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«Je fais danser les malvoyants»

vécu je fais danser les malvoyants

Les aveugles et les malvoyants peuvent danser, seule la façon de faire est différente. C’est tout le sens du Nightingale Project, qui vise à créer des spectacles avec eux.

© Corinne Sporrer

Danse, danse, danse… aux yeux de l’adolescente de Dartmouth (GB) que j’étais, il n’y avait pas d’autre voie possible. Je la vivais jour et nuit, comme une passion qui vient des tripes. Débutant à 14 ans seulement, après une première «carrière» de sportive tous azimuts, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir quelque chose à rattraper, dans ma tête et dans mon corps. Mais la danse me donnait un truc en plus par rapport au sport, une dimension artistique unique qui me poussait en avant.

Après deux ans de cours suivis à fond, et qui ont changé ma vie, j’ai été acceptée à la Royal Ballet School de Londres. Le niveau y était incroyable et j’étais encore bien en dessous de leurs critères d’excellence. Ils avaient toutefois perçu mon potentiel et je n’ai rien lâché, même si je me suis vite rendu compte que je n’avais pas le physique typique de la danseuse classique mis en avant par cette compagnie. J’y ai gagné le prix de l’élève ayant le plus progressé en 3 ans et une formation de fer qui me servira pour la vie.

Toutefois, il était clair que je n’y jouerais jamais les premiers rôles dans des productions comme «Le lac des cygnes». Si je voulais danser parmi les meilleurs, il fallait que je parte. Sans parler un mot de français, j’ai postulé, accompagnée par ma mère, au Vichy Ballet, la compagnie co-créée par Jorge Donn, qui était la star incontournable des Ballets du XXe siècle.

Alors que certains ne voulaient pas «de cette grosse Anglaise», Jorge Donn m’a engagée. Toutefois, après une année, il était clair qu’il voulait remonter sur scène avec Béjart et laisser sa compagnie. Il m’a dit: «Pas de problème, tu vas auditionner pour Béjart.»

Entre dureté et génie

C’est ainsi que je suis partie pour une tournée de six mois avec Maurice Béjart, sans contrat, car il voulait que je fasse mes preuves. Ce n’est qu’à Sao Paulo, au Brésil, qu’il m’a finalement prise par la nuque, me disant: «C’est bon, tu as ton contrat de stagiaire.» Ça m’a tétanisée et j’en ai encore des frissons. J’étais trop jeune pour profiter à 100% d’un tel enseignement.

Ce furent 3 ans difficiles. Nous étions 75 danseurs et il fallait lutter pour exister, lutter aussi contre ma dyslexie pour apprendre plus vite et contrer le stress, un de mes pires ennemis.

J’ai tout de même énormément appris. Mettant fortement en valeur mon côté artistique, Béjart m’ajoutait parfois des rôles. J’ai joué dans «Charlie Chaplin», «Hamlet» ou interprété Marie-Antoinette, dans «1789», à 19 ans!

J’adorais incarner des personnages, mais je ne me trouvais toujours pas à la hauteur techniquement et j’en souffrais. Béjart m’a alors dit: «On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre», tout en me poussant à lui prouver que je méritais plus… il était très dur, mais c’était un génie. Si je suis celle que je suis aujourd’hui, c’est grâce à lui, à son regard posé sur moi et sur le public.

Partager ma passion

J’ai aussi participé à l’aventure Linga, réunissant des ex-danseurs du Ballet Béjart Lausanne, qui cherchaient une manière plus personnelle de s’exprimer. Ce fut un moment extraordinaire. Je suis ensuite passée par Berne et, enfin, Genève, avec la troupe du Grand Théâtre. J’y ai aussi découvert l’enseignement, au Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre.

Ce fut une révélation et un plaisir énorme de pouvoir transmettre mon art, des tout-petits aux adultes. Ce sont des amateurs et des pré-professionnels, mais le niveau atteint est remarquable. C’est dans ce cadre que je me suis rapprochée d’une de mes élèves atteinte de dégénérescence maculaire et qui, petit à petit, perdait la vue.

Ce que je tente de faire avec les malvoyants – et plus largement
avec les amateurs – c’est redonner du sens à la danse.

Elle commençait à fréquenter des malvoyants, des aveugles et je me suis intéressée à la manière dont ils travaillaient. Ensuite, j’ai eu envie de faire partager ma passion, car les aveugles et les malvoyants peuvent danser, seule la façon de faire est différente. C’est tout le sens du Nightingale Project, qui vise à créer des spectacles avec eux.

Le toucher est bien évidemment très important, car il permet de comprendre, de dire les images justes. Lors de la conception des chorégraphies, je les laisse transmettre leurs frustrations, le message qu’ils ont envie de faire passer. Parfois, ils se lâchent sur scène. J’introduis en effet une large part d’improvisation travaillée. Les quatre danseuses actuelles transmettent ainsi des émotions fortes que le public comprend, ressent!

Transmettre la magie

Il y a 3 ans, j’ai créé «Canne en ville», une pièce qui exprime les relations entre cette canne blanche à laquelle ils sont attachés, liés, mais dont ils sont aussi les esclaves. Elle exprime bien cette relation d’amour-haine qu’ils ont développée avec l’objet. Le plus important, toutefois, c’est l’art. Dans leur vie de tous les jours, il est souvent absent. Pouvoir s’exprimer artistiquement, montrer le beau, faire passer ses émotions, comme tout le monde, comme les valides, une fois par semaine, constitue souvent un rendez-vous rare.

Bien sûr, il y a des hauts et des bas, comme partout. Dans le prochain spectacle, «Les sens en fusion, entre sensible et sensoriel», dont les professeurs de musique du Conservatoire assureront la partie sonore, je mélange encore, comme à chaque fois, voyants et non-voyants et chacun apporte quelque chose à l’autre, s’enrichit.

Dans ce projet, l’enrichissement mutuel est d’ailleurs tout naturel. De mon côté, j’apporte la technique et je retire ce sentiment que je suis en train de faire quelque chose de bien, d’utile. C’est une valeur ajoutée à la danse pour tout le monde et ça me pousse hors de ma zone de confort, ce qui est essentiel pour la création.

Dans ce cas, on va vers la simplicité, le dépouillement et, surtout, l’émotion. C’est, je m’en rends compte de plus en plus, ce qui manque parfois dans la danse contemporaine. Les spectacles sont souvent absurdes et l’émotion, la sensualité sont aux abonnés absents.

Ce que je tente de faire avec les malvoyants – et plus largement avec les amateurs – c’est redonner du sens à la danse, tout en essayant de trouver et de développer mon propre langage. Finalement, je n’ai pas d’autre bagage de vie et il me reste à transmettre cette magie au plus grand nombre.

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