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Nonante-cinq pour cent des parents ont un chouchou, et les cinq pour cent restants mentent.» Sans conteste, Jeffrey Kluger a le chic de la phrase choc. Si l’auteur de «The Sibling Effect» (2011) exagère manifestement les chiffres pour donner un effet plus dramatique à son propos, le journaliste américain n’en soulève pas moins une réalité qui dérange: la plupart des parents ont une préférence pour l’un de leurs enfants. Impossible? Pas normal? Inadmissible? Peut-être pas.

En 2005, des travaux menés à l’Université de Californie ont démontré que 65% des mères et 70% des pères favorisent l’un de leurs rejetons – l’aîné, souvent. Huit ans plus tard, une étude anglaise est arrivée au même résultat: les deux-tiers des familles ont un chouchou. Catherine Sellenet, co-auteure avec Claudine Paque de «L’enfant préféré - chance ou fardeau?» (Editions Belin), est arrivée à des conclusions encore plus édifiantes: parmi la soixantaine de parents qu’elle a interrogés pour son ouvrage, la chercheuse et psychologue française a détecté cette tendance chez 80% d’entre eux.

Doner des noms doux

La prédilection filiale se repère à quanti té de petits signes distinctifs: «le chouchou est l’enfant à qui on donne plus souvent la main, celui qui est assis plus près de soi à table , celui qu’on l’écoute plus, explique Catherine Sellenet. On est plus tolérant à son égard, on monte en épingle ses succès, même s’ils sont petits, alors qu’on ne remarquera pas son autre enfant bien qu’il soit premier de la classe. On note cette préférence aussi au fait qu’on s’adresse au préféré en lui donnant des noms doux

Divorcée, Solène est maman de deux adolescents. Cette Neuchâteloise de 43 ans a remarqué que son ex-mari ne traitait pas de la même manière leur fils et leur fille. A cette dernière, il passe tous ses caprices. «Même la caissière du supermarché, où lui et moi faisons tous deux nos courses, l’a remarqué et m’en a parlé. Ça m’a interpellée et j’ai observé les SMS que notre fille reçoit de son père. Il l’appelle toujours «mon petit ange», «ma petite fille chérie adorée». Alors que lorsqu’il écrit à notre fils, il dit «mon grand». Il a clairement un comportement différent avec elle, mais il l’a toujours nié.»

Car entre admettre anonymement qu’on préfère l’un de ses enfants dans le cadre d’une étude scientifique, par exemple, et l’assumer ouvertement, il y a un pas… que peu de parents osent franchir. Et pour ceux qui s’y aventurent, gare à l’opprobre! En 2013, le site Elle.fr a publié les témoignages de mères qui reconnaissaient avoir ce penchant. Provoquant des réactions d’internautes particulièrement épidermiques: «C’est abject.», «Quelle horreur!» «C’est immonde!» Comme si aimer pareillement tous ses rejetons était une norme absolue à laquelle tout parent devrait souscrire sous peine d’être indigne.

Le mythe de l’égalité

«Comment peut-on prétendre aimer tous ses enfants de la même façon alors qu’ils sont tous différents?, s’étonne Robert Neuburger, spécialiste de la famille à Genève. On est en plein fantasme!» Pour le psychiatre et psychanalyste, «certains enfants nous ressemblent plus que d’autres; ils n’arrivent pas tous au même moment de notre vie, ne sont pas forcément du même sexe, etc. Il est donc évident d’avoir une sympathie ou une attirance plus forte pour l’un d’entre eux. Cela me paraît strictement normal.» Un avis en partie partagé par François-Xavier Amherdt, professeur de théologie à l’Université de Fribourg. «Ce n’est pas «mal» d’avoir un enfant préféré, mais tout simplement humain et naturel, précise l’abbé. D’ailleurs, l’Evangile parle du «disciple que Jésus aimait», celui qu’il choyait le plus parmi les apôtres. Reste qu’il ne cautionne pas le favoritisme marqué dont sont bénéficiaires certains enfants, car tous ont la même dignité devant Dieu.»

«On a l’impression que la préférence est contre nature, mais c’est quelque chose d’ordinaire, renchérit Catherine Sellenet. La famille n’échappe pas à ces pulsions spontanées. Pour les parents, c’est devenu inacceptable car nous vivons dans une société égalitaire qui considère que tous les enfants d’une même famille devraient être traités de la même façon. Mais cela n’a pas toujours été le cas.» Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le droit d’aînesse préconisait en effet que le premier-né hérite des biens familiaux. Un choix destiné à empêcher le patrimoine d’être dispersé, et qui se faisait au détriment des autres membres de la fratrie: pour survivre, les filles n’avaient souvent d’autre option que de se marier et les garçons cadets d’entrer dans les ordres. «Historiquement, la préférence pour un enfant était donc légitime, affichée et non coupable, poursuit la psychologue française. Elle est même évoquée dans «Le Petit Poucet», où Charles Perrault écrit que Pierrot, frère aîné du jeune héros du conte, est celui que leur mère aime le plus.»

Même dignité

Pourquoi cette question suscite-t-elle une telle condamnation morale aujourd’hui? «Ce tabou recouvre deux mythes, avance Robert Neuburger: le fait que l’on doit aimer ses enfants et le fait qu’on doit les aimer tous de la même façon. Or un mythe n’est rien d’autre que ce qui est convenu à une certaine époque comme devant être la norme. Quiconque transgresse cette norme du moment est mal vu.»

«Tous les enfants sont importants, mais pas de la même façon», poursuit l’expert. Or, entre être traité différemment et l’être au détriment de l’autre, le glissement est facile. Nadia, aînée de trois filles, l’a vécu. Mal. «Ma mère et mes sœurs se sont beaucoup moquées de moi car j’étais très droite et studieuse, confie l’étudiante de 24 ans. Elles étaient tout le contraire. Je n’ai pas reçu l’aide maternelle que j’aurais souhaitée alors que mes cadettes se sont fait offrir des extras auxquels je n’ai pas eu droit. Longtemps, je les ai détestées à cause de ces différences que notre mère faisait.»

«La plupart des personnes qui n’ont pas été les préférées en gardent une forme de rancœur et de déception, commente Catherine Sellenet. Mais elles jouissent aussi de plus de liberté et finissent par avoir des trajectoires intéressantes car, pour être reconnues de leurs parents, elles vont se surpasser. Etre le favori n’est donc pas forcément un avantage. Car le chouchou est redevable à ses parents d’avoir été privilégié». Et cela aussi laisse des séquelles… Au fond, il n’y a pas de bonne place.

«J’assume totalement d’avoir un enfant préféré»

Pablo, 44 ans, une fille de 18 ans, un fils de 15 ans, Onex (GE).

«J’ai souvent affirmé que ma fille était mon enfant préféré. Surtout par provocation, car cela ne se dit absolument pas. Pourtant, derrière la boutade, il y a un fond de vérité. J’assume totalement. Lise me ressemble énormément psychologiquement et je me reconnais plus en elle qu’en mon fils Martial. Quand elle est née, ma femme travaillait à 100%, j’étais indépendant et, comme il n’y avait pas de place en crèche, je m’en suis beaucoup occupé. Aujourd’hui que mes enfants ont grandi, la relation qui m’unit à ma fille est toujours plus forte, même si cette différence s’estompe avec le temps. Et ce n’est pas parce que j’ai une préférence pour Lise que je n’aime pas son frère. Mes enfants, je les ai voulus tous les deux. Simplement, je ne les aime pas de la même manière.

A posteriori, je me rends compte que j’ai peut-être fait un peu de favoritisme: les sollicitations de Lise étaient plus rapidement comblées. Martial s’est parfois plaint que sa sœur était favorisée. Je lui ai expliqué que ce n’était pas un favoritisme affectif ou destiné à l’humilier mais une préférence instinctive, presque animale… Quand un enfant est préféré au détriment de l’autre et que cela engendre une détresse chez ce dernier, cela peut être dramatique. Moi, je n’ai jamais voulu ça. L’important, c’est que mes deux enfants soient bien. Qu’ils aient reçu toutes les armes nécessaires pour affronter la vie et grandi dans un contexte familial ouvert. Après, les questions de préférence, on en rigole plus qu’autre chose. Mon fils n’en est pas malheureux. Dans la famille, cela a même fini par devenir une blague.»

Ils ont été les petits chéris

Que ce soit dans la Bible, la mythologie, la politique ou la littérature, l’Histoire regorge de personnages ayant bénéficié du favoritisme de l’un de leurs parents. Travelling arrière.

Joseph, fils de Jacob Dans la Bible, Joseph, fondateur de la tribu qui porte son nom, est décrit comme le fils préféré de Jacob, son père. Pour ses 17 ans, celui-ci lui offrit en cadeau une tunique. Dévorés par la jalousie, ses onze frères le jetèrent dans un puits et rapportèrent la tunique à leur père, non sans l’avoir couverte de sang d’agneau pour lui faire croire à sa mort. Tiré de la citerne par des marchands, le fils prodige sera vendu comme esclave puis emmené en Egypte où il deviendra le premier ministre d’Akhenaton.

Sigmund Freud Le célèbre psychanalyste était le chouchou de sa mère, Amalia. Cette dernière l’appelait «mon Sigi en or» et lui accordait des privilèges auxquels ses autres enfants n’avaient pas droit. Ainsi, les frères et sœurs de Sigmund eurent l’interdiction d’apprendre à jouer du piano car le bruit dérangeait «Sigi» lorsqu’il faisait ses devoirs. Il fut aussi le seul de la fratrie à disposer de sa propre chambre. Une distinction qui lui fera écrire, bien plus tard: «Quand on a été le favori incontesté de la mère, on garde pour la vie ce sentiment d’être un conquérant, cette assurance du succès qui manque rarement d’entraîner, effectivement, le succès après soi.»

Henri III Quatrième fils de Catherine de Médicis, le duc d’Anjou était son favori. Elle lui passait tous ses caprices, le couvrant d’éloges et défendant ardemment ses intérêts. A 16 ans, il fut promu à la très haute charge militaire de lieutenant-général du royaume. Toujours appuyé par elle, il fut élu roi de Pologne à 22 ans. Titre qu’il abandonna l’année suivante, à la mort de son frère Charles IX, pour monter sur le trône de France sous le nom de Henri III.

Athéna Dans la mythologie grecque, Athéna est la déesse de la guerre et de la sagesse. Enfant chérie de Zeus qui ne savait rien lui refuser, elle était sortie adulte, armée et casquée du crâne de son père. Dans «L’Illiade», Homère rapporte d’ailleurs que cette indulgence paternelle suscita la jalousie d’autres dieux de l’Olympe. Notamment d’Arès, dieu de la guerre et demi-frère d’Athéna.

Joe Kennedy Jr. Premier-né des Kennedy, il était le rejeton chéri de son père Joseph, dit Joe, dont il portait le prénom. Aussi sportif et sérieux que John, son cadet, était souffreteux et déluré, on l’avait destiné à devenir le premier Kennedy président des Etats-Unis. Mais il fut tué pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi que John dut embrasser la politique. Pour réaliser les ambitions du patriarche du clan…

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