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Cinéma

«Cascadeuses», un documentaire sur ces héroïnes de l'ombre

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Virginie Arnaud (à gauche) est une légende. Une pionnière de la cascade et du réglage au féminin. Mais elle reste inconnue aux yeux du public, puisque les bonnes cascades sont celles qui ne se voient pas.

© BANDE À PART FILMS

Elles encaissent les gifles, les coups de poing, les coups de pied. Elles dégringolent dans les escaliers, sont jetées dans le vide, renversées par une voiture. Elles incarnent les victimes de violences sexuelles. Et elles meurent, des centaines de fois. C'est le quotidien de Virginie Arnaud, Petra Sprecher et Estelle Piget, cascadeuses professionnelles.

Pour son premier long métrage documentaire poignant, la réalisatrice jurassienne Elena Avdija braque sa caméra sur ces figures invisibles, privées du glamour des tapis rouges et même parfois d'un crédit au générique. Un portrait exceptionnel de ce métier difficile, où les femmes sont encore très peu représentées.

Tourné entre 2018 et 2022, Cascadeuses plonge dans la vie professionnelle et intime de ces trois femmes, entre la France et les États-Unis. Elles racontent leurs fiertés, leurs réussites, leur détermination à s'imposer dans un monde masculin, mais aussi leurs chairs marquées par les coups et leur quotidien empreint de violences.

Des corps à l'épreuve

«Dès que j'ai commencé mes recherches, on m'a conseillé d'aller voir Virginie Arnaud, nous confie Elena Avdija. C'est LA pro du métier, qui exerce depuis près de 25 ans.» La Française a en effet une fiche IMDb particulièrement fournie: elle a participé aux tournages des séries Les combattantes, Hors Saison, Dix pour cent, et des films Tout nous sépare, Lucy, Fast & Furious 6, ou encore à la saga Taxi, pour ne citer que quelques productions.

Aujourd'hui quinquagénaire, cette cascadeuse pionnière est en pleine transition vers l'univers du réglage (la coordination des cascades), dans lequel se reconvertissent bon nombre de cascadeurs à partir d'un certain âge afin de préserver leur corps. Elle est d'ailleurs la toute première femme régleuse d'Europe. Mais cette position hiérarchique est compliquée à assumer, puisque ses collègues masculins sont peu enclins à lui laisser une part de pouvoir.

«Cascadeuses», un documentaire sur ces héroïnes de l'ombre
© BANDE À PART FILMS

«C'est en suivant Virginie que j'ai découvert les enjeux moins connus de ce métier, poursuit la réalisatrice, notamment la question des corps, des costumes, et de la douleur, qui, souvent, n'est pas pensée en amont par l'équipe de réalisation.» Notamment lorsque les professionnelles doivent réaliser leurs cascades en petites tenues, sans leurs protections dorsales ou de tibias habituelles, parce que la scène est plus sexy ainsi.

«Après Virginie, avec qui je me suis liée d'amitié à force de l'accompagner au quotidien, j'ai découvert Petra Sprecher, poursuit Elena Avdija.»

«Petra est l'unique Suissesse cascadeuse. Elle vit depuis 20 ans à Los Angeles», précise la cinéaste.

Cette Bâloise de 49 ans était acrobate au Cirque du Soleil avant d'emménager à Hollywood pour performer sur les plateaux de 9-1-1, Westworld, Grey's Anatomy, Esprits criminels ou encore les films Ad Astra et Pirates des Caraïbes. Elle prend aujourd'hui des cours de comédie pour passer de l'ombre à la lumière, du côtés des actrices, car les années de chocs violents l'ont affaiblie.

«Cascadeuses», un documentaire sur ces héroïnes de l'ombre
© BANDE À PART FILMS

«Dans Cascadeuses, je montre des archives de la vie de Petra, lorsqu'elle rend visite à sa famille en Suisse, et je traite du passé et des expériences de Virginie, quand elle confie à sa fille adolescente les difficultés de son métier, raconte Elena Avdija. Je souhaitais suivre une troisième protagoniste, qui aborde la profession avec une autre perspective: c'est ainsi que j'ai casté Estelle.»

Estelle Piget, la trentaine, était ingénieure agronome avant de se reconvertir dans la cascade. La jeune Française se forme dans une académie et évolue en parallèle dans le cinéma, avec des apparitions dans les séries Netflix Notre-Dame, la part du feu, Emily in Paris, ou encore des épisodes de Joséphine, ange-gardien. Ses collègues féminines et elle partagent leurs rêves, discutent de leur futur ou encore de maternité. Son corps est couvert de bleus, mais toujours prêt à se lancer du haut d'un toit ou dans la cage d'un escalier.

Les violences sexistes au cinéma

À travers son film, Elena Avdija souhaite également visibiliser les violences faites aux femmes. Certaines scènes, mêmes si on les sait feintes, n'en sont pas moins choquantes. Le documentaire s'ouvre par exemple sur Estelle se faisant tabasser par des hommes, ses camarades de l'académie, qui répètent une scène. Les premiers rôles féminins de films d'action, à l'image de Lara Croft ou Wonder Woman, étant rares, la majorité des cascadeuses n'endossent pas souvent le costume de fières guerrières, mais plutôt celui de femmes violentées.

«Cascadeuses», un documentaire sur ces héroïnes de l'ombre
© BANDE À PART FILMS

«Virginie m'a dit une fois: "Tu sais, moi j'ai l'habitude de jouer à me faire violer sur les plateaux", tout en rigolant pour désamorcer l'horreur de cette phrase, raconte la Jurassienne.»

«Aux États-Unis, l'industrie cinématographique a les moyens de lancer des projets de cascades fous. Mais en Europe, quand on a besoin de femmes dans les scènes d'action, c'est le plus souvent pour leur taper dessus», remarque la réalisatrice.

Pour Elena Avdija, la représentation des violences sexistes et sexuelles à l'écran occasionne des répercussions sur la façon dont les personnes se comportent en société. «Voir des femmes se faire cogner dans les films contribue à normaliser ces violences dans la vie quotidienne. La société impacte le cinéma, et inversement. Nous sommes enfermé-e-s dans un cercle vicieux. À nous d'imaginer de nouvelles façons d'aborder ces thématiques», poursuit la cinéaste.

Traiter des violences faites aux femmes a ébranlé la réalisatrice. «C'est un sujet que l'on a beaucoup abordé pendant le tournage, puis avec des femmes de mon entourage qui vivent des situations difficiles», raconte Elena Avdija.

«Le personnage qui m'a particulièrement touchée dans le docu? Diane, la camarade d'Estelle, qui lui confie ses peurs d'exécuter certaines cascades parce qu'elle a elle-même subi des violences conjugales.»

«C'est un lourd sujet qui touche également les comédiennes, puisqu'elles jouent la violence psychologique lors des tournages, alors que les cascadeuses encaissent la violence physique.»

Un travail de longue haleine récompensé

Avant de plonger dans le cinéma, la trentaine originaire de Delémont a étudié à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris, puis a suivi un Master en réalisation documentaire à l'Institut national de l'audiovisuel, toujours en France. L'idée de son film naît d'un travail de fin d'étude qu'elle a commencé en duo, avant de poursuivre seule: «J'étais fascinée par ce milieu de l'ombre que je connaissais peu, à l'intersection entre le cinéma et les questions de genre», développe Elena Avdija.

Croyant dur comme fer en son projet, la jeune femme le soumet à une multitude de boîtes de production, en France et en Suisse. Essuyant refus sur refus, elle réécrit sans cesse son scénario. «Dans l'intervalle, j'ai réalisé deux courts métrages documentaires, sans argent. C'est un travail tellement solitaire et difficile. Pour Cascadeuses, je voulais une vraie production, donc j'ai patienté, tout en poursuivant ma carrière comme scénariste et assistante de réalisation.» Il aura fallu 8 ans pour que le documentaire d'Elena Avdija voit le jour, produit par une équipe féminine de Bande à part Films.

La ténacité de sa réalisatrice a finalement payé, puisque le documentaire a été récompensé en automne 2022 par l'Œil d'or de la Compétition Focus au Zurich Film Festival. «Un choc, je ne m'y attendais pas! réagit Elena Avdija. J'ai passé tellement de temps à douter, ce prix m'a rassurée et m'a encouragée à travailler sur les thèmes qui me portent.»

Cascadeuses (84 minutes), un film d'Elena Avdija, produit par Bande à part Films et Alter Ego Production. La bande-originale You Don't Own Me a été composée par le duo vaudois Marzella. À voir dans les salles romandes dès le mercredi 9 novembre 2022.

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