news société
Génération boomerang: Je retourne chez ma mère
Il y avait la génération Tanguy, celle qui s’incruste chez papa-maman bien au-delà de sa majorité. Il y a aujourd’hui la génération boomerang, celle qui, quelques années – ou même décennies – après avoir pris son envol, revient s’installer dans le cocon familial. Une rupture sentimentale, une perte d’emploi ou un salaire insuffisant pour permettre une réelle autonomie, et les voilà de retour au bercail. Combien sont-ils à opérer ce repli économique et/ou affectif? Les statistiques ne mentionnent généralement pas ces exilés d’un nouveau genre. Ou les mettent dans le même panier que les adulescents qui refusent de quitter le nid. Ce qui est certain, en revanche, c’est que réinvestir sa chambre d’ado lorsqu’on est passé à l’âge adulte n’a rien d’une évidence. Ni pour l’enfant devenu grand. Ni pour ses parents.
«Le départ du domicile familial s’inscrit dans le processus de transition vers l’âge adulte, explique Jacques-Antoine Gauthier, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (UNIL). Ce passage se fait à travers la fin des études et l’entrée dans le monde du travail, la séparation d’avec ses parents et la constitution de sa propre famille. Il y a une logique normative concernant l’ordre dans lequel ces transitions sont réalisées. Aussi, lorsqu’on revient vivre chez ses parents – même s’il s’agit d’une situation d’urgence car on n’a pas les ressources financières de faire autrement – on doit en quelque sorte rembobiner les différentes phases d’émancipation et d’intégration sociales que l’on pensait avoir traversées. Quelque part, c’est un constat d’échec.»
Les expériences de Milena et de Virginie (ci-dessous) témoignent de cette difficulté à se retrouver, à nouveau, dans une position d’adolescent après avoir pris son indépendance. L’une comme l’autre avaient quitté leurs familles respectives depuis plusieurs années déjà lorsqu’un coup du sort les a poussées à revenir chez leurs parents. Si ce retour n’a duré, dans les deux cas, que quelques mois, il n’en a pas moins été une épreuve psychologique et affective. Pour le docteur Nahum Frenck, «ces tensions sont tout à fait compréhensibles, et même souhaitables, car cette cohabitation implique de redéfinir la relation parents-enfants, explique le pédiatre et thérapeute de famille lausannois. Cela afin de permettre au jeune adulte, comme à ses parents, de se rendre compte que l’enfant a grandi. Ces difficultés sont donc un plus, pas un moins.»
Un refuge naturel
Chercher du réconfort auprès de sa famille au moment d’une épreuve est en effet «tout naturel et souligne la spécificité des liens familiaux et leur force», confirme Katharina Auberjonois, psychiatre et psychothérapeute aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Responsable de la Consultation Couples et Famille du département de santé mentale et de psychiatrie, cette dernière note que «la parenté reste – cela a été scientifiquement démontré – le système le plus fiable de soutien économique et affectif pour ses membres. C’est une bonne chose qu’il y ait des «réseaux de solidarité» comme le cercle de voisins, d’amis ou de collègues, mais ceux-ci s’avèrent moins constants sur la durée.»
Depuis quelques décennies, le nombre d’adultes vivant avec leurs parents est en hausse. Au Canada – l’un des rares pays à inclure les «enfants boomerang» dans ses statistiques – cette proportion est passée, pour les 20-29 ans, de 26,9% à 42,3% entre 1981 et 2011. Et pas moins d’un quart de ces «revenants» ont déjà vécu seuls avant de retrouver refuge au sein de leur famille. «S’il s’agit d’une solution transitoire, il n’y a pas de mal à retourner chez ses parents, commente le docteur Frenck. Mais quand ça devient chronique et que trois ans après s’être séparé de sa femme, le fils est toujours en train de squatter chez papa-maman, c’est problématique car on risque d’être complètement infantilisé. C’est vrai que vivre avec ses parents, c’est confortable. Si on est nourri, logé, blanchi, pourquoi s’en priver?»
Toujours présents
D’autant que, côté géniteurs, jouer les sauveurs est, ma foi, plutôt valorisant. Bon nombre estiment qu’il est de leur devoir de répondre toujours présent pour leur progéniture, quoi qu’il arrive. «Même s’ils pestent et se plaignent d’avoir à nouveau leur fils ou fils à la maison, au fond d’eux, ils sont contents car ce retour leur donne l’illusion d’une nouvelle vie de famille, poursuit le médecin. C’est peut-être la raison pour laquelle ils acceptent facilement d’héberger leur enfant.» Les parents ne renonceraient-ils donc jamais à leur vie de famille? «On n’en fait jamais le deuil, rétorque le docteur Frenck. On s’en accommode.»
Trois générations, un toit
Elise, 57 ans, en sait quelque chose. Cette mère divorcée partage son trois-pièces avec son fils de 31 ans et sa petite-fille. Tous deux se sont installés chez elle après la séparation des parents de l’enfant. La grand-mère leur a ouvert sa porte, sans se poser de questions. «Pour moi, ça n’a pas fait un pli. Il était évident que je devais les accueillir et les soutenir. C’est ça, la famille. Pour ma petite-fille, c’était la meilleure solution. Ma priorité, c’est son équilibre. Je n’allais pas la laisser dehors!» Trois ans plus tard, le trio cohabite toujours. Le salon a été sacrifié et transformé en chambre pour le fils d’Elise. Et la cuisine est devenue l’espace commun du logement. «Au quotidien, nous fonctionnons plutôt comme une colocation. On essaie de se répartir les tâches. Mon fils fait l’éducation de la petite. Moi, je reste dans mon rôle de grand-mère. Sauf quand il s’agit de remplir le frigo. C’est mon côté maternel…»
La grand-mère le reconnaît volontiers, si elle a accepté d’héberger enfant et petits-enfants, c’est parce qu’elle «aime la vie de famille». «Bien sûr, je me pose souvent des questions. Ai-je raison de les garder auprès de moi? On m’a souvent répété de les mettre dehors, mais j’ai toujours trouvé que ce conseil était complètement à côté de la plaque. Moi, j’ai l’impression d’avoir bien agi. Mon fils va de mieux en mieux, ma petite-fille se porte bien et moi, j’adore ma vie! Je n’ai aucun regret.»
Si grand-mère, fils et petite-fille se sont faits à ce modus vivendi, le regard désapprobateur des autres n’en reste pas moins difficile à assumer. «Socialement, cela n’a rien d’évident, confie Elise. On me fait comprendre que j’ai mal éduqué mon fils, que je ne l’ai pas rendu autonome. Pour lui, c’est blessant car il a fait ce qu’il a pu. Un enfant a toujours envie de quitter ses parents. S’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le peut pas. Nous, on sait que ça ne durera pas toujours. On n’a plus honte de la situation. On ne se sent plus coupables. Au fond, on est heureux comme ça.»
Et si cette cohabitation entre enfants adultes et parents annonçait l’émergence d’un nouveau modèle de famille recomposée? Après tout, rappelle Jacques-Antoine Gauthier, de l’UNIL, «on n’a pas toujours vécu à deux parents plus deux enfants dans un appartement. Autrefois, les femmes qui perdaient leur mari ou avaient un enfant de manière «non légitime», par exemple, pouvaient aussi retourner chez leur mère». Dans le contexte de crise économique actuel, le regroupement de plusieurs générations sous le même toit pourrait bien perdre rapidement son caractère d’exception si la relance tarde à venir. L’hôtel «Chez Maman» n’est pas prêt de fermer ses portes.
«Ce retour a été un mal pour un bien», Milena, 28 ans, Lausanne
Tout recommencer «Il y a deux ans, j’ai dû retourner vivre chez mes parents pour des raisons financières. J’avais dépensé plus d’argent que je n’en gagnais. Je n’ai pas eu d’autre choix que de quitter mon petit nid douillet. J’avais 26 ans, cela faisait deux ans que je vivais seule. Pour moi, me retrouver à la maison comme à 17 ans, c’était faire un pas en arrière. Mais j’avais besoin de repartir de zéro. Mes parents m’ont tout de suite dit oui. J’étais dans le besoin.»
Le poids des habitudes «Nos rapports se sont dégradés durant ces quelques mois de cohabitation. J’avais le sentiment d’avoir la main de mes parents sur mon épaule. Mais je ne pouvais rien dire car je les respectais et ils m’accueillaient chez eux. Et puis, en vivant seule, j’avais pris mes habitudes, j’étais devenue maniaque! Dans mon ancienne chambre, j’ai amené un nouveau lit, ainsi que mon bureau. J’ai retrouvé le confort du cocon familial, mais pour moi, il était important de garder à l’esprit que ce retour n’était que provisoire. Je n’étais pas souvent à la maison. C’était avant tout un endroit où dormir.»
Mission accomplie «Je n’ai pas versé un sou à mes parents. Il n’a jamais été question que je leur paie un loyer. Je suis issue d’une famille serbe, alors pour eux, il est normal d’être toujours là pour leur enfant, quoi qu’il arrive. Mais comme je gagnais un salaire, je les aidais autrement en faisant les courses ou en leur offrant des cadeaux. Je suis restée chez eux jusqu’en septembre de la même année. Quand je suis repartie, mes parents ont été soulagés. Et ça leur a fait plaisir de voir que j’étais capable de rebondir. A part pour les impôts, j’ai pu régler toutes mes dettes.»
Expérience positive «Avec le recul, je me rends compte que malgré les disputes, les hauts et les bas qu’on a traversés, au bout du compte on en est tous ressortis plus forts, enrichis, avec un peu plus d’amour les uns pour les autres. Cela a donc été un mal pour un bien. Aujourd’hui, j’ai de meilleurs rapports avec mes parents qu’avant de retourner vivre à la maison. C’est même moi qui m’inquiète pour eux. Mon compagnon me répète qu’il faut que je les lâche un peu!»
«Cet échec a permis de crever un abcès», Virginie, 38 ans, Neuchâtel
Situation d’urgence «L’an dernier, je me suis séparée de mon mari. Il n’était plus possible de rester sous le même toit, la relation devenait malsaine. Je suis donc partie chez mes parents avec nos filles. Mon père venait d’avoir un gros problème de santé et était en convalescence loin de la maison, et ma mère a accepté de nous héberger le temps que mon mari trouve un endroit où loger et que je puisse réintégrer l’appartement familial avec les enfants. C’était un cas de force majeure.»
Toutes griffes dehors «Ces trois mois de cohabitation forcée ont été très durs émotionnellement. Ma mère a tout de suite retrouvé ses vieux réflexes éducationnels. Pour moi, c’était invivable, j’avais le sentiment qu’elle ne me traitait pas comme une adulte. J’ai toujours eu une relation un peu conflictuelle avec elle mais là, ses moindres remarques prenaient des proportions absolument démesurées, émotionnellement et affectivement. J’étais incapable d’être compréhensive car je fonctionnais en mode survie. Je ne pouvais pas accepter que ma mère me déstabilise. Si je craquais, c’était foutu.»
Sans issue «Comme elle m’hébergeait, je n’avais pas d’échappatoire. Je me sentais dans une situation d’impuissance terrible. Pourtant, on avait tout pour bien faire. Mes filles et moi avions chacune notre chambre, je ne devais pas payer de loyer. J’ai essayé de préserver mes enfants au maximum, mais ils nous entendaient nous disputer. Quand mon mari a libéré notre maison et que j’ai pu rentrer chez moi, j’ai été soulagée. Mais ma mère et moi avons toutes deux été très blessées par cet échec. Jusqu’à la fin de l’année dernière, notre relation en a subi les conséquences.»
Aller de l’avant «Aujourd’hui, ça va mieux entre nous. Peut-être même que cette crise a fait avancer les choses. Le fait d’avoir atteint des stades aussi extrêmes d’incompréhension mutuelle a mis en évidence le fossé qui existait entre ma mère et moi. J’ai l’impression que cet énorme conflit a crevé une sorte d’abcès. Il nous a poussées à une remise en question et à un changement dans notre manière de fonctionner. J’espère que ça durera…»
«Il est essentiel de poser un cadre»
Revenir vivre chez ses parents n’a rien d’une sinécure. Les conseils de Danièle Laot Rapp, coach de vie à Ecublens (VD), pour éviter que la cohabitation ne tourne à la guerre de tranchées.
1. Etre au clair sur ce qu’on ressent Lorsqu’ils récupèrent chez eux un enfant, les parents n’osent souvent pas exprimer leurs réticences. «Pourtant, même s’ils sont fiers d’être encore là pour lui, ils ont le droit de ne pas être fous de joie de le voir revenir à la maison», explique Danièle Laot Rapp. D’où la nécessité de dire clairement qu’il s’agit d’organiser une cohabitation entre adultes. Mieux vaut éviter de réintégrer son ancienne chambre d’ado et, autant que possible, en choisir une autre ou l’aménager. Cela évite de «régresser». Et ne pas oublier pour l’enfant de remercier ses parents de l’accueillir.
2. Envisager toutes les solutions Retourner chez ses parents est-il vraiment la seule possibilité de s’en sortir? Souvent, on choisit cette option car elle semble la seule solution. Les parents ne préféreraient-ils pas plutôt donner de l’argent chaque fois à leur enfant pour lui permettre de traverser cette mauvaise passe? Selon la coach de vie vaudoise, «il est important que la décision de vivre sous le même toit soit réfléchie et consentie par toutes les parties, après avoir exploré toutes les solutions possibles. On a toujours plusieurs choix».
3. Poser un cadre Avant de commencer la cohabitation ou dans les premiers jours, il est important de se réunir pour fixer des règles de vie. «Il vaut mieux se définir que se défendre, dit Danièle Laot Rapp. Toutes les questions doivent être abordées, y compris l’hygiène et les finances, par exemple.» En clair, qui fera le ménage? Chacun devra-t-il frapper avant d’entrer, y a-t-il des clés? L’enfant doit-il payer un loyer? S’il n’en a pas les moyens, comment s’acquittera-t-il de cet hébergement gratuit? «Un exercice révélateur consiste à vivre 48 heures comme si on était des étrangers. Avec des personnes peu connues, on ne s’autoriserait pas beaucoup d’attitudes qu’on se permet avec nos intimes.»
4. Faire régulièrement le point Une fois que la cohabitation a démarré, se fixer un rendez-vous mensuel pour discuter et trouver des solutions aux problèmes rencontrés. Vous avez du mal à faire en sorte que l’autre accepte de mettre ainsi les choses à plat? «En même temps, si on ne peut pas toujours régler les frictions, on peut ainsi anticiper et éviter certaines zones de conflit, conclut Danièle Laot Rapp. Il faut aussi relativiser et accepter qu’il puisse y avoir des frottements. Faire preuve de bienveillance mutuelle et savoir pardonner.»
Vous avez aimé ce contenu? Abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir tous nos nouveaux articles!