Violence dans le couple: Les enfants ont enfin la parole
«Il a commencé à s’énerver, ma mère aussi a commencé à s’énerver, elle est partie au salon, après moi j’suis partie derrière eux comme d’habitude, après y avait un qui allumait la lumière, qui éteignait la lumière et après j’sais pas d’un coup, il a monté sur ma mère et j’ai vu il a donné un coup et moi j’ai commencé à crier, à pleurer.» Cherchant les bons mots, une jeune fille raconte l’impuissance ressentie dans son enfance: «J’étais désespérée, j’savais pas quoi faire, j’savais pas s’il fallait que je coure, que j’appelle les voisins, que je lui tape dessus, j’en sais rien…» Un garçon, lui, s’est retrouvé face à son père: «Et pis là, vraiment, il m’a pété la gueule. Je crois qu’il m’a mis un poing dans le nez, pis voilà. C’était pas la première fois, mais c’est un truc qui m’a marqué.»
Forts, troublants par la vérité des expressions et par le respect qui est mis à les transcrire, les témoignages des jeunes se succèdent jusqu’à glacer le sang. Pour la première fois, une recherche scientifique suisse a fait ce choix, dépasser la dimension du couple pour écouter les autres victimes de la violence conjugale: les enfants.
Menée par l’Unité de médecine des violences (UMV) du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML), l’étude permet de comprendre que les enfants ne sont pas de simples spectateurs, comme la société l’a longtemps pensé, mais bien des victimes à part entière. En Suisse, on estime qu’au moins un mineur sur cinq est exposé à de la violence physique dans le couple parental, et le travail des chercheuses dresse la liste des conséquences sur la santé psychologique et physique à court et à long terme. Vingt adolescentes, adolescents et jeunes adultes de milieux socio-économiques et culturels différents ont accepté de témoigner pour libérer la parole et aider d’autres enfants. Afin «qu’ils sachent que ce qu’ils vivent n’est pas normal». Ni la brutalité qui s’est invitée dans leur enfance ni, parfois, le manque de protection de la part des professionnels.
Une violence longtemps ignorée
La docteure Nathalie Romain-Glassey, médecin adjointe, responsable de l’UMV et coautrice de l’étude, explique: «Longtemps, la violence dans le couple a été considérée comme une problématique privée. Quant aux enfants, ils ont été ignorés.» Au fil du temps, les mineurs sont passés au statut de témoins, et ce n’est que ces dernières années qu’en Suisse ils et elles ont commencé à être considérés, à leur tour, comme des victimes. La Convention d’Istanbul (lire encadré) stipule que les enfants exposés à la violence dans le couple devraient avoir les mêmes droits que les victimes concernant le recours aux services de soutien et de protection. «Or, la prise en charge de ces enfants, qui concerne aussi bien le milieu médical que social ou judiciaire, est aujourd’hui encore très limitée», rappelle l’étude. L’originalité de la recherche? «L’amplitude des témoignages», selon Anne Cattagni, responsable de recherche au sein de l’UMV et coautrice de l’étude.
«Nous avons exploré tous les principaux domaines de la vie, depuis leur naissance, pour voir quels pouvaient être les impacts de la violence.» L’un des autres intérêts tient au fait que les jeunes reviennent sur ce qu’ils vivaient enfants et ajoutent leurs réflexions d’aujourd’hui: «En nous appuyant sur notre travail et sur la littérature scientifique existante, nous avons formulé une série de recommandations en termes de prévention, formation, détection et intervention, dans le but de contribuer à une meilleure prise en charge des enfants exposés à la violence dans le couple.» Nathalie Romain-Glassey complète: «L’idée est de guider le choix des politiques publiques. Ensuite, c’est aux institutions et aux professionnels qu’il revient, s’ils l’estiment judicieux, d’intégrer ces recommandations à leur pratique.»
«Il l’a prise au cou»
Depuis 2006, l’Unité de médecine des violences reçoit en consultation des adultes victimes de violence et notamment de violence dans le couple. «Au départ, la question des enfants ne nous est même pas venue en tête, reconnaît la docteure Nathalie Romain-Glassey. Mais en écoutant les récits de parents victimes, il est apparu que, trois fois sur quatre, l’enfant était présent au moment de l’épisode de violence qui a motivé la consultation. Nous nous sommes rendu compte que les enfants vivaient au quotidien dans un climat de violence. On s’est donc intéressées plus spécifiquement au sujet.»
Les actes auxquels les enfants ont assisté sont à peine imaginables: coups de poing, de pied ou de ceinture, tentatives de poignarder la victime, la pousser à terre ou dans les escaliers, lui serrer le cou, la griffer au visage, lui jeter des objets ou encore lui couper les cheveux. Un garçon raconte: «Moi je faisais le con. Du coup, je me faisais taper. Ma mère, elle avait horreur de ça, du coup elle s’interposait, pis après c’est ma mère qui se faisait taper. Pis après, c’est mon petit frère qui pleurait parce que ma mère se faisait taper, qui voyait ça euh… pis après c’est lui qui se faisait taper. Enfin voilà, ça s’arrêtait pas quoi…» Un autre confie: «Il l’a prise au cou, un peu comme s’il voulait l’étrangler. Il lui a un peu tapé la tête contre le mur. Pis euh, de là ben, ça a déjà commencé de la violence. Après euh, un petit peu tous les jours, y avait de temps en temps des insultes, tout ça.»
Outre la violence physique, les jeunes décrivent aussi une forte pression psychologique: insultes répétées, interdictions, menaces, harcèlement ou encore dénigrements. Des violences économiques ont aussi été rapportées, par exemple interdire à la victime de travailler. Deux participants ont confié être au courant des violences sexuelles subies par leur mère. Parfois s’ajoutent des problèmes de maladie mentale ou d’addiction d’un parent: «Ma maman, là elle avait vraiment sérieusement des problèmes, enfin des problèmes au niveau de l’alcool, c’est-à-dire qu’on rentrait de l’école et puis elle était avec sa bouteille sur le canapé, couchée, fin cuite.»
Souvent, les enfants interviennent, et s’interposent au milieu des rapports de violence pour prendre la défense de la victime, dans la grande majorité des cas leur mère. «Ben en gros, mon père, il avait ma mère sur le lit, il l’avait frappée. Et moi d’abord, je m’étais assise sur ma mère, parce que ben pour la protéger quoi», confie une participante. Nathalie Romain-Glassey confirme: «Ce sont des situations que l’on rencontre encore aujourd’hui dans la pratique de tous les jours. C’est-à-dire des enfants vraiment jeunes, 4, 5 ans, qui vont intervenir, notamment lors des agressions physiques.»
Des enfants traumatisés
Les enfants se qualifient de «traumatisés», «marqués», «choqués» par ce climat de violence. Elles et ils mentionnent le développement d’un sentiment «d’anxiété, de tristesse et d’abandon, d’une image négative de soi et de la colère». À quoi peut se rajouter la culpabilité, comme l’explique Anne Cattagni: «Souvent, ces enfants se sont sentis au centre de la première altercation qui a déclenché la violence, soit parce qu’ils pensent avoir fait une bêtise, soit parce qu’ils ont dit un mot qu’ils n’auraient peut-être pas dû dire, soit parce que le parent victime a pris leur défense, ce qui a enclenché une agression. Certains se sentent responsables encore aujourd’hui.» D’autres peurs peuvent s’ajouter, pour la sécurité de la famille, pour d’éventuelles représailles de l’auteur si on en parle ou de placement.
Des conséquences peuvent aussi se porter sur les comportements: problèmes de sommeil, de scolarité, isolement social, fuite du domicile, automutilation, agressivité. Le rapport évoque aussi des douleurs, de la fatigue et des problèmes de poids. Une participante raconte: «Dès qu’elle rentrait, les conflits ils commençaient et du coup ben, je loupais souvent les repas du soir. Vers 13 ans, j’ai perdu 11 kilos en trois semaines.» Les résultats sont complétés par la littérature scientifique, qui montre que «l’exposition à la violence dans le couple est statiquement associée à une prévalence plus élevée d’obésité, de carences nutritionnelles, de troubles alimentaires et de sommeil, de plaintes somatiques et de problèmes de fonction pulmonaire. Des effets physiologiques, comme un risque accru de dérèglement de la réponse du système de stress, ont été mis en évidence.»
La chercheuse Anne Cattagni souligne que «ces enfants sont jusqu’à cinq fois plus à risque d’être aussi victimes d’autres formes de maltraitance, soit directement par le parent violent (pour trois quarts d’entre eux dans l’étude), soit à l’extérieur, notamment sous forme de harcèlement scolaire (pour deux tiers dans l’étude).» Mener ce genre d’entretiens ne laisse pas indifférent. L’un des points «terribles» selon la scientifique, c’est «la loi du silence»: «J’ai été marquée par les témoignages sur le silence et la solitude qui entourent cette violence quotidienne. Le tabou général se vit aussi au sein du foyer.»
Elle ajoute: «Le temps d’exposition à la violence est généralement long pour ces enfants et commence souvent à un âge très jeune. Dans ces cas, le risque de conséquences délétères sur la santé psychologique et physique est plus grand.» Ces enfants ne sont pas non plus épargnés à l’âge adulte: «Les filles, notamment, ont un risque un peu plus élevé d’être victimes de violence dans le couple. Les garçons d’être des auteurs.» Elles et ils sont aussi plus à risque de développer des addictions (alcool, drogue…), des pathologies cardiaques, des cancers, de l’obésité, d’être sujets à la dépression ou à des tentatives de suicide.
Des professionnels critiqués
«Ouais, y a rien eu. Un peu d’éloignement, pis c’est moi qui ai dû décider que… environ vers 14 ans, que je voulais arrêter de le voir.» Un enfant doit-il batailler pour se faire entendre? Pour que sa parole et son expérience soient prises au sérieux? Ce garçon n’est pas le seul à tenir ce discours. Les professionnels de la santé sont critiqués pour «avoir minimisé leur expérience, ne pas les avoir pris en charge, et plus globalement, pour leur manque d’action». Certains confient qu’ils auraient aimé «avoir un endroit où se réfugier en tout temps, qui aurait offert écoute, confidentialité et sécurité, sans qu’on soit pour autant obligés de partager ses problèmes», relève le rapport. Ce qui éviterait d’être «livrée à soi-même» ou «d’avoir des mauvaises fréquentations», comme le précise une jeune.
À côté de la protection, des participants évoquent aussi la nécessité de punition. Punir les auteurs et/ou leur retirer la garde des enfants. Pour d’autres, la prévention passe par la nécessité d’améliorer les lois pour faciliter la protection des victimes. Certains témoignages soulignent aussi l’importance d’une bonne information sur la violence domestique, qui permette aux enfants de reconnaître que leur situation n’est pas normale.
Nathalie Romain-Glassey insiste encore sur le besoin de suivi à long terme: «Les besoins des enfants évoluent avec le temps. L’exposition à la violence ne cesse pas toujours après une séparation. Les enfants sont parfois utilisés pour maintenir un contrôle sur la victime. Ainsi une prise en charge individualisée et un suivi sur la durée sont nécessaires.»
La lecture du rapport permet aussi de comprendre à quel point les enfants rêvent d’être davantage écoutés, même si, dans un premier temps, ils ne parlent pas toujours, soit par «peur», soit par «honte.» Une participante raconte qu’elle a longtemps essayé de faire comprendre que sa mère, auteure de violence, devait bénéficier d’une prise en charge médicale pour ses troubles psychiques afin qu’elle, elle «soit à l’abri». Les adolescents insistent sur le besoin d’être «impliqués» dans les processus de décision les concernant. Être écoutés, être entendus, sortir, comme l’explique une jeune fille, du principe: «Nous, on est des adultes, on sait. Vous êtes les enfants, vous savez pas.» Ces enfants-là, c’est sûr, en savent déjà beaucoup.
La violence en chiffres
La présente étude s’inscrit dans la continuité de deux autres volets d’une recherche sur l’exposition des enfants à la violence dans le couple, dont les résultats ont été publiés respectivement en 2020 et 2021 par l’UMV.
Les données de la première étude – basée sur les consultations de 430 parents victimes ayant 654 enfants mineurs – ont montré que les victimes ayant des enfants et qui ont consulté l’UMV entre 2011 et 2014 sont à 88,1% des femmes et à 11,9% des hommes. Au moment de la consultation, plus des trois quarts des parents victimes cohabitent avec l’auteur ou auteure de violence dans le couple et plus de la moitié sont mariés avec lui ou elle. Parmi les enfants des victimes, la tranche d’âge la plus représentée est celle des 0-6 ans (46,5%) suivie des 7-12 ans (33%) puis des 13-17 ans (20,5%). Dans la majorité des événements violents (72%), au moins un enfant est présent.
Il faut savoir que la violence dans le couple est la première cause des homicides perpétrés contre les femmes en Suisse. En moyenne, plus d’une femme meurt chaque mois sous les coups de son partenaire ou ex-partenaire. En ratifiant la convention du Conseil de l’Europe – appelée Convention d’Istanbul – la Suisse a accepté en 2018 de considérer la violence à l’égard des femmes et la violence domestique comme des violations des droits humains. Elle s’est ainsi engagée à les prévenir, les combattre, mais également à sensibiliser la population et à former les professionnels en conséquence.
Ressources face à l’adversité
Cette étude qualitative, qui a bénéficié du soutien du Bureau fédéral de l’égalité entre les femmes et les hommes, s’est intéressée à la réalité de quatorze filles et de six garçons âgés entre 14 et 28 ans au moment des entretiens, menés en 2022. Ces jeunes étaient mineurs au moment où le parent victime a consulté l’UMV du CHUV entre 2011 et 2018 pour violence dans le couple. «Son objectif était non seulement d’avoir le point de vue des jeunes sur l’expérience de la violence, mais aussi de connaître les besoins et les ressources qu’ils ont pu avoir dans ce contexte», explique la docteure Nathalie Romain-Glassey. «S’intéresser aux facteurs protecteurs, à savoir ce qui aide les enfants face à l’adversité, est une démarche relativement nouvelle en science», complète la chercheuse Anne Cattagni.
Les autrices ont ainsi recherché dans les témoignages les forces et les atouts des participantes et participants. Avoir eu, par exemple, une bonne compréhension de la violence domestique les a aidés. Outre la capacité à créer du sens, celle d’autoréguler ses émotions par diverses stratégies a été retrouvée dans les témoignages: marcher, discuter avec un professionnel de la santé ou encore se mettre dans «une bulle» et ne pas s’impliquer dans les conflits afin de s’en protéger émotionnellement. Les jeunes ont aussi évoqué des atouts interpersonnels comme «poser ses limites», en tenant tête à l’auteur ou auteure par exemple. Ou alors avoir un entourage familial, amical et professionnel soutenant.