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Les femmes cherchent leur «pièce à soi»

Les femmes cherchent pieces a soi

«Disposer à la maison d’un endroit où s’isoler change énormément les choses, surtout en cette période de confinement ou de télétravail généralisé, relève Stephan Eliez, psychiatre et professeur à l’Université de Genève.

© Getty Images

On les dit reines du foyer, pourtant, elles n’ont pas une seule vraie pièce à elles dans la maison. Depuis le printemps dernier, avec le confinement et l’avènement du télétravail, nombreuses sont les femmes qui ont ouvert les yeux sur ce drôle de paradoxe.

«Nous avons un appartement avec pas mal de place, mais je suis en train de m’apercevoir que pas un seul mètre carré de mon lieu de vie n’est vraiment mon territoire personnel, constate Bérénice, une maman en couple de 43 ans travaillant dans l’administration. J’utilise l’ordinateur familial pour mes journées en home office, situé dans un petit bureau d’ordinaire utilisé par tous les membres de la maison, tandis que mon mari bosse dans sa pièce personnelle, où il a depuis longtemps aménagé son home cinema pour regarder le sport, ses objets fétiches et son bureau de gamer. Quant à la dernière pièce de divertissement disponible, elle sert de salle de jeux aux enfants.»

Et même dehors, cette impression de n’être nulle part dans son cocon se poursuit: «La terrasse, construite contre la pente du terrain, est bien remplie par des choses appartenant à mon homme et le seul espace encore un peu neutre sera probablement bientôt aménagé en terrain de pétanque pour lui et ses amis. Mon rêve à moi, c’est juste un petit coin tranquille où je pourrais venir lire, boire un thé et que je pourrais décorer selon mes envies.»

Télétravail dans un coin

Le cas de Bérénice n’est pas isolé. Que le foyer soit de surface modeste ou plus étendu, la crise du Covid a révélé le caractère ambigu du territoire féminin, débouchant sur une autre crise: celle de l’espace. «Beaucoup de femmes en couple avaient ce sentiment que l’espace domestique était le leur, qu’elles y passaient plus de temps que le reste de la famille et qu’elles pouvaient en faire ce qu’elles voulaient, observe Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie à l’Université de Lausanne (UNIL). Toutefois, le confinement, allié à la présence accrue du partenaire et des enfants, leur fait soudain prendre conscience que les autres se sont approprié bien plus efficacement cet espace.»

Un récent rapport de l’Institut national français d’études démographiques révèle notamment que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à devoir télétravailler dans un espace commun de la maison, signe qu’il leur manque plus souvent un territoire personnel dédié. «Même les enfants ont généralement plus de lieux à eux que leur maman!» souligne Nicky Le Feuvre.

L’homme plus exigeant

Tout se joue manifestement dès que le couple emménage sous le même toit. Quand la surface du foyer est restreinte et trop limitée pour distribuer de façon égale des pièces à tous, le phénomène devient particulièrement évident. «Les études montrent qu’autour du globe, en situation de crise, les premières à se sacrifier sont bien souvent les femmes, éclaire Laura Bernardi, professeure de démographie et de sociologie à l’UNIL. Si cette dynamique est transposable ici, on peut imaginer que les femmes vont moins revendiquer leur espace quand la place est limitée.»

D’autant plus que, selon Nicky Le Feuvre, les hommes «exigent plus souvent un lieu isolé des perturbations comme condition préalable pour vivre sous le même toit et envisager de pouvoir y mener des activités professionnelles si besoin. Les femmes le revendiquent moins, acceptant d’inscrire leurs activités personnelles dans les interstices de cette configuration.» Pourquoi cette supplique est-elle entendue? Le réflexe d’offrir l’unique espace privé de divertissement à monsieur cache souvent une dynamique plus symbolique que pratique. «Les loisirs et le temps pour soi des hommes sont plus sacralisés», commente la sociologue de l’UNIL.

Lectures sur canapé

Certes, d’autres motifs que le fait de privilégier le confort vital des autres peuvent amener volontairement les femmes à renoncer à leur cocon au moment d’emménager avec leur partenaire. Comme ce qui peut apparaître comme du simple bon sens:

«Mon copain est un grand fan de jeux vidéo et je trouvais assez logique qu’il puisse s’installer dans la seule pièce libre de notre appartement, raconte Cynthia, 28 ans. Ce type d’activité nécessite davantage un coin isolé, de plus son équipement prend de la place, ça n’aurait pas été très pratique dans le salon, tandis que mes activités de loisir à la maison, comme la lecture, sont plus faciles à vivre un peu n’importe où.»

Machines encombrantes pleines d’électronique, bricolage, mécanique… les hobbies masculins sont «parfois plus envahissants, bruyants ou salissants que les hobbies féminins», note Laura Bernardi, et c’est pourquoi nombre d’hommes «s’orientent vers un espace personnel situé à la cave, au grenier voire au garage, qui ne sont pas toujours des endroits particulièrement luxueux en soi, alors que les femmes entretiennent des passions parfois plus faciles à vivre dans les espaces communs».

Pas le temps de se poser

Encore faut-il que ces loisirs féminins en soient véritablement, au sens de ceux des hommes, et pas des tâches domestiques maquillées. Car si nombre de ces hobbies peuvent se dérouler dans les lieux de vie partagés, c’est aussi parfois parce qu’il s’agit en réalité de travaux liés au foyer. «Certaines activités domestiques, notamment la cuisine ou la couture, sont vues comme des loisirs à part entière chez les femmes, pointe Nicky Le Feuvre. Ça contribue à légitimer des passions féminines assignées aux espaces communautaires.»

S’activer aux fourneaux, repriser ou créer des vêtements, autant de tâches labellisées hobbies un peu par la force des choses et ne justifiant pas une vraie pièce à soi. Car en dehors du travail domestique, dont encore aujourd’hui la majorité incombe aux membres féminines de la famille, les femmes semblent avoir moins de droits à revendiquer des loisirs déconnectés de la sphère du foyer.

D’abord parce qu’elles ont mathématiquement moins le temps pour ça. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, les femmes vivant en couple consacrent en moyenne près de 22 heures par semaine au travail domestique dit non rémunéré, contre moins de 16 pour les hommes. Et avec un enfant dans l’équation, elles passent à 53 heures hebdomadaires contre 30 pour les pères. Pas loin du double, donc.

Une récompense masculine

«Pour avoir un lieu de loisir tranquille tout à moi, il faudrait déjà que j’aie l’occasion de m’asseoir, lance Isabelle, la quarantaine. Malgré mon job très prenant, avec beaucoup de responsabilités, il me semble que je dois en faire plus à la maison que mon homme.» Oui, magie de la physique, le temps des femmes est compressible pour réaliser cette performance quotidienne, moyennant l’abandon au passage de quelques moments de repos.

La contrainte du manque de temps n’explique cependant pas tout. La répartition genrée des tâches, toujours en vigueur en 2020, a un effet secondaire problématique et plutôt pervers: celui de désigner ces messieurs comme ayant le plus besoin de loisirs. «Dans de nombreux couples, l’homme demeure le partenaire contribuant le plus au budget de la famille. Or, on sait, par les études sociologiques, qu’avoir le revenu principal amène certains privilèges, notamment au niveau des loisirs», analyse Caroline Henchoz, professeure de sociologie à la HES-SO Valais.

Par l’instauration d’une hiérarchie implicite des activités, celui qui est censé avoir le travail le plus important obtient en quelque sorte un plus grand droit de se consacrer à des hobbies et de s’isoler, afin de récupérer de ses folles journées. «L’argent rapporté à la maison se convertit symboliquement en un crédit loisirs, comme une récompense, fait remarquer la sociologue. De leur côté, les femmes se sentent moins légitimes à revendiquer du temps libre, surtout celles travaillant à temps partiel ou restant au foyer, car les tâches domestiques sont moins perçues comme un travail devant être compensé par du loisir et du temps de repos. Il y a rarement des règles établies pour définir quand elles peuvent appuyer sur pause à la maison. S’adonner à des choses n’ayant rien à voir avec le domestique peut vite les faire culpabiliser.»

Besoins à part entière

Pour ne rien arranger, la division sexuée des rôles provoque un second retour de bâton en la matière. «Au sein de la famille, les femmes sont souvent considérées comme les gardiennes des liens sociaux et leur connexion avec les enfants est encore vue comme privilégiée», décrit Caroline Henchoz. Pour cette raison, «l’envie de s’isoler dans une pièce à soi, de ne pas être avec les autres, peut facilement faire passer une épouse et une mère pour quelqu’un d’égoïste, note Nicky Le Feuvre, ce qui mettrait en doute le plaisir qu’elle est censée retirer de ses liens avec la famille.»

Avoir un cocon uniquement pour elles, qu’aucun autre membre du foyer ne doit coloniser, reste donc une revendication toujours un peu saugrenue aux yeux de la société, même si «la ségrégation genrée des espaces est de plus en plus questionnée, puisqu’on reconnaît davantage la femme comme un individu à part entière par rapport à il y a cinquante ans», se félicite Caroline Henchoz. Et bien heureusement.

Ne pas déranger

Car si avoir une pièce à soi n’est pas accessible à tous les milieux sociaux, c’est loin de n’être qu’un luxe et bien plus qu’un lieu de pur divertissement. «Disposer à la maison d’un endroit où s’isoler change énormément les choses, surtout en cette période de confinement ou de télétravail généralisé, relève Stephan Eliez, psychiatre et professeur à l’Université de Genève. Avoir la liberté de réguler la distance est inhérent à notre espèce, le retrait, l’évitement, étant nécessaires afin de se ressourcer et de réguler ses émotions.»

Pour Nicky Le Feuvre, un tel espace permet également aux femmes de retrouver une situation «où elles ne remplissent pas les rôles sociaux de mère et d’épouse, où elles ne sont pas à disposition d’autrui». La chambre, La pièce à soi, comme le titrait si joliment Virginia Woolf, participe à la construction de son identité propre, sans renvoyer à un statut social défini. «Elle offre la possibilité de se couper des exigences de la vie domestique et de dire: Je ne suis pas à votre service, ne me dérangez pas! confirme Nicky Le Feuvre. Les femmes devraient juste avoir un vrai droit au décrochage.»

3 Questions à Fiona del Puppo, chercheuse au laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL

FEMINA Les femmes ont moins souvent une chambre à soi, un constat que vous partagez?
Effectivement, même en 2020, il n’est pas si naturel que les deux membres d’un couple revendiquent chacun une pièce personnelle. Depuis le XIXe siècle, c’est surtout la chambre à coucher qui joue le rôle d’une sorte de sanctuaire absolu face au monde extérieur, mais on y vit d’abord l’intimité du point de vue du couple.

Lorsque le logement offre une pièce supplémentaire autre que celles vouées à la vie communautaire et à la nuit, elle est plus souvent dédiée à l’homme. Celui-ci dispose ainsi de plus de possibilités de s’isoler. Les études montrent notamment que les femmes sont les membres du foyer qui passent le plus de temps en compagnie de quelqu’un dans les pièces de la maison. Se retrouver seules est donc bien plus difficile pour elles.

Vous qui êtes architecte et ingénieure de formation, pensez-vous que la manière de concevoir les logements contribue encore aujourd’hui à entretenir cette inégalité dans la façon d’habiter les espaces?
Difficile de répondre à ça, mais j’ai pu remarquer que lors de la conception des logements — comme des espaces publics, d’ailleurs —, les architectes tentaient souvent de réfléchir du point de vue d’un individu neutre. Toutefois, inconsciemment, cet individu censé être neutre est fréquemment pensé comme un homme valide.

Il est vrai que nous concevons encore fréquemment la distribution intérieure avec une cuisine et un salon, autour desquels gravitent la chambre parentale et celles des enfants. Cette logique appelle à s’approprier les lieux en suivant la partition traditionnelle des espaces. Concevoir des plans de logements avec des pièces aux fonctions non prédéterminées pourrait être une solution.

Pourquoi les espaces libres continuent-ils souvent d’être convertis en pièce de loisirs masculins?
Je crois que les loisirs féminins sont encore assez dévalorisés et associés à l’espace domestique, ceci car ils s’adaptent aux conditions de l’autonomie des femmes. Les occupations masculines, elles, revendiquent davantage d’espace, car demandant plus d’autonomie spatiale, de même que celles des enfants.

L’enjeu est pourtant énorme pour les femmes, car disposer d’un vrai espace personnel, c’est d’abord disposer de son temps. Celles qui se créent un tel lieu dans la maison peuvent se rendre indisponibles quand elles le souhaitent. Par ces quatre murs et cette porte, les femmes ont la possibilité de se retirer des constantes de négociations. Et de refuser que leur temps soit fragmenté par les autres.

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