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Égoïsme au féminin: L'ode de l'autrice Corinne Maier

Égoïsme au féminin: L'ode de l'autrice Corinne Maier

Pourquoi devenir plus égoïste? «Les femmes restent dans le rôle traditionnel du care de la famille, anticipent ses besoins, planifient l'organisation, pacifient les conflits [...] il y a une prise de conscience progressive sur l’idée qu’elles en font trop», analyse Corinne Maier.

© GETTY IMAGES/MALTE MUELLER

Et si l'égoïsme féminin venait à la rescousse de la charge mentale des femmes et impliquait des changements sociétaux? Malgré les débats actuels sur l’égalité dans de nombreux domaines, force est de constater que les femmes mettent encore (trop) souvent leur bien-être de côté pour s’occuper de leur partenaire, famille et entourage.

Mais telle une égo-thérapie, #MeFirst!: Manifeste pour un égoïsme au féminin (Les Éditions de l'Observatoire), à la fois pamphlet autobiographique et mine de références littéraires, invite les femmes hétérosexuelles à faire leur coming-out d'égoïste. Son autrice, la psychanalyste franco-suisse Corinne Maier (Dehors les enfants! et No Kid: Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant, nouvelle édition augmentée sortie le 13 mars 2024, Éd. J’ai Lu) milite en effet pour un égoïsme au féminin salvateur et suggère, comme Virginia Woolf, de «tuer l’ange du foyer». Entretien sans tabou.

FEMINA Vous débutez votre livre par la citation de la journaliste et autrice Benoîte Groult: «L’égoïsme c’est la santé!» Les femmes seraient-elles davantage en bonne santé avec une prescription d'égoïsme?
Corinne Maier Comme Benoîte Groult le dit, les efforts féminins sont toujours à recommencer. Il faut se dire au quotidien: comment faire pour ne pas me faire grignoter et me faire avoir. Comment me préserver des demandes, attentes, suggestions diverses de l'entourage…

L’égoïsme est un trait de caractère accepté chez les hommes qui possèdent même leur parfum Chanel… Vous écrivez: «L’égoïsme, c’est mal – surtout pour les petites filles». Faudrait-il alors les éduquer différemment?
Il y a sûrement une réflexion à avoir sur le sujet. Comment faire pour que les choses changent? Comment les éduquer différemment? C'est difficile parce qu'il y a des choses dont on n'est pas conscient-e-s qui sont transmises de génération en génération. J'ai tout de même l'idée qu’on peut avoir de l'espoir puisqu'il y a une prise de conscience progressive dans les mentalités.

Là, vous témoignez de votre expérience de femme égoïste, n’est-ce pas? Vous dites: «je me suis engagée dans ma vie d’adulte en croyant naïvement que la servitude domestique, c’était pour les autres (...) Je croyais que les batailles féministes étaient gagnées, qu’obtenir un diplôme et travailler suffisait pour atteindre le Graal de l’égalité (...) Passer des années à s’occuper de sa famille et à s’inquiéter rétrécit le cerveau.»
C'était déjà un progrès pour un certain nombre de personnes de mon âge dont les mères n'étaient pas forcément diplômées. Je pense qu'il y a eu cette illusion collective sur le fait que les diplômes suffiraient à nous épargner du destin de nos mères. Finalement, on a eu beaucoup plus de travail qu'elles. J'ai travaillé et fondé ma famille en même temps et de façon pas très égale. Aujourd’hui, je pense que les jeunes femmes sont conscientes qu'il va falloir qu'elles se battent pour pour plus d'égalité, alors que nous, on en était même pas conscientes.

Vous dites que les femmes accomplissent 75% du travail de soin et d’accompagnement non rémunéré dans le monde: «elles consacrent en moyenne quatre fois plus de temps que les hommes à s’occuper des enfants, trois fois plus de temps aux tâches domestiques.» Une statistique qui donne le cafard…
Oui, ça fait mal (rires). Effectivement, on se dit que cela n'évolue pas. Et cela a empiré pendant la crise sanitaire. Les femmes avaient encore plus de travail puisque elles travaillaient à la maison. Il fallait s'occuper des enfants tout le temps, là où les écoles étaient fermées, c'est-à-dire dans pas mal d'endroits, et s'occuper des devoirs, etc. Quand il y a des crises, les choses empirent, et cela fait peur parce qu'on en aura sûrement d'autres.

Mais les femmes seraient de plus en plus nombreuses à décliner le rôle «d'ange domestique au service de leur entourage», pour faire référence à Virginia Woolf, et à rejeter «une vie fondue dans celle des autres» comme vous l’écrivez de façon très imagée.

Les femmes restent dans le rôle traditionnel du care de la famille, anticipent ses besoins, planifient l'organisation pour faire en sorte que tout fonctionne bien, pacifient les conflits… Je crois qu’il y a une prise de conscience progressive sur l’idée qu’elles en font trop.

Mais il y a de l’espoir. L’étude du Centre d’observation de la société, publiée en 2021, met en lumière que l’égalité progresse chez les jeunes couples en matière de tâches domestiques (courses, repas, ménage). Dans leur recherche, trois catégories de jeunes couples étaient identifiés: le couple égalitaire, le couple traditionnel (où la femme en fait plus que l'homme) et le couple moderne (où la femme en fait moins que l'homme). Si l'étude était refaite aujourd’hui, on dépasserait probablement les 20% de couples modernes et qui sait, un jour, on sera à 50-50.

Pour faire évoluer les choses en matière d’égalité dans le couple, vous dites qu’il faudrait «dézinguer les illusions construites autour de l’amour dont les femmes sont encore trop souvent dupes, et qui les poussent à se mettre au service du bien-être des autres au détriment du leur.» Vous citez Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe: «L’amour n’est dans la vie de l’homme qu’une occupation tandis qu’il est la vie même de la femme». Ciao l’amour, donc?
Je pense qu'il faut éviter d'en attendre trop. Il faut éviter les grandes déclarations, les larmes, les grands sentiments. Je crois que tout cela est un peu démodé. Je pense qu'il vaut mieux envisager les choses comme une sorte de partenariat plaisant avec quelqu'un-e qui partage les mêmes idées et qui est capable de se retrousser les manches, en nettoyant les toilettes, par exemple.

En parlant de ménage, vous comparez les femmes à des effaceuses qui doivent en permanence tout faire disparaître: «cheveux, vomi, draps maculés, restes de repas, sang, poussière, assiettes sales, éclaboussures sur les murs». La maison tiendrait-elle en place sans ses gardiennes?

Il faut se dire que personne n'est irremplaçable et qu’il y aurait une révision de la charge domestique.

Au début, il y aurait probablement pas mal de désordre. Mais est-ce si grave? Est-ce si grave si le repas du soir n’est pas préparé? Après tout, il y a des choses dans le congélateur, les gens, les enfants, ça dépend bien sûr de leur âge, peuvent se faire des pâtes. Ce n'est pas non plus une catastrophe. Donc il faut commencer par habituer les autres à ce qu'ils et elles ne trouvent pas toujours la maison toute propre, toute bien rangée, car plus le pli est pris, plus c'est plus difficile de sortir de l'ornière.

Dans le même ordre d’idées, vous rappelez que les femmes ont tendance à calquer l'emploi du temps sur celui des autres dans le but de les contenter. Comment peuvent-elles faire pour se rebeller en douceur?
Elles peuvent dire frontalement qu’elles ne feront plus certaines choses, et envisager des solutions en famille. Elles peuvent aussi déléguer davantage, se défiler en prétextant une excuse et encore demander de l’aide aux hommes de leur entourage. Il n’y a pas de raison pour que ce soit toujours les femmes qui s'occupent des enfants, des personnes âgées ou malades, etc.

Dans cette quête d'égoïsme (relatif), vous conseillez aux femmes d'avoir leur boîte à ego et rappelez, au passage, que Yoko Ono a commencé son art en louant un loft à 50 francs par mois. «L’égoïste accomplie a souvent un lieu à elle (...) et à distance de sa famille», formulez-vous.
C’est évidemment plus difficile dans les grandes villes, mais si cela est possible, je le conseille oui. Un endroit à soi, ou au moins une chambre, une pièce, un bureau... Un endroit où s'isoler, se reposer… un lieu pour pouvoir ne serait-ce qu'un jour vivre sans être soumise à la routine qui consiste à s'occuper des autres.

Vous conseillez également aux femmes de se détacher du rôle exemplaire de la «merdeuf» (mère de famille).
Il y a une espèce de satisfaction à se sentir indispensable, à sentir qu'on fait les choses de la meilleure façon possible, à essayer d'être parfaite, mais au fond on se perd en chemin. Nous sommes nombreuses à avoir reçu cela de notre éducation mais je pense que ce n'est pas une bonne idée, pour personne. Surtout pas pour les enfants, parce que cela les déresponsabilise de se retrouver tous les soirs à ne rien avoir à faire à la maison.

Les enfants ou plutôt sans enfants, c’est le thème de votre best-seller No Kids. Observez-vous des avancées pour les femmes qui sont childfree depuis sa sortie en 2007?
À l'époque, de nombreuses femmes refusaient de témoigner sur le sujet, contrairement à aujourd’hui. De nos jours, il y a beaucoup de femmes qui n'en veulent pas pour plein de raisons. Quand j’ai publié mon livre, c'était vraiment considéré comme une forme d'égoïsme. Avec la prise de conscience environnementale, cela peut être assumé comme quelque chose d'altruiste, cela permet de renverser la charge.

Vous militez d'ailleurs pour que la société arrête d'avoir une image d'Épinal de la maternité. Vous citez par exemple les livres d'Elena Ferrante. On pense à Poupée volée (adapté au cinéma sublimement dans The Lost Daughter avec Olivia Colman entre autres) qui nuance ce cliché.
C'est une lecture très saine. J'ai l'impression que les femmes ont toutes lu massivement Elena Ferrante. Ses livres ont un côté libérateur, ils traitent de la complexité du rapport qu'on peut avoir à la maternité, mais aussi de la balance à trouver entre nos désirs et le soin des enfants.

Dans un autre style de référence, vous rappelez la phrase de Karen Blixen à qui l’on doit La Ferme africaine (Out of Africa): «On ne peut pas partir à la conquête du Graal en poussant un landau». Vous expliquez aussi que vous ne parlez pas de vos enfants en soirée parce que les mères de famille n'intéressent personne. Vous comprenez que vos propos puissent choquer?
Oui, tout à fait. Le problème c'est que la maternité est sacralisée mais en même temps ennuie tout le monde.

Finalement, qui s'intéresse aux mères de famille?

C'est triste à dire, mais essayez de retrouver du travail après 50 ans avec deux enfants. Vous serez considérée comme une personne qui n'a aucun intérêt. Je trouve cela personnellement très choquant parce que je suis convaincue qu’une mère de famille qui sait déployer tellement de qualités est le genre de personne qu’il faut engager. Ne serait-ce que pour ses capacités organisationnelles.

Ne serait-ce que pour ses «365 repas multipliés par deux», cités par Annie Ernaux dans La femme gelée
Ce livre est incroyable, il est rarement cité et je trouve qu'il sonne très juste. C'est une description clinique de la vie d'une jeune mère avec ses enfants. Prendre l'angle de l'égoïsme dans la littérature permet de revisiter pas mal de lectures et de redécouvrir beaucoup d'autobiographies de femmes. Chez les autrices qui ont eu des enfants, on voit un combat de la préservation de soi malgré la famille, le couple, les enfants, etc.

Abordons un moment les hommes, vous écrivez avec humour: «beaucoup d'hommes ont la nonchalance de salariés aguerris qui savent comment esquiver les projets chronophages».
Je vais parler de ce que je connais, c'est-à-dire du travail tertiaire. J’ai observé que les hommes sont majoritairement d'une paresse incroyable. Si je montais une entreprise, jamais je n'embaucherais d'hommes. J'en ai discuté avec pas mal de gens, et notamment un ami chef d'entreprise qui m'a dit qu’il privilégie lui-même l'embauche des femmes.

Pour filer votre thématique, il est difficile d’imaginer l'égoïsme comme qualité professionnelle…
Patronne, je ferais la chasse aux égoïstes de la compétition, c'est-à-dire des personnes qui veulent le prestige, l'argent d'un poste, mais sans se donner de mal. En revanche, je cite cette horrible étude dans mon livre qui démontre que les femmes gentilles sont moins payées que les femmes qui ne le sont pas. Pour chaque échelon de gentillesse, elles gagnent moins d’argent, c’est terrible.

Corinne Maier
L'autrice Corinne Maier © CELINE NIESZAWER

D’où votre manifeste… vous rappelez qu'être égoïste, ça s'apprend, «qu’on ne naît pas égoïste, mais qu’on peut le devenir» et exposez la phrase de l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie: «Le monde est plein de femmes qui ne s’autorisent pas à respirer parce qu’on les a conditionnées à se contorsionner pour tenter de se rendre aimables». Par où commencer?

Il faut être moins serviable de façon générale et moins se mettre à la place des autres.

Parce que si vous vous mettez à leur place, vous allez anticiper leurs problèmes, leurs difficultés et ce n'est pas bon pour vous. Il est intéressant d’observer que souvent, ces dits problèmes n'arrivent finalement pas ou sont gérés par d'autres personnes par magie.

Une autre piste de la voie de l'égoïsme serait d’abandonner le mensonge typiquement féminin. C’est-à-dire?
Il s’agit du fait d'arrondir les angles, de ne pas tout dire, d'être un peu hypocrite… Je considère que c’est le comportement d’une personne dominée. Je l'ai observé chez ma mère notamment, et chez un certain nombre de femmes qui ne travaillaient pas et qui dépendent de leur conjoint financièrement. Elles ont tendance à ne pas dire vraiment les choses, à ne pas dire combien elles ont dépensé pour telle ou telle chose. Oser dire les choses directement, ça sera une grande conquête. Ce sera de la franchise féminine.

Si l'égoïsme et l’égalité domestique ne fonctionnent pas, vous dites qu'il faut quitter la maison et, si cela est possible, voyager comme l'exploratrice Ella Maillart…
C'est très difficile parce que l'homme qui quitte la maison divorce alors que la femme qui quitte la maison abandonne ses enfants. Je ne sais pas si elles ont quitté leur maison, mais j’observe de plus en plus de cyclistes femmes qui voyagent en solo. C'est une tendance forte. Je me dis que ça donne l'image de femmes qui vont de l’avant, en solitaire. Je ne pense pas qu'on aurait osé faire cela il y a encore quelques années.

Vous rappelez aussi qu'il n'y a pas d'âge pour faire un égo-trip. De votre côté, vous relatez ne plus participer aux vacances en famille…
Plus on est jeune, mieux c'est. Mais, on peut devenir égoïste à tout âge, notamment quand on n'est plus très jeune comme moi. On peut dire non merci au rôle de la grand-mère gâteau. On peut aussi dire à notre entourage qu’on a une vie très occupée et que ça va être difficile, vous voyez ce que je veux dire?

Quitte enfin, à ne plus vouloir s’occuper des «vieilles mamans»?
C'est aux vieilles mamans de s'organiser sur des prises en charge alternatives, peut-être en concertation avec leurs enfants, pour faire en sorte que l'éternelle fille qui habite à proximité n’ait pas à se dévouer pour s'occuper de sa maman. Finalement, pourquoi ne serait-ce pas à leur fils de le faire? C'est toute une réflexion à avoir sur ces sujets, à tous les âges de la vie.

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