Société
Une BD fait les comptes des inégalités dans le couple
Si les petites filles étaient éduquées en apprenant la somme d’argent que la quête du prince charmant, puis la perte (le taux de divorce est de 41,5%), allait leur coûter au cours de leur vie, aspireraient-elles au célibat? C’est une question que l’on peut se poser en tournant la dernière page du roman graphique Le prix à payer, Pourquoi le couple hétéro appauvrit les femmes et nuit à l’amour (Éd. Leduc Graphic, en librairie le 16 octobre 2024) de l’illustratrice Tiffany Cooper et l’autrice Lucile Quillet. Dans cette BD drôle et passionnante, illustrée de stéréotypes sociétaux, doubles standards, références littéraires (l’écrivaine Virginie Despentes, la théoricienne Monique Wittig, l’anthropologue Catherine Monnot, les chercheuses Sibylle Gollac et Céline Bessière) et points historiques, le duo analyse le coût financier et psychologique payé par les femmes avant d’être en couple, pendant et après. Mais ne vous attendez pas à une addition exacte, tant les trajectoires professionnelles et les histoires d’amour s’avèrent aussi nombreuses que variées, donc difficilement chiffrables.
Toutefois la gestion budgétaire dans le couple semble un domaine qui pourrait être mieux maîtrisé en faveur des femmes. Car si des cours d’éducation financière et budgétaire fleurissent timidement dans certaines écoles européennes depuis une initiative de l’OCDE datant de 2012, force est de constater qu’en Suisse, comme en France, pays d’origine des deux autrices, l’argent demeure tabou, en particulier dans le couple. Savez-vous combien gagne exactement votre conjoint? Partagez-vous les dépenses au prorata de vos deux salaires (rappelons que les femmes gagnent en moyenne 18% de moins que les hommes)? Êtes-vous dans une relation financière équitable? Posez des questions à votre entourage - et/ou à vous-même -, et vous verrez que peu de gens sont réellement au clair.
Les inégalités femmes-hommes comme bataille commune
Tiffany Cooper, illustratrice présente au festival BDFIL en avril 2024 pour son livre Combien tu m’aimes? (Éd. Eyrolles Jeunesse), se rappelle sa rencontre avec l’écrivaine Lucile Quillet sur un live du média Brut qui abordait les inégalités dans l’espace domestique. «Pour la première fois de ma vie, j'avais affaire à une personne plus bavarde que moi», se remémore l’autrice du roman graphique Homme Sweet Homme. Après ce direct sur les réseaux, les deux femmes ont un coup de foudre amical/professionnel et ne communiquent plus que par vocaux interposés sur le thème des inégalités. Un post Instagram viral sur la thématique du couple plus tard, l’idée d’adapter en BD l’essai féministe à succès de Lucile Quillet leur vient naturellement.
Nous avons voulu parler des inégalités économiques dans le couple - un sujet grave et important donc - en faisant écho à des situations que nous connaissons toutes et tous au quotidien ou au cours de notre vie. Le but n’est pas de faire la morale ni d'accuser», nuance-t-elle alors que le livre n’oublie pas de donner le point de vue des hommes et les injonctions qu’ils subissent aussi, «mais d'inviter à la remise en question par le rire, l’auto-dérision, pour aller vers plus de justice de d’égalité. Parfois, prendre un peu de recul pour rire de certaines absurdités du quotidien est plus impactant qu’un grand discours.»
De son côté, Tiffany Cooper repense à la première lecture de l’essai de Lucile Quillet. «Son livre m'a vraiment beaucoup parlé. Je venais de me séparer de mon conjoint et c'est là que j'ai eu mon déclic féministe. J'ai réalisé qu’on faisait tellement de choses à la maison et que les hommes ne faisaient rien pour aider, déplore-t-elle. Dans son livre, Lucile venait appuyer sur ce point en démontrant que financièrement, c'était également déséquilibré pour les femmes.» Habituée à utiliser le ton humoristique dans ses BD pour faire passer les messages importants, Tiffany Cooper analyse: «Comme l'essai, Le prix à payer explique en quoi le couple hétéro, en l'état, est une arnaque pour les femmes, financièrement, mais aussi au niveau de la charge mentale, domestique, parentale, etc.»
Le prix à payer, un écho à des expériences personnelles
«La BD est la mise en perspective de nombreux constats faits en tant que journaliste, observe Lucile Quillet, l’ambition professionnelle freinée par les besoins de la famille, le coût de la contraception, les inégalités parentales, la précarité des mères divorcées… Mais cela fait aussi écho à des expériences plus personnelles.
L’experte en condition féminine et inégalités complète: «Vivre à l’étranger m’a aussi ouvert les yeux. Dans le regard des autres, j’étais «la femme d’expat», qui avait suivi son conjoint et vivait la belle vie et n’avait rien d’intéressant à dire… Alors que j’ai dû travailler deux fois plus, tout reconstruire ailleurs, apprendre une nouvelle langue… C’est plus simple de coller des étiquettes «profiteuse», «femme entretenue» que de questionner la valeur des sacrifices et efforts que font beaucoup de femmes pour leur famille.»
Des idées pour lutter contre les inégalités financières dans le couple
Une fois les inégalités économiques répertoriées au fil des pages de la BD, quels conseils donne Lucile Quillet pour éviter de transformer la femme en «Madame PQ», alors que les courses sont réalisées en grande partie par les conjointes et les mères? Cette métaphore rappelle d’ailleurs les pots de yaourts vides de Titiou Lecoq. Dans son livre Le couple et l’argent (Éd. L'Iconoclaste, 2022), l’autrice décrit qu’en cas de séparation, l’homme repart bien souvent avec la voiture, et la femme, les poubelles…
En premier lieu, l’autrice recommande «d'abandonner nos idées reçues sur l’argent et l’amour. Quand on aime, on compte! Pour protéger l’autre en cas d’accident, pour ne pas le léser, pour qu’il garde les moyens de sa liberté. On a le droit aussi de ne pas oublier son individualité, ajoute-t-elle. Il faut parler de l’argent qui existe, mais aussi du «coût d’opportunité», c’est-à-dire l’argent qu’on aura jamais car on dédie son temps au travail gratuit. Il faut mettre dans la balance les coûts invisibles (contraception et frais de gynécologie), le travail domestique (ménage, linge, cuisine), la gestion du budget (notamment ne pas faire 50-50 quand on n’a pas les mêmes revenus!), et la répartition des dépenses. Selon Lucile Quillet, «Il faut avoir cette conversation en plusieurs fois, avec beaucoup de bienveillance.
Au-delà de «sortir des idées reçues et stéréotypes qui enferment hommes et femmes dans des rôles, au prix de leur indépendance économique pour ces dernières», l’autrice de Devenir badass au travail, le guide ultime pour en finir avec le syndrome de l’impostrice (Éd. Diateino, 2023) rappelle que les inégalités dans le couple restent des questions sociétales et politiques. «Tant qu’on ramène encore et toujours les femmes au foyer et qu’on considère normal que les hommes soient les «breadwinners» (gagne-pains) de la famille, il y aura des inégalités, soutient-elle, avant de lister encore: tant que le monde du travail considérera les hommes «plus disponibles, plus fiables» pour une promotion, et que l’on incitera les femmes à être des «wonder women» (super héroïnes) qui doivent «travailler comme des hommes» au lieu de penser que les hommes devraient plus travailler «comme les femmes» (en étant plus flexibles et plus impliqués dans leur vie de famille), les inégalités persisteront.»
Des idées pour équilibrer les charges dans le couple
Alors que la BD aborde largement le coût financier du couple pour les femmes, elle n’oublie pas de croquer dans ses planches le poids des charges domestiques (En 2020, les femmes de 15 ans et plus ont consacré 28,7 heures par semaine aux activités domestiques et familiales contre 19,1 heures pour les hommes). «Très souvent, une personne du couple devient la «faiseuse par défaut», voit Lucile Quillet. C’est celle qui passe derrière, qui range, organise et qui pense à tout… L’autre a l’impression que tout se fait naturellement par magie et n’oublie pas de souligner «j’ai rangé le lave-vaisselle» les rares fois où il le fait. Le problème, c’est le déséquilibre dans la répartition mais surtout, le fait que ce travail soit invisible et sa valeur, non reconnue. Répartir à 50/50, c’est parfois illusoire et impossible, notamment car les hommes investissent plus de temps dans leur carrière. En attendant que nous soyons égales et égaux au travail, espère-t-elle, il faut reconnaître la valeur du temps donné par chacun pour les tâches communes. Dans certains couples, les hommes versent une partie de leur salaire à leur femme car elle travaille à temps partiel pour s’occuper des enfants… Cela compense en partie son salaire et sa retraite amoindrie.»
Afin de créer une sorte d’électrochoc sur la valeur du travail domestique, Lucile Quillet suggère en outre l’idée un peu utopiste de «faire grève»: «L’idéal c’est de partir, quelques jours ou semaines, pour que l’autre se rende compte de la charge du quotidien - ou si son conjoint ne s’en occupe pas, du coût que cela représente de payer pour le ménage, la livraison de plats, etc… Sinon, on peut se répartir les tâches par gros poste, donne-t-elle comme alternative: à toi le linge, à moi la cuisine, à toi les transports des enfants le matin, moi je gère le soir… Dans la mesure du possible. Cela force à avoir une belle discussion en listant noir sur blanc toutes les tâches pour savoir qui fait quoi. La gestion du quotidien devient alors une gestion commune.»
Des solutions pour mettre fin aux inégalités dans le couple
Et quid de la lutte contre les inégalités dans le couple dans le monde? L’experte observe des solutions repérées dans d’autres pays et en liste d’autres: «égaliser les durées des congés maternité et paternité (comme au Canada ou en Suède), rendre accessible le droit à la pension de réversion hors mariage (comme en Angleterre), mais aussi rendre gratuite toutes les méthodes de contraception, proposer une vraie couverture sociale et des droits pour les personnes qui s’arrêtent de travailler momentanément pour s’occuper de leur famille (grands-parents, enfants), cesser de faire un cadeau fiscal aux couples (en France) pour investir dans une vraie politique féministe, rendre obligatoire le droit à la conciliation (comme le droit à la déconnexion) au travail… Il y aurait beaucoup de choses à faire!»
En conclusion de ce sujet de société qui selon Tiffany Cooper «n’est pas près de s’arrêter», l'illustratrice concentre toutefois son espoir sur les pères. «Il aura fallu que je quitte mon conjoint et que j’écrive Homme Sweet Homme pour qu’il ouvre les yeux sur les charges domestiques qui n’étaient pas partagées», déplore-t-elle. Même si la Parisienne observe que ce dernier s’implique beaucoup dans l’éducation de leur fils, elle rappelle un chiffre soufflé par Lucile Quillet: «25%, soit le nombre de cas, en France, où la garde partagée des enfants est financièrement égalitaire». En Suisse, les familles monoparentales avec des enfants de moins de 25 ans frôlent les 30% des ménages. Ne faudrait-il pas envisager un prochain roman graphique sur les inégalités endurées par les mères célibataires?
Petit lexique des inégalités:
Coût d’opportunité: L’argent qu’une personne perd alors qu’elle octroie son temps libre pour une activité non rémunérée
Effet d'entraînement: Quand une personne ne veut pas priver l’autre de ses plaisirs parce qu’elle gagne moins (et qui fait lui dépenser au final plus que si elle était seule)
Charge parentale: La responsabilité des soins de base des enfants, de leur suivi scolaire et des trajets (à 70% tenue par les femmes en France)
Charge pédagogique: Les efforts psychologiques que les femmes doivent faire pour motiver leur conjoint à faire leur part de tâches ménagères
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