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Au fond de ses yeux noisette, de ce regard vif où chassent et croisent les couleurs de l’âme, on croit deviner une ombre. Fugace. Une perle de tristesse échappée d’un ailleurs. Sans doute de ce funeste passé qui l’a privée de père bien trop tôt. Abruptement. Le 5 novembre 1977, René Goscinny, fabuleux scénariste d’Astérix, Lucky Luke, Iznogoud et compagnie, était foudroyé par un infarctus chez son cardiologue. Anne avait 9 ans quand le ciel lui est tombé sur la tête. Séisme. Il n’était plus, elle avait perdu sa raison d’être. Trente-quatre ans plus tard, quand elle se permet de prendre la plume pour adresser au défunt adoré un long courrier intitulé «Le bruit des clés» (Editions NiL), ses mots transcrivent avec élégance et pudeur l’indicible fêlure: «De ton univers, tu es le seul mort. Moi j’aurais aimé être l’un de tes personnages: une enfance qui n’en finit pas. Une bulle dans une case. C’est tout.»

Sa bulle, il lui a fallu du temps pour la reconstruire. Pour s’autoriser à devenir soi à l’ombre de la statue du Commandeur. Et en marge des nombreux événements qui rythment son agenda de porte-voix d’une œuvre propice aux variations: le 12 novembre «Les vacances du petit Nicolas» débarquent en DVD, le 26 novembre «Astérix et le domaine des dieux» envahit la toile… Gardienne du temple, elle a fondé voilà dix ans, en tandem avec son mari, les Editions IMAV, afin de veiller à l’immortalité de ses frères de papier. Parolière, journaliste, écrivaine, son univers créatif est pluriel. «De toutes mes casquettes, celle qui me tient le plus à cœur est romancière», avoue la dame brune qui, chaleureusement, nous a ouvert les portes de son refuge parisien. «Mon premier roman est sorti en 2002; avant, je n’avais pas osé me lancer. J’ai d’abord commencé par écrire des chansons. J’en suis dingue. Les mots mis en musique me font vibrer. J’ai signé un titre pour Serge Reggiani. Son nom? 'Lettre à Olivier'.» De la correspondance encore, mais sonore, cette fois. Et la principale intéressée de nous apprendre que ce goût pour les passerelles verbales ne date pas d’hier: «A 10-12 ans déjà, j’aimais me plonger dans de longues lettres. Je rédigeais des brouillons de brouillons, attentive à chercher la tournure adéquate, relisant à voix haute pour vérifier que cela sonnait bien. L’écriture est en moi depuis longtemps.»

La prose en héritage

De ce prodige de la BD qui habillait les paroles de ses héros avec force calembours et humour aurait-elle reçu la prose en héritage? «Je ne me sens pas assez légitime pour revendiquer des points communs avec l’immense talent de mon père, un maître en son genre. Voilà pourquoi je ne m’attaquerai jamais à un scénario, alors que j’adore ça. Je ne crois pas pouvoir dépasser cette inhibition.» Dans le même registre, elle avait lâché cette confidence au Figaro: «Quand on est l’enfant de Mozart, il vaut mieux être dans le tango que dans l’opéra.»

Zoom arrière. Reprenons la partition au début, avant l’effroyable dissonance, le requiem. «Petite, j’étais très joyeuse, adulée, ultradésirée. Mon statut de fille unique et de petit-enfant unique de mes grands-parents me conférait une sorte de toute-puissance. La mère de mon père m’a dit un jour: «Mon trésor, j’ai survécu aux pogroms, aux nazis, juste pour le plaisir de te serrer dans mes bras.» Après une telle déclaration, comment imaginer décevoir? Armé de cet amour inconditionnel, on acquiert une force qui permet de mieux affronter les drames de l’existence. J’étais au centre d’une espèce de royaume où j’allais et venais à ma guise. On habitait tous dans le même immeuble, à 200 mètres d’ici.»

Se souvenir des belles choses

Il y a onze ans, Anne a soudain éprouvé le besoin de se retrouver en déménageant dans le XVIe arrondissement. Le déclencheur? La naissance de sa fille Salomé, qui a ravivé une déchirure, une absence: celle de Gilberte, sa mère chérie, décédée en 1994. «Je m’y suis établie non pas dans le fol espoir de croiser à nouveau mes parents, mais pour mieux me souvenir de les avoir vus là. J’avais aussi envie que mes enfants connaissent le jardin du Ranelagh où j’ai esquissé mes premiers pas.»

Puisque nous voilà à rembobiner le fil du temps, on en profite pour lui demander à quoi ressemblait le grand René. «Il avait plutôt un look de notaire de province que celui d’un humoriste d’aujourd’hui. Très élégant, il ne quittait guère son costume trois pièces. Le week-end, il laissait tomber la cravate mais déjeunait en veste. Né en 1926, il n’appartenait pas à la génération des pères copains, même s’il était aussi aimant que formidable. Le temps qu’il m’accordait était très généreux mais assez rare. Il jouait parfois avec moi. Ses copains m’avaient offert un train électrique pour lequel je n’avais guère d’intérêt; lui, par contre, passait des heures dans ma chambre à le faire fonctionner. J’avais conscience que, malgré son air sérieux, c’était quelqu’un de très fantaisiste, de tout à fait atypique.» Au chapitre petites histoires, elle ajoute: «Alors que j’étais malade, il s’est mis à me conter «Le petit chaperon rouge». A sa façon. Le grand méchant loup avait l’accent belge de sa belle-mère, la gentille grand-mère celui yiddish de sa propre mère. A la fin, toutes les personnes de passage chez nous étaient rassemblées au pied de mon lit. Mon père était un showman. Il aurait pu faire une carrière à la Desproges.»

De quelle étoffe étaient tissés les rêves d’Anne? «Ce que je vivais à l’instant était parfait. J’avais peut-être la prémonition qu’il ne fallait pas me projeter parce que le cours de cette vie-là allait s’arrêter? Le seul bémol: j’étais très angoissée, peut-être parce que mon père l’était. Quand j’entendais les sirènes d’une ambulance, je redoutais qu’il soit dedans.»

Au rang des traces imprimées en elle par la figure paternelle, elle relève quelques essentiels: «Un regard toujours un peu décalé qui permet de ne rien prendre au premier degré. Une dérision très ashkénaze. Il me reste aussi cette identité juive prononcée que je transmets à mes enfants.» Si, physiquement, ce petit bout de femme de 1 m 58 ressemble essentiellement à sa mère, côté caractère, elle a du mal à démêler les fils: «Je suis faite de leurs deux histoires, la mort et le cancer. Les départs de feu incessants, les chimios, les scanners… aussi loin que je remonte, tous mes souvenirs maternels en sont entachés. Même si un lien passionnel et indéfectible nous unissait l’une à l’autre, il a été violent et très compliqué pour la jeune fille que j’étais de se construire avec l’image d’une maman dont les attributs de la féminité n’en finissaient pas d’être altérés. Au quotidien, je suis donc assez flippée pour les miens. C’est mon talon d’Achille. J’ai le SOS médecin facile!» Et de poursuivre, troublée par l’ironie des chiffres et terrorisée d’en être à son tour la victime: «Maman s’en est allée au même âge que papa, à 51 ans. Comme si, ultime coquetterie, elle ne s’était pas autorisée à lui survivre. Alors évidemment, 51 ans, ça résonne en moi comme une promesse de fin.»

Pour livrer bataille à ses peurs et les occire, Anne Goscinny dispose cependant de la meilleure des potions magiques: ses deux cœurs, Simon (13 ans) et Salomé (11 ans). «Le bonheur, les instants les plus tendres, c’est lorsque l’on se rend tous les trois au cinéma.» Pincée d’humour: elle nous apprendra alors, l’œil rieur, qu’elle les surnomme les termites. Motif? «Quand ils se glissent dans mon lit le soir, ils défont mon plumard et creusent des galeries sous ma couette.» Bon présage pour une future percée, non?

Curriculum vitae

  • 1968 Anne naît en mai, à Paris, en pleines révoltes estudiantines.
  • 2001 En février, naissance de Simon, son «Messie»... Suivi de Salomé, en janvier 2003.
  • 2002 Sortie de son premier roman, «Le bureau des solitudes». Paraîtront ensuite «Le voleur de mère» (2004), «Le père éternel» (2006), «Le banc des soupirs» (2011) et «Le bruit des clés» (2012).

Questions d’enfance

Mon premier amour Il y a tellement d’amours… Probablement Victor, le médecin qui m’a soignée lorsque j’ai souffert d’un grave problème de rein à 10 ans. C’était de l’ordre du transfert, bien sûr. Mais j’ai tissé des liens très forts avec lui, quasi jusqu’à sa mort. Ma vie de future femme s’est construite avec l’image de cet homme-là.

Une odeur d’enfance Le parfum de mon père: Moustache de Rochas. Et surtout le Y d‘Yves Saint Laurent qui évoque ma mère. Avec force. En Provence, chez elle – enfin chez moi – il arrive que, tout à coup, j’en sente un effluve débarqué d’on ne sait où.

Mon jouet fétiche Une peluche que papa m’a rapportée de son dernier voyage, quelques jours avant sa mort. Je souhaitais qu’il m’offre un lapin avec une salopette rayée bleu et blanc. A l’arrivée, le sien était vêtu d’un pantalon et d’une cravate roses, ainsi que d’une chemise à fleurs. Cet animal m’a accompagnée toute ma vie. Il est d’ailleurs dans ma chambre.

Le héros qui m’a fait rêverIl s’appelle M. de Rosbourg et il est le père de Marguerite. Ça ne vous dit rien?… J’ai découvert ce personnage dans le roman «Les vacances» de la comtesse de Ségur. L’histoire? On l’a cru mort dans un naufrage. Or, en réalité, il a survécu: un jour, donc, il réapparaît et reconnaît sa fille…

Mon légume détestéJe suis carrément hostile au concombre. Je me demande d’ailleurs si je ne suis pas allergique. Un minimorceau dans une énorme salade suffit à me révulser. Alors, les déjeuners en Provence, imaginez! J’ai beau être bien élevée, faire des efforts, c’est impossible.

Les premières vacancesBuenos Aires et le retour en bateau, sans conteste. On y allait chaque année, parce que mon père, qui a vécu vingt ans en Argentine, y avait tous ses amis d’enfance. Papa m’avait appris une comptine pour que je puisse jouer avec les autres. Mais le barrage des langues, quand on est enfant, ça n’existe pas.

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