Culture
20 ans de «Desperate Housewives», série réac ou féministe?
Le 3 octobre 2004 aux États-Unis, en mai 2005 en Suisse, les Desperate Housewives déboulent sur les écrans. Et balaient tout sur leur passage: en un épisode, Lynette, Bree, Susan, Gaby ou Edie ont conquis les cœurs, sont devenues «les» voisines dont on a envie de connaître les moindres secrets – et elles en ont! Or, après une saison 1 superlative en termes d’audiences, le soufflé ne retombe pas. Ou à peine.
Ainsi, huit ans durant, entre 10 et 30 millions de fans (selon la saison) se donnent rendez-vous chaque semaine à Wisteria Lane. Pour s’y délecter ou s’agacer de la tartuferie des banlieues aisées américaines, mais aussi pour tenter d’y résoudre une énigme policière.
Évidemment entretenu par la presse à coups d’articles people ou de tests de type Quelle Desperate Housewife êtes-vous?, le phénomène passionne – et suscite de vives polémiques idéologiques: doit-on comprendre cette dramédie comme une apologie du conservatisme patriarcal ou y lire des messages d’ouvertures progressistes? Dans son essai Desperate Housewives, un plaisir coupable? paru en 2012 aux PUF, Virginie Marcucci répond en substance: «Les deux, mon général!»
Célébration des valeurs traditionnelles
Pour l’auteure, qui fit sa thèse sur les féminismes américains, l’une des grandes forces du créateur de la série, Marc Cherry, est en effet de jouer sur l’ambiguïté et un brouillage des idées afin que tout le monde puisse traduire les choses à sa propre sauce: quand les réformistes peuvent voir «une critique acerbe» d’un modèle hypocrite qui n’a plus lieu d’être et une forme d’appel à la liberté féministe, les réactionnaires trouvent une célébration des valeurs traditionnelles et rassurantes – dont Bree est bien entendu «le» modèle par excellence, même si elle finit par se décoincer un peu.
Un «grand écart» interprétationnel encore partiellement valable aujourd’hui, note Klea Faniko. Chargée de cours auprès de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et de projets auprès du Service égalité et diversité de UNIGE, elle explique:
Le credo de ces militantes tient finalement en quelques principes simples. En clair, une femme doit s’occuper du foyer, se consacrer à son mariage, à ses enfants selon une approche traditionnelle. «Pour les personnes qui adhèrent à ces mentalités, bien plus nombreuses qu’on pourrait le penser (et de tous âges comme le montrent différents rapports), Desperate Housewives n’a toujours rien de problématique!»
Elle reprend: «Quand cette série est sortie, on n’avait pas le niveau de sensibilisation actuel sur les questions de genre et de féminisme, on ne parlait pas de gender fluid ou de représentations diversifiées. Il faut donc prendre du recul et remettre les choses dans ce contexte temporel.»
Question du body positivisme
Certes. Il n’empêche qu’avec un regard 2024, qui permet «une autre grille d’analyse», la série peut frapper, voire choquer, par son manque de diversité sexuelle, ethnique, sociale ou religieuse, relève Klea Faniko. Tout comme elle peut être perçue comme véhiculant des idées ultraconservatrices: «Dans les deux premières saisons, à l’exception de Lynette, publicitaire, et de Susan, qui est illustratrice, aucune des habitantes de Wisteria Lane n’a d’emploi rémunéré. Elles sont de ce fait piégées dans leur statut d’épouses financièrement dépendantes de leurs maris. Quand on sait à quel point le travail contribue à la liberté…»
Mais ce n’est pas tout! Interrogées après visionnement, trois trentenaires estiment la série «désespérante» par les clichés physiques «honteusement anti body-positive»:
déplorent Anne et Juliette, ajoutant: «En plus, pas de rides, pas de cernes, pas de cheveux blancs… à croire qu’elles rajeunissent au fil des saisons, c’est ridicule!» Lancées, elles poursuivent: «On voit bien que le scénario a cherché à coller à l’air du temps – on pense par exemple aux réactions dantesques de Bree lorsqu’elle apprend que son fils est homosexuel, alors que trois ans plus tard, personne ne trouve (presque!) rien à redire quand Bob et Lee s’installent à Wisteria Lane. Mais ça n’en fait pas pour autant un manifeste pro-diversité!»
De son côté, Manon avoue avoir pris du plaisir «à binger cette histoire de dingues» et à entrer dans l’intimité de ces femmes «pas soumises malgré les apparences, qui s’entraident entre deux crêpages de chignon et sortent du cadre plus souvent qu’à leur tour», mais s’insurge toutefois contre les encouragements sous-jacents «à la communication toxique et manipulatoire» – citant Gaby embobinant ses amoureux successifs ou Lynette introduisant un rat chez elle pour que Tom fasse le ménage!
LGBTQ+, sexisme et familles
Bref, les critiques sont acides – et la balance penche clairement du coté «réac». De là à bannir la série, il y a un pas que se refuse à franchir la Dre Faniko: «Notre société est très complexe, et je pense qu’il est important de prendre en compte et de respecter les différents points de vue. Il est donc évident que des féministes vont trouver Desperate très sexiste, que les personnes racisées ne s’y retrouveront pas ou que les communautés LGBTQ+ vont y voir de l’homophobie ou de la transphobie puisque ces questions n’y sont pas ou très peu abordées: nos jugements sont subjectifs et liés à qui l’on est, il ne faut pas l’oublier.»
Elle conclut: «Au-delà de toutes les idéologies, des sous-textes et des stéréotypes déjà mentionnés, je pense qu’aujourd’hui encore beaucoup de femmes peuvent retrouver des petits moments de leur vie dans cette série, aussi bien en termes de relations de couple que de gestion de crises familiales ou existentielles. Pour moi, elle offre un panorama d’une réalité humaine qui existe et l’on peut toutes s’identifier partiellement à l’une ou l’autre des héroïnes parce qu’elles nous font plus ou moins écho selon les circonstances.» Oups! mon gratin de pâtes…
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