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Enquête: faut-il craindre les Youtubeuses?
Vertiges, larmes, cris stridents. Devant la devanture d’un magasin genevois, en septembre, quelque mille cinq cents jeunes fans se succèdent pour voir leur idole. Madonna, Justin Bieber, Miley Cyrus seraient-ils en ville? Non: la cause de cette hystérie s’appelle Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix. Son nom ne vous dit rien? Vous avez alors probablement plus de 25 ans. Cette Française de 20 ans est devenue une véritable star grâce à ses vidéos postées sur une plateforme Internet. Elle est une figure éminente du dernier né des viviers à célébrités: on vous parle là de YouTube, donc.
Si toutes les Youtubeuses n’ont pas la renommée d’EnjoyPhoenix, elles sont des milliers, comme elle, à raconter leur vie et prodiguer leurs conseils beauté dans des vlogs – contraction de blog et de vidéo. Lesquels durent en moyenne une dizaine de minutes et sont mis en ligne gratuitement.
Grandes sœurs virtuelles
Venu des Etats-Unis, ce phénomène est relativement récent (YouTube n’existant que depuis 2005). Et fédère des communautés impressionnantes. Les chiffres ont de quoi donner le tournis. Selon un rapport de Pixability, agence de publicité américaine spécialisée dans les réseaux sociaux, il y aurait eu, en dix ans, plus de 45 milliards de vues de vidéos traitant de beauté. Et la toile met à disposition, sur le sujet, près de deux millions d’enregistrements. De quoi attiser la convoitise des marques et pousser, tout naturellement, certaines de ces filles à se professionnaliser.
A première vue, la tendance Youtubeuse est bon enfant. Dans la plupart des cas, une demoiselle aux allures de meilleure amie livre ses astuces beauté et ses réflexions dans un journal perso version ère numérique. C’est-à-dire à portée du clic de milliards d’utilisateurs. «C’est une mise en scène à la première personne. On entre dans l’intimité de quelqu’un. Même si une vidéo est regardée en même temps par un million de gens, chaque internaute a l’impression que la YouTubeuse s’adresse à lui en particulier», explique Olivier Glassey, sociologue spécialisé dans l’analyse de l’usage des nouveaux médias à l’Université de Lausanne.
Derrière ce phénomène se cache donc un univers très codifié. Un monde où l’image joue un rôle prépondérant. Avec le risque, pour les nombreuses adolescentes fascinées par ces grandes sœurs virtuelles, de prendre tout au pied de la lettre. Un indice de ce potentiel glissement? Les commentaires fréquemment postés sous les vidéos: «Je te vois comme une grande sœur», «je t’aime tellement », «je voudrais trop être comme toi»...
Cette confusion réel-virtuel est-elle inquiétante? «La construction de soi passe par des phénomènes d’identification, rappelle Hélène Beutler, médecin-chef du Département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au Centre neuchâtelois de psychiatrie. Les jeunes doivent cependant réaliser que ces vidéos sont mises en scène et qu’il s’agit d’une image.» Sous peine de dérapage incontrôlé, comme le relève Olivier Glassey: «Si les choses sont prises au premier degré, il y a un risque de déprécier sa propre existence car elle n’est pas aussi glamour que ce que l’on peut voir dans ces vidéos.»
Finalement, cette façon de confondre réalité et fiction n’est pas sans rappeler la fascination qu’exercent les rock stars ou les vedettes de cinéma. La différence tient peut-être dans l’illusion d’intimité produite par les vlogs. Et doit beaucoup, bien sûr, à la culture 2.0. Car comme l’illustre une étude publiée en 2014 par le magazine américain «Variety»: parmi les adolescents, les célébrités de YouTube sont plus connues que les Jennifer Lawrence ou Katy Perry portées par le grand écran.
Quels garde-fous?
Outre le phénomène d’identification, une autre question fâche: celle de la responsabilité. Dans un monde virtuel, sans garde-fou et presque sans limites, peut-on raconter n’importe quoi? «Le fait d’avoir de la notoriété et d’être suivi par des milliers de gens induit une forme de responsabilité», commente Olivier Glassey. Aussi, livrer conseils et astuces non maîtrisés peut coûter cher... sans qu’on sache à qui.
Dans les dérapages médiatisés des Youtubeuses, il y a cette histoire d’un malencontreux masque à la cannelle «home made» dont Marie Lopez partageait, en octobre 2015, la recette avec les internautes. Problème: l’épice est allergène. Et certaines de ses fans, en guise de peau douce, ont récolté visage rubicond et quelques brûlures. Les réseaux sociaux puis les médias se sont emparés de l’affaire. Au point d’énerver la très calme Marie Lopez. «Et si on sent que ça brûle, on le retire, non? Il s’agirait d’avoir aussi un peu de bon sens, il me semble!», s’est-elle fendue dans un long message sur Facebook. Avant de s’excuser, peu après, auprès des malheureuses.
On atteint ici une limite indécise. A qui la faute, en effet? La vlogeuse? L’internaute? Le produit? La réponse est complexe. La zone est grise. Mais une chose est sûre: pas question de toucher à la liberté d’expression chère aux plateformes vidéo!
Un business juteux
Liberté d’expression ou loi d’une logique commerciale implacable? «Il ne faut pas se leurrer, note Olivier Glassey, même si au début les blogueuses se lancent avec des motivations sincères et d’amateur, cela peut vite devenir un gros business.»
Car les marques l’ont compris: miser sur ces nouveaux canaux de communication peut rapporter gros. «L’audience de ces chaînes est très forte. Elles ciblent et segmentent un public jeune: c’est ce qui intéresse les entreprises», analyse Matthieu Corthésy, spécialiste en marketing digital et auteur du blog romand pme-web.com. Aussi se sont-elles engouffrées dans le créneau.
Dans leurs vidéos beauté, beaucoup de Youtubeuses présentent ainsi clairement aux internautes les références des maquillages et autres ustensiles qu’elles utilisent. «Elles disent souvent: «Celui-là, je l’aime bien en ce moment.» Cette logique de produit périssable ouvre la porte à la prochaine promotion», analyse Gianni Haver, sociologue spécialiste des images à l’Université de Lausanne.
Le potentiel créatif
Faut-il dès lors craindre des dérives? Et réglementer, comme le souhaiteraient certains? «Il n’y a pas lieu de dramatiser, tempère Hélène Beutler. Le phénomène n’est pas inquiétant en soi. Il faut en revanche faire attention lorsqu’un ado se perd dans le monde virtuel et renonce à prendre le risque d’une expérience réelle. Concernant le côté commercial de ces vidéos, je crois que les jeunes sont moins dupes qu’on ne le pense, ils discernent assez vite.» Selon la doctoresse, au même titre que l’on apprend à analyser des textes dans les cours de français, des conseils pour décrypter les images devraient être dispensés (par les parents ou par l’école).
Porter un regard critique sur ce phénomène de société, c’est aussi savoir reconnaître le fort potentiel créatif de ces vidéos. «Attention à ne pas tout rejeter. Beaucoup de ces Youtubeuses font preuve d’empathie avec leur communauté: c’est un savoir-faire impressionnant!», conclut Olivier Glassey.
Alors, faut-il s’inquiéter de l’influence exercée par les YouTubeuses sur le jeune public? La contre-offensive via des vlogs parodiant ou se moquant de la vacuité des messages relayés par les nouvelles égéries de la Toile tend à démontrer que la jeune communauté d’internautes n’est pas dupe.
La «maman» des Youtubeuses, Michelle Phan
©Getty Images
Cette Américaine de 28 ans est l’une des plus célèbres Youtubeuse beauté du monde. Et l’une des premières à avoir fait de son hobby une profession. Tout commence en 2007, lorsqu’elle publie sa première vidéo. Sept ans plus tard, huit millions de fans sont abonnés à sa chaîne. Elle fait partie des trente personnes les plus influentes chez les moins de 30 ans aux USA, selon une liste publiée par le magazine «Forbes» en 2015. Elle est aujourd’hui à la tête d’un véritable empire et partage sa vie avec le mannequin suisse Dominique Capraro.
La star française, Marie Lopez
©AFP Photo/Joël Saget
Comme le phénix renaît de ses cendres, celle qui fut une adolescente harcelée par ses camarades d’école a pris une sacrée revanche! A la tête des chaînes EnjoyPhoenix (2 millions d’abonnées) et EnjoyVlogging (1 million), elle est aujourd’hui une superstar française. Elle a débuté en 2011, en postant un tutoriel sur le thème «Boucles avec un lisseur». Depuis, elle a non seulement acquis une communauté fidèle, mais elle s’est illustrée en sortant un livre et en dansant dans le télé-crochet «Danse avec les stars».
La Suissesse qui cartonne, Dear Caroline
Cette Genevoise de 25 ans a 165 000 abonnés sur sa chaîne YouTube. «J’ai commencé il y a trois ans, de retour des Etats-Unis où cette tendance est très développée», raconte-t-elle. Dans ses vidéos, elle parle maquillage, mode, abordant aussi des sujets tels que la chirurgie, l’épilation ou les crises d’angoisse. En parallèle à son métier dans l’audiovisuel, elle poste environ une vidéo par semaine, qu’elle tourne et monte le weekend. «Si je pouvais vivre de mon hobby tout en gardant mon univers, je le ferais», admet-elle.
L’univers codifié des tutos beauté
Des coucous chaleureux Avec entrain et panache, les Youtubeuses commencent presque toutes leur vidéo par saluer leur public d’un vaillant: «Coucou les filles!», suivi d’un: «J’espère que vous allez bien.» D’une voix claire et enjouée, elles s’excusent souvent de ne pas avoir donné signe de vie plus tôt. Il y a aussi celles, à l’instar de Dear Caroline et ses «chipies», qui donnent un petit nom à leur communauté.
La copine «next door» «Physiquement, ces jeunes femmes ont des points communs: un joli visage, une taille fine, le même style de coupe de cheveux, le même teint caché sous beaucoup de fond de teint», analyse Gianni Haver, sociologue, spécialiste des images. Pour cet expert, ces filles ont une beauté assez standard, «jolie mais pas inaccessible». Ce qui faciliterait l’identification.
Un décor serein «Si elles mettaient en scène une professionnelle s’adressant à une consommatrice, ces vidéos ne fonctionneraient pas», note Gianni Haver. Les séquences sont donc souvent filmées dans un endroit familier. Et où est-on reçu par sa meilleure copine? Dans sa chambre, pardi! Un décor chaleureux, donc. Epuré aussi, afin que le public ne se laisse pas trop distraire.
L’autopromotion Les vidéos sont bien sûr l’essence de leur travail. Mais les Youtubeuses s’inscrivent aussi dans une logique 2.0 globale où il est vital d’être présente sur tous les réseaux sociaux. Et c’est d’autant plus vrai pour celles que sponsorisent des marques (retour sur investissement oblige). Ce qui explique pourquoi, à la fin de la plupart de leurs vidéos, ces demoiselles invitent négligemment les internautes à les suivre sur Facebook, twitter, Instagram...
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