implique pas des prises de risque excessives dans la finance. Pour certains métiers, comme le trading, il faut certes savoir en prendre, mais pour gérer des fonds on peut tout à fait être prudent. Le problème est surtout la persistance, parfois, d’une culture toxique de la finance avec des profits à court terme et une compétition acharnée qui attire peut-être davantage les hommes, même si depuis le milieu des années 2010 on voit une amélioration significative dans ce domaine.»
D’abord un métier qui rapporte pour lui
Argent, pouvoir et gloire, montée à grande vitesse de l’ascenseur social… Autant d’horizons promis par la finance qui parlent particulièrement aux garçons. Encore aujourd’hui, on ne compte plus sur internet les influenceurs masculins vendant de tels rêves, via des investissements et des applis parfois douteux, aux jeunes hommes assoiffés de richesse facile.
Car épanouissante, la finance, vécue quotidiennement de l’intérieur et dans ses hautes sphères, ne l’est pas tellement. Encore moins pour les femmes qui désirent concilier vie de famille et poste très qualifié. «Ce sont souvent des conditions de travail très exigeantes, avec des horaires de fou puisqu’il y a presque toujours une salle de marché ouverte, observe Rajna Gibson Brandon. L’environnement est extrêmement compétitif et on n’éduque pas les jeunes filles pour s’aventurer sur de tels territoires, alors que les jeunes hommes, eux, sont plus formés pour se vendre et se battre.»
Une femme qui gère, non merci
Et même si une femme s’estime parée à endurer ces conditions de travail, encore faut-il pouvoir y accéder. Car un préjugé encore tenace nie les affinités de l’univers féminin avec celui de l’argent. La gestion professionnelle des fonds et des stratégies économiques serait une qualité de vrais mecs, qui eux seuls se montreraient capables de comprendre cette science complexe et technique.
«Selon le rôle archétypal qu’on attribue encore aux femmes, celles-ci seraient peu associées à de tels enjeux, pointe la professeure de l’UNIGE. Durant ma carrière, j’ai même entendu des hommes se plaindre que leur fortune puisse être gérée par une femme, d’autant plus que la clientèle était auparavant très masculine.»
D’ailleurs, cette prétendue incompatibilité impacte non seulement les collaboratrices dans leur parcours mais aussi les clientes des banques. Un rapport intitulé Women in Financial Services dénonce ainsi le fait que les femmes sont trop souvent négligées en tant que potentielles investisseuses lorsqu’elles se retrouvent devant leurs conseillers.
Réseaux très privés
Dans une étude parue en 2016, des universitaires constatent même que les candidates à un poste élevé dans la finance affrontent un double obstacle: le fameux plafond de verre, mais aussi une ségrégation sexuée horizontale, où le genre prédétermine le type de poste. Sans parler du fait que l’importance des réseaux est peut-être encore plus essentielle pour y grimper les échelons.
«Les hommes se cooptent entre eux, engageant des personnes parmi leurs old boys networks comme on dit, explique Myret Zaki. On sait par exemple qu’il existe un lien fort entre la finance zurichoise et l’armée, avec des haut gradés qui accèdent à des postes dirigeants grâce à leur réseau. Les femmes, elles, manquent de ces sphères d’influence cultivées au club de golf ou de tennis. Je crois en outre que beaucoup d’hommes se méfient des femmes, qu’ils perçoivent comme dangereuses, car ces dernières, appartenant moins à des réseaux, seraient potentiellement moins à même d’honorer ces loyautés qui se créent entre hommes, où chacun couvre l’autre.»
Pourtant, elles rapportent plus
Pourtant, au-delà de ces luttes d’ego et de ces petits arrangements entre amis, il y aurait tout intérêt à ce que les hautes sphères de la finance se féminisent. D’abord parce que contrairement aux mythes, les femmes sont aussi – voire plus – performantes que les hommes en matière de gestion d’investissements et de prises de décision économiques.
Des femmes conquérantes
Même les fonds de placement gérés par des collaboratrices arrivent à être plus performants sur une base ajustée au risque, précisent des travaux menés à l’Université Paris Dauphine. Myret Zaki souligne d’ailleurs la nomination récente de Valérie Noël comme cheffe des activités de trading chez Syz Group, «une première mondiale pour un domaine quasi 100% masculin».
Voilà qui favorise un cercle vertueux: selon une étude du FMI de 2018, avoir plus de femmes dans tous les secteurs de la finance s’avérerait bénéfique pour la stabilité du système bancaire et pour la croissance économique. On voit d’ailleurs se multiplier depuis une décennie les nominations de figures féminines dans les cercles dirigeants de grandes institutions publiques vouées au domaine financier: fonds monétaires, banques centrales ou d'aide au développement.
Le défi du digital
Un phénomène réjouissant, même si on peut paradoxalement voir cette augmentation du nombre de femmes à ces postes comme une persistance de certaines anciennes dynamiques, comme le craint Myret Zaki:
En clair, il y a encore du chemin à accomplir, même si des initiatives de réseautage et de mentoring, à l'instar de Women in Finance ou Financi'Elles, ont permis de faire augmenter les recrutements ces dernières années. «Les choses évoluent progressivement, mais il ne faut pas que les femmes restent trop à distance de la digitalisation, qui est forte et rapide. Si elles loupent le coche, il restera difficile pour elles de s’investir dans la finance dans ces prochaines années», avertit Rajna Gibson Brandon.
Ces femmes qui brillent dans la finance
Janet Yellen
L’un de ses professeurs, le Prix Nobel Joseph Stiglitz, disait qu’elle comptait parmi ses plus brillantes élèves. Elle-même professeure d’économie très réputée, elle entre très tôt à la Fed (le Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale des États-Unis) et en devient présidente en 2013. Début 2021, elle est propulsée au poste de secrétaire d’État au Trésor sous Biden.
Pinelopi Koujianou Goldberg
Spécialiste américano-grecque en microéconomie, elle est d’abord professeure à la prestigieuse Université Yale. Également première femme éditrice de l’«American Economic Review» entre 2011 et 2017, elle accède à l’un des sommets de la finance en étant nommée cheffe économiste de la Banque mondiale en 2018.
Gita Gopinath
«L’une des économistes remarquables dans le monde.» C’est en ces termes élogieux que Christine Lagarde souligne la nomination de cette Indo-Américaine au poste de cheffe économiste au sein du Fonds monétaire international, en 2018. Un an plus tard, elle poursuit son ascension au FMI en devenant première directrice générale adjointe.
Stacey Cunningham
Lorsqu’elle devient trader à Wall Street en 1996, cette Américaine compte à peine plus de dix collègues féminines contre un millier de collègues masculins dans la salle des marchés. Cela ne l’empêchera pas de devenir, à 43 ans, la première femme présidente de la Bourse de New York en 2018.
Odile Renaud-Basso
Elle est d’abord haute fonctionnaire à la Cour des comptes et à la direction générale du Trésor, en France, puis occupe plusieurs postes d’importance au sein de l’Union européenne, avant de revenir à la tête de la direction générale du Trésor. En 2020, elle est élue à la présidence de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.
Elvira Nabiullina
Au vu de l’actualité, on se dit que cette économiste va avoir du boulot… Présidente de la Banque centrale russe depuis 2013, elle doit gérer les finances du pays, qui est sous le coup des pires sanctions économiques internationales de l’ère moderne à cause de son invasion de l’Ukraine.
Delphine d’Amarzit
Après la nomination de ses homologues Stacey Cunningham à la Bourse de New York et Julia Hoggett à la Bourse de Londres, Delphine d’Amarzit devient la première femme à diriger la Bourse de Paris en 2020. Cette ancienne inspectrice des finances, passée par le Trésor et le domaine bancaire, est en outre jugée anticonformiste par la presse.
Christine Lagarde
Avocate de formation, ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, cette Parisienne devient directrice générale du Fonds monétaire international en 2011, avec la lourde mission de gérer la période post-crise de 2008. «Se serait-il passé la même chose si Lehmann Brothers avait été Lehmann Sisters?» s’interrogeait déjà avec une pointe d’ironie Christine Lagarde à propos des origines du krach boursier. Elle est ensuite nommée présidente de la Banque centrale européenne (BCE) en 2019.
Laurence Boone
Après une carrière dans le privé et l’enseignement, cette spécialiste française en macroéconomie est choisie comme conseillère économique du président François Hollande. Elle entre plus tard à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), accédant au poste de chef économiste en 2018 puis de secrétaire générale adjointe en 2022.
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