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solidarité

«Nous avons conduit un camion de ressources jusqu'en Ukraine»

A la frontiere ukrainienne jai assiste a des scenes dechirantes

Diane Golay (à droite), son frère Arnaud et son amie Jamilah Burgisser ont roulé durant plus de 24 heures pour rejoindre la frontière ukrainienne.

© DIANE GOLAY

Une amie ukrainienne de mon frère, Arnaud Golay, cherchait quelqu’un disposant d’un camion pour transporter dans son pays plusieurs dons qui avaient été récoltés via des collectes. L’idée était également d’amener des denrées alimentaires et de l’eau, car la population manque de ces biens de première nécessité à la frontière. Mon frère est le fondateur d’une entreprise de glaces. Il a ainsi décidé de mettre son camion frigorifique à disposition. Il m’a appelée mardi, le 1er mars 2022, et nous sommes partis le jeudi 3. Tout s’est fait très rapidement.

Le jeudi, nous avons passé toute l’après-midi à charger le camion. Au total, nous avions 800 kilos de marchandises. Nous sommes partis de Suisse à 22h30. Nous n’étions pas seuls: une amie nous accompagnait, Jamilah Burgisser, ainsi qu’un convoi de quatre voitures, qui se déplaçaient pour rapatrier à Genève des proches qui fuyaient la guerre. Le voyage a été extrêmement long: il devait nous prendre 18 heures, il a finalement duré plus de 24 heures. Étant donné l’urgence, l’organisation n’était pas toujours optimale. La douane aux abords de laquelle nous avions rendez-vous a subitement dû changer d’emplacement, nous avons été pris dans de gigantesques embouteillages et avons dû rouler bien plus loin, à la recherche d’une autre douane. Ce voyage n’en finissait plus! En 24 heures, nous n’avions rien dormi. Nous avions uniquement fait de courtes pauses pour manger, nous étions éreintés. C’était très intense.

Des kilomètres de voitures à l'arrêt

Nous sommes arrivés sur place à minuit: la personne avec qui nous avions rendez-vous n’était plus là. Nous ne savions plus quoi faire. Nous ne pouvions pas rester, il nous fallait rentrer rapidement en Suisse pour un impératif familial. Finalement, nous avons pris la décision de franchir la frontière, de passer du côté ukrainien. Un représentant de la mairie a facilité notre accès. Nous avions peur de ne pas pouvoir retourner en Pologne: des véhicules faisaient la file sur des kilomètres et des kilomètres. C’était une très petite douane, je n’imagine même pas la situation dans de plus grands points de passage.

Des denrées alimentaires, des médicaments, de l'eau et des biens de première nécessité ont été chargés dans le camion d'Arnaud. © DIANE GOLAY

Des familles qui se séparent, des femmes seules avec leurs bébés

Nous avons ensuite déchargé notre camion dans la mairie. C’était très touchant et très dur à vivre, on ne s’en est pas tellement rendu compte sur le moment, car il y avait beaucoup d’adrénaline, de l’inconnu, du danger, du stress. Énormément de choses se passaient dans nos têtes, on se disait qu'on débarquait dans un pays en guerre, que quelque chose de grave pouvait arriver. J’avais la boule au ventre, on était tous tendus.

À la frontière, il n’y avait que des femmes et des enfants, des femmes seules avec leurs bébés dans les bras. Ils partaient, fuyaient, sans bagage ou presque. On a vu des papas se séparer de leur famille, des scènes terriblement déchirantes.

Le maire de ce village, également commandant de l’armée, s’est levé en pleine nuit pour nous accueillir et nous recevoir. On voyait qu’il n’avait pas dormi, il nous a avoué qu’il ne fermait plus l'œil depuis le début de la guerre. On ressentait que les gens que l’on croisait voulaient rester dignes et fiers, mais qu’ils étaient à bout. Leur pays se fait décimer, leurs familles sont séparées, leurs fils, leurs frères, leurs pères meurent. C’était très frustrant pour nous, on aurait voulu les aider tellement plus, leur dire tellement de choses. Il y avait un décalage: on amenait des denrées, on avait l’impression de les aider. Mais eux, ce dont ils avaient surtout besoin, c'étaient des hommes et des gilets pare-balles.

Nous avons été directement confrontés à la réalité de la guerre, à leur quotidien tellement dur.

À deux heures du matin, ils nous ont emmenés dans un autre endroit: ils nous avaient préparé à manger. Leur hospitalité nous a énormément touchés. Alors qu’ils vivent la guerre, ils avaient pris le temps de penser à nous, de nous faire un thé. Ils nous ont ensuite escortés jusqu’à la frontière, afin que l’on ne doive pas trop attendre pour passer cette dernière. Nous avons dû patienter une heure: à trois heures du matin, nous étions à nouveau en Pologne. Nous avons roulé un peu avant de nous arrêter pour dormir à l’arrière du camion durant une heure de temps. Et après dix-huit heures de trajet, nous étions à nouveau en Suisse, à minuit le samedi soir. Sur quarante-quatre heures de voyage au total, il n’y a que quatre heures où nous n’avons pas conduit: les trois heures passées en Ukraine et les soixante minutes de repos dans le camion.

Après vingt-quatre heures de voyage, le trio a déchargé son camion en pleine nuit, dans une mairie proche de la frontière, avant de repartir en sens inverse. © DIANE GOLAY

Terrible sentiment d'impuissance

Il fallait le faire. En soi, c’est beaucoup de route, mais c’est faisable et ça n’est pas si dangereux que ça. Pour le moral des gens, je pense que c’est important: sur place, les Ukrainien-ne-s que nous avons rencontré-e-s étaient vraiment heureux-ses de nous voir, de savoir que l’on se souciait d’eux en Suisse. Beaucoup de gens de notre commune de Founex (VD) nous ont écrit et contactés. On a eu un énorme élan de soutien, on a reçu beaucoup d’amour. C’était aussi beau de voir cela, alors qu’on n’avait rien demandé.

La peur n’était pas le sentiment dominant, mais plutôt la tristesse et la compassion. Assister à toutes ces scènes déchirantes, c’était lourd. Sur le coup, on ne s’en rend pas forcément compte.

Mais une fois qu'on s’est retrouvés dans le camion en Pologne, on s’est regardés tous les trois et on s’est dit: «Mais qu’est-ce qu'on vient de vivre là?» Encore maintenant, je suis en train d’analyser ce qu’il s’est passé. Je n’y pense pas au quotidien, mais je fais beaucoup de cauchemars la nuit. Les gens en Suisse nous disaient: «C’est incroyable, vous êtes des héros». Mais pas du tout: on a fait si peu! Il n’y a rien d’héroïque à conduire une voiture durant longtemps, c’est un gros road trip qu'on a fait, c’est tout. Sur place, nous nous sommes sentis tellement impuissants, nous aurions voulu faire tellement plus. Des millions de personnes sont à la frontière pour partir. C’est très paradoxal, c’est dur pour moi de parler de mon ressenti, il va me falloir du temps pour digérer tout ce qu'il s’est passé.

Arnaud, Diane et Jamilah espèrent donner l'envie et la force à d'autres Suisse-sse-s de suivre leur exemple. © DIANE GOLAY

Il y a beaucoup de liens à faire entre les Ukrainien-ne-s qui cherchent à fuir et les gens en Suisse, prêt-e-s à les accueillir. Il faudrait pouvoir organiser des convois pour rapatrier ces personnes qui fuient la guerre. En tant que citoyen-ne suisse, on a chacun-e le pouvoir d’agir, d’aider, à notre échelle. C’est tellement important! Si on peut aider, il faut le faire: des gens meurent, d’autres souffrent terriblement. Et si mon histoire pouvait inspirer d’autres personnes à se lancer, ce serait formidable, c’est tout ce que je souhaite.

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