Interview exclusive
«Le consentement» de Vanessa Springora au théâtre et au cinéma
Début 2020 paraissait Le consentement. Le récit autobiographique de Vanessa Springora sur sa vie et notamment sa relation avec l'écrivain renommé et pédophile notoire Gabriel Matzneff. Elle avait 14 ans, lui 50. Le petit monde littéraire et intellectuel des années 80 brillait alors par son percept «il est interdit d'interdire». Le témoignage poignant et éclairant de Vanessa Springora a choqué la société française et au-delà, provoqué un tournant législatif concernant les droits des enfants en France, et apposé un nouveau jalon au sein du mouvement féministe.
Cet automne 2023 en Suisse romande, l'adaptation de cette œuvre majeure sort au cinéma le 6 décembre sous la direction de la réalisatrice Vanessa Filho, avec au casting Jean-Paul Rouve, Kim Higelin dans le rôle de la jeune Vanessa et Laetitia Casta dans celui de sa mère. Le 9 décembre, c'est au tour de la pièce mise en scène par Sébastien Davis de s'approprier les planches du théâtre de l'Octogone à Pully (VD), en présence de l'autrice. Un seule-en-scène avec la comédienne Ludivine Sagnier dans la peau de la protagoniste, de l'enfance à l'âge adulte. À l'occasion de ces actualités, Vanessa Springora nous parle de sa vie après Le consentement.
FEMINA Quel a été votre sentiment en visionnant l'adaptation de votre histoire douloureuse sur scène et sur grand écran?
Vanessa Springora Le film et la pièce de théâtre sont deux expériences différentes. Concernant la pièce, le choix du metteur en scène m'a séduite: il a repris mes mots à l'identique. Ça a été particulier d'entendre ce texte récité par une comédienne. J'ai redécouvert mon récit, capté sa matérialité, sa musicalité, et cette adaptation a créé des résonances entre certains passages. Émotionnellement, la prestation de Ludivine Sagnier m'a bouleversée. Mais le théâtre permet tout de même d'instaurer une distance, peut-être aussi grâce à cette mise en scène minimaliste, presque sans décor. Que ce soit au théâtre ou au cinéma, j'ai aimé voir d'un point de vue artistique ce qu'on pouvait créer à partir de mon travail.
Même après avoir participé à l'écriture du scénario, la première projection m'a replongée dans mon traumatisme. On aurait pu croire que les scènes de sexe auraient été les plus difficiles à regarder, mais c'est l'épisode avec la proviseure de mon lycée qui m'a fait flancher. Cela m'a renvoyée à la sanction de la société, qui me faisait porter la responsabilité de cette histoire. C'est de toute manière une expérience étrange de se voir représentée sur écran ou sur scène. Il y a un aspect schizophrénique, c'est moi et pas moi à la fois. Le film, encore plus que mon livre, est le portrait d'une ado prise au piège d'un prédateur, et qui se débat pour en sortir.
Avec le film, le danger était justement de romanticiser cette relation entre une jeune fille de 14 ans et un écrivain d'âge mûr, d'être piégé par le fait de montrer ce que le propos dénonce.
Il existait le risque d'être contreproductif, mais je ne crois pas qu'à un seul instant, le film se situe hors de la dénonciation, malgré certaines critiques en ce sens. La violence n'est certes pas occultée, mais parce que ce qui est montré est violent. Les images sont choquantes, parce que la situation est choquante. Il faut absolument que ces situations ne soient pas minimisées.
C'est pour cela que vous avez accepté cette adaptation?
Le film a une autre fonction que le livre: celle de toucher un public plus large, qui ne connaît pas l'histoire du Consentement. Un public jeune. D'ailleurs les réseaux sociaux se sont emparés du sujet (ndlr. une tendance cartonne sur TikTok depuis la sortie en France: des ados et jeunes adultes se filment avant et après avoir vu l'adaptation au cinéma pour montrer leur réaction. Le hashtag du film comptabilise 7 millions de vues). J'ai appris que le succès du film a boosté les ventes du livre et que même des ados l'achètent. Ça me soulage aussi de me détacher de ce récit qui ne m'appartient plus complètement désormais, puisqu'il est raconté par d'autres et que sa dimension universelle, intemporelle, permet à des personnes au vécu différent de se projeter.
Avez-vous fait la paix avec votre passé?
Je le crois. J'ai fait un grand travail sur moi-même pour me libérer. Des rencontres m'ont également beaucoup aidée, par exemple un psychanalyste dont j'ai croisé la route à l'âge de 19 ans, lorsque mon rapport aux adultes était très détérioré. L'écriture a également été thérapeutique. Ce qui répare considérablement est de voir qu'on a été entendue et utile aux autres. Je reçois encore de nombreux courriers dans lesquels des gens me confient que leur lecture du Consentement a été un déclencheur pour porter plainte ou prendre conscience d'une situation d'emprise. Ça me fait un bien fou de pouvoir aider d'autres personnes.
Comment avez-vous vécu le succès du livre?
L'opinion publique s'est positionnée unanimement de mon côté et cela m'a conféré beaucoup de force et de confiance en moi. J'ai ressenti une grande fierté, après coup, d'avoir réussi à changer les regards de la société, sur Matzneff et les droits des mineur-e-s. Notamment lorsqu'en 2021 la loi française a inscrit l'âge minimum du consentement sexuel à 15 ans. En parallèle, cette œuvre m'a véritablement réconciliée avec l'écriture. Je suis heureuse aussi que la littérature puisse encore susciter des débats de société, à une époque qu'on dit centrée sur l'image.
Le timing post-#MeToo était-il favorable à la réception du livre?
Je n'en avais en tout cas pas conscience à l'écriture de mon livre, commencée en 2017. Vous savez, les conséquences de #MeToo ont mis un bon moment avant d'arriver en France. Par exemple, les dénonciations dans le milieu du cinéma français sont très récentes. Même lorsque mon livre s'apprêtait à paraître, début 2020, les luttes contre les violences sexistes et sexuelles n'étaient pas encore très présentes.
Or, ce mouvement féministe avait déjà impacté la jeune génération, les 20-30 ans issus des milieux militants, et la presse. C'est pourquoi j'ai été étonnée de l'excellente réception du livre. Rappelons qu'en 2013 encore, Matzneff recevait le prix Renaudot. Alors #MeToo a certainement libéré le terrain, la parole et l'écoute. Ma chance a été de ne pas avoir eu à prouver mes dires, puisque ceux-ci étaient racontés du point de vue de Matzneff dans ses carnets.
Après la parution de votre récit et son succès en librairie, vous avez été élevée en tant que figure du mouvement #MeToo en France. Acceptez-vous cette étiquette?
Je suis obligée d'être reconnaissante de ce statut. Je me considère comme une féministe engagée, mais pas militante. Pourtant, je ne souhaite pas être enfermée dans la thématique des violences sexuelles. Ce ne peut pas être l'unique objet de ma vie: c'est une charge trop lourde à porter et puis ça ne me définit pas. Je suis en train de préparer un nouveau livre - dont je tais les détails - mais je suis heureuse de passer à autre chose.
Votre mère, qui a accepté votre relation avec Matzneff, a été fortement critiquée à la sortie du livre. A-t-elle aussi été une victime? Votre relation, longtemps conflictuelle, a-t-elle évolué depuis la parution du Consentement?
Oui, elle a beaucoup évolué et aujourd'hui ma mère est fière de moi, même si ça n'a pas été facile pour elle. J'avais fait très attention aux mots que j'employais pour la décrire et j'ai été en colère face au traitement violent et aux caricatures qu'elle a subi. D'un point de vue féministe également, puisque personne n'interrogeait la responsabilité de mon père.
Parent célibataire très jeune, sans aide financière pour élever son enfant et qui tenait à sa vie professionnelle à une période où le travail des femmes n'était pas valorisé, elle a été bernée par un milieu culturel qui s'imaginait au-dessus des lois. Et face à sa fille amoureuse, elle a cédé. Je suis heureuse de la place que le film accorde au personnage de ma mère. Subtile, Laetitia Casta en fait un personnage complexe. On se demande «qu'aurais-je fait à sa place?».
Aujourd'hui, vous éditez des textes sur la sexualité féminine. Pourquoi ce choix?
C'était en cohérence avec la suite du Consentement. En tant qu'éditrice et lectrice, mon propre imaginaire a été façonné par des œuvres d'hommes, imprégnées par le male gaze. Même Histoire d'O a été écrite pour un public masculin. Un rééquilibrage était nécessaire. Les questions de sexualité sont moins taboues actuellement, y compris en littérature.
Je trouvais également intéressant d'aborder ces questions par un autre prisme que les violences sexuelles, un thème certes important mais enfermant. Aujourd'hui, dans une période où les luttes féministes sont très puissantes, je voulais offrir un espace d'expression aux autrices. Mon objectif est aussi que les femmes puissent s'identifier à des expériences positives en matière de sexualité.
Notre avis sur la pièce et le film Le consentement
Au théâtre, les mots poignants de Vanessa Springora sont magnifiquement portés par la comédienne Ludivine Sagnier. La Française de 44 ans incarne la protagoniste dans différentes tranches de vie - l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte - avec justesse, adaptant sa voix, sa façon de parler et sa posture à chacune de ces périodes. Seule sur scène, elle plonge également dans la peau des autres personnages. Pendant 1 h 20, l'actrice récite sans hésitation et mot pour mot le texte de Vanessa Springora sur les percussions un brin angoissantes du musicien Pierre Belleville. La mise en scène est minimaliste: un lit et un bureau à chaque extrémité de la scène, ainsi qu'une grande toile translucide en fond, derrière laquelle «la petite V.» s'échappe parfois telle une voix off pour analyser son histoire.
Après avoir été horrifiée par certains passages à la lecture du Consentement, la pièce nous a agréablement surprise. Même si le texte est le même, à quelques ajustements près, le théâtre permet d'instaurer une distance protectrice avec ce récit si bouleversant. Dépouillée, la mise en scène de Sébastien Davis laisse justement toute la place aux mots qui sont la véritable force de ce spectacle et rend ainsi parfaitement hommage au témoignage de Vanessa Springora. À toutes les personnes souhaitant découvrir le travail de l'autrice mais craignant la dureté du récit, plutôt que la lecture du livre ou le visionnement du film, on vous conseille de découvrir l'adaptation théâtrale, à voir le 9 décembre 2023 à l'Octogone à Pully pour l'unique date en Suisse romande (à partir de 15 ans).
Au cinéma, le film qui sort en salles le 6 décembre 2023 met en scène de manière beaucoup plus crue, et potentiellement choquante, la relation entre Vanessa adolescente et Gabriel Matzneff. Jean-Paul Rouve (Les Tuche) est tout simplement effrayant dans le rôle du prédateur supposément repentant au verbe mielleux. Quant à Kim Higelin, 23 ans, elle livre une belle prestation dans la peau de Vanessa ado. Il nous paraît clair que la réalisatrice et scénariste Vanessa Filho a souhaité que son film reste dans la dénonciation des problèmes que soulèvent cette histoire d'amour entre un écrivain et une toute jeune fille. L'on salue cette réussite, cependant la crédibilité du couple en pâtit quelque peu.
Les répercussions de cette rencontre avec Matzneff sur la santé mentale de Vanessa sont bien mises en scène, de même que toutes les stratégies de manipulation utilisées par l'écrivain sur sa «belle écolière» pour la piéger. L'utilisation d'images d'archive de l'émission télévisée Apostrophe, dans laquelle l'autrice québécoise Denise Bombardier dénonçait en 1990 les agissements pédophiles de Matzneff et leurs impacts sur les enfants concerné-e-s, suffit à expliquer au public en quoi ces relations sont problématiques. Malgré la dureté de son récit, le film représente ainsi un beau parcours de résilience et de combativité, achevé par la séquence où Vanessa commence à écrire Le consentement.
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