Élection américaine
Trump président, quel destin pour les droits des femmes?
FEMINA Claire Sorin, vous êtes spécialiste des États-Unis et maîtresse de conférences à l’Université d’Aix-Marseille. Depuis l'annonce de la victoire de Trump le 6 novembre 2024, quel est l'état d'esprit des femmes aux USA?
Claire Sorin Il est difficile de généraliser puisque des femmes ont voté pour Trump, mais les supportrices de Kamala Harris sont très déçues et inquiètes. Les femmes noires en particulier auraient pu bénéficier d’une représentation accrue et positive.
Avec la victoire de Trump, que pourrait-il se passer pour l'avenir des droits féminins aux USA? Cette victoire sera-t-elle un game changer dans ce domaine?
Trump est l’artisan de l’abolition de l’arrêt Roe v. Wade et il se réjouit que les états aient désormais la main sur cette question. Ira-t-il plus loin? Ses discours sur l’avortement ont fluctué. Il a dit ne pas vouloir interdire l’avortement au niveau fédéral mais cela laisse sceptique beaucoup d’acteurs politiques et du monde de la santé. Par ailleurs, il a refusé de dire s’il apposerait son veto à un projet de loi visant à interdire l’avortement au niveau fédéral.
Qu'est-ce que l'administration Trump pourrait enclencher contre les droits féminins durant ce mandat?
On voit déjà les dégâts occasionnés par les lois réprimant l’avortement. Trump pourrait aussi réduire medicaid, ce qui engendrerait une couverture partielle des soins post partum et accroîtrait les difficultés que rencontrent les femmes aux revenus modestes qui ont besoin d’un suivi pendant leur grossesse. Les questions de l’accès à la contraception et à la PMA se posent aussi. Une loi au Texas demande le consentement parental pour qu’une mineure ait accès à la contraception. Les militants anti avortement cherchent aussi à faire passer certains moyens de contraception pour des produits abortifs.
En ce qui concerne les FIV, la Cour suprême de l'Alabama a décrété en 2024 que les embryons congelés sont des personnes et que leur destruction est un crime. Beaucoup de ces enjeux se dérouleront dans les tribunaux et comme Trump a le pouvoir de nommer des juges fédéraux conservateurs, cela risque de ne pas tourner à la faveur des femmes. Enfin, de façon plus générale, on peut s’attendre à ce que Trump ne fasse rien contre le gender pay gap qui persiste et il est aussi hostile aux politiques de discrimination positive qui visent notamment à promouvoir la diversité et l’inclusivité sur les campus ou à réduire les inégalités au travail. Cela impactera aussi les femmes.
Le retour de Trump et sa vision décomplexée d'une société hostile à la liberté des femmes pourrait-il avoir une influence sur le reste du monde? Inspirer d'autres élections?
Il est probable que la victoire d’un candidat populiste s’inscrivant dans l’extrême droite donnera des espoirs dans d’autres élections, en Europe ou ailleurs. Dans la mesure où Trump est perçu par beaucoup comme un rempart contre le «wokisme», il inspirera les gouvernements ou les partis qui se déclarent hostiles aux discours sur le genre, les sexualités, les droits des personnes LGBTQA+, etc…
Avec Trump et Musk, se dirige-t-on vers une société américaine prônant la natalité et le rôle essentiel de fécondité des femmes? Une société à la Handmaid's Tale?
Le taux de natalité a baissé aux États-Unis et Elon Musk s’en émeut, disant que cela représente un très grand danger pour la civilisation. Certains républicains conservateurs proposent des politiques natalistes incitatives.
Imaginons qu’une mineure, dont les parents aient refusé qu’elle ait accès à la contraception, soit victime de viol ou d’inceste conduisant à une grossesse. De par la loi, la jeune fille devra conduire la grossesse jusqu’à son terme.
Quelle a été la place des droits des femmes dans la campagne des présidentielles?
La place des droits des femmes a été particulièrement importante pendant cette campagne notamment parce que la décision de la Cour Suprême (Dobbs v Jackson, 2022) a porté un coup important à une avancée féministe concernant le droit à l’avortement. En abrogeant Roe v. Wade et en laissant les états gérer la question de l’avortement, nombre de femmes se voient dénier le droit de contrôler leur propre corps, ce qui était une revendication au cœur de la deuxième vague féministe.
Harris incarne la défense de ces droits et elle a insisté dans sa campagne sur les conséquences graves de Dobbs mais, même si elle mène une campagne féministe, il est intéressant de noter que, contrairement à Hillary Clinton en 2016, elle n’emploie pas le mot «féminisme», sans doute parce que le terme est perçu comme pouvant potentiellement aliéner des électeurs et nuire à l’image de la campagne.
Les offensives de Trump et de Vance sont allées parfois loin dans le vulgaire et la provocation concernant les femmes, notamment ces propos contre les prétendues femmes à chat qui n’ont pas d’enfants. Ces critiques gratuites et méprisantes contre les femmes ont-elles secoué la société et l’opinion américaines ou, à l’inverse, ont-elles eu un écho favorable?
Ce n’est pas la première fois que des propos misogynes sont associés à la campagne de Trump; On se souvient de «Grab them by the pussy». L’attaque de Vance, émise à l’origine en 2021 à l’encontre de Harris et des leaders démocrates, est intéressante en ce qu’elle pointe comme problématique l’absence d’enfants biologiques combinée à des responsabilités politiques. Vance a dit en effet que les gens sans enfants ne devraient pas diriger un pays puisqu’ils n’ont pas d’intérêts dans le pays. J’ai noté que l’expression qu’il utilise «have a stake» in society est exactement celle que l’on trouvait dans la bouche des pères fondateurs au lendemain de la révolution à la fin du 18e siècle, pères fondateurs qui pensaient majoritairement que le droit de vote ne devrait être donné qu’à ceux qui avaient un intérêt direct dans la république (soit des terres le plus souvent).
Peu de gens s’intéressent à la question des enfants quand il s’agit d’hommes politiques hétérosexuels (il est frappant de noter que parmi les noms cités par Vance figure Pete Buttiegieg, qui est homosexuel et sans enfants) mais la persistance des attentes genrées concernant féminité, maternité et espace politique explique que cette remarque ait été faite et qu’elle ait eu un certain impact: des femmes se sont dites choquées et Taylor Swift, en affichant son soutien à Harris a signé «a childess cat lady». De même, un groupe de femmes possédant des chats (dont la fille de Nancy Pelosi) s’est emparé de la remarque de Vance et affiché publiquement son soutien à Kamala Harris. Toutefois, cet épisode n’a pas ébranlé la base électorale de Trump.
Comment l’abolition de l’arrêt Roe v. Wade et l’interdiction de l’avortement dans de plus en plus d’états sont-elles vécues?
Aujourd’hui, environ 22 millions de femmes entre 15 et 49 ans vivent dans les 16 états qui ont totalement interdit l’avortement (sauf rares exceptions) ou l’ont permis jusqu’à 6 semaines de grossesse. Cela représente presque un tiers des femmes en âge de procréer aux États-Unis. Les nouvelles lois ont des conséquences sur la santé physique et mentale des femmes (et parfois de leur entourage), ainsi que sur les personnels soignants qui craignent de tomber sous le coup de la loi.
Parmi les problèmes constatés, on note la difficulté à accéder à un avortement en cas de risque de fausse couche, l’obligation de voyager dans des états permettant l’avortement, ce qui représente un coût, l’absence de soins en cas de grossesse extra utérine, des délais dans les soins prodigués à la patiente pour justifier l’exception du cas où «la vie de la mère est en danger», un accès réduit à la contraception traditionnellement distribuée dans les cliniques obligées de fermer, les complications liées aux grossesses des adolescentes... Dans cette population fragilisée, les femmes de couleur et celles situées en bas de l’échelle sociale paient le prix fort.
Comment expliquer que de plus en plus de femmes déclarent vouloir voter Trump? Ont-elles un profil particulier?
C’est Harris qui devrait récolter le plus de voix féminines dans cette élection (comme le détaille la BBC, les femmes sont 53% à avoir voté pour Kamala Harris, ndlr) mais il est vrai que Trump a été en partie élu en 2016 grâce au vote des femmes blanches vivant dans les banlieues (suburban housewives). La vision traditionnelle des genres que défend Trump correspond à celle des chrétien-nne-s évangéliques, qui votent pour le candidat républicain. Plus généralement, les femmes susceptibles de voter Trump sont blanches, peu ou pas diplômées et focalisées sur la famille et les difficultés économiques. En revanche, l’écrasante majorité des Africaines Américaines votent pour le parti démocrate (90% en 2020).
La religion occupe-t-elle une place de plus en plus importante dans la conception de la société américaine?
Il serait faux de dire cela. De récents sondages montrent que la part des personnes se disant sans religion a augmenté de façon significative au cours des 25 dernières années (5% en 2000 contre 22% en 2023). De plus, en 2023, 45% des Américains déclaraient que la religion était «très importante» dans leur vie, ce chiffre était de 70% en 1965. On remarque par ailleurs que la fréquentation des églises et des lieux de culte a diminué, ainsi que l’affiliation à une église. Toutefois, comparé à des pays comme la France, les États-Unis restent un pays où la religion joue un rôle important.
Les deux candidats ont-ils essayé de chercher le vote des femmes?
Oui, capter le vote des femmes est évidemment crucial mais il n’existe pas de vote féminin homogène (hormis peut-être parmi les Africaines Américaines). Les deux candidats ont opté pour des approches radicalement différentes dans leur campagne. Harris s’est posée comme la défenseuse des droits des femmes, de leur santé et de leur liberté de disposer de leur corps.
En arguant qu’il résoudra leurs problèmes économiques et répondra aux menaces posées par l’immigration, il cherche à rassurer un électorat féminin dont il sait qu’il s’est aliéné une partie avec l’abolition de l’arrêt Roe v. Wade. Trump cherche à consolider le soutien des «suburban housewives» et aussi à renforcer sa base parmi les femmes de la classe ouvrière. Toutefois, il sait qu’il pourra compter sur un électorat masculin et sa campagne a aussi pour but de rassurer les hommes qui pensent que la masculinité traditionnelle est en danger. Il pourrait faire mieux qu’en 2020 auprès de cet électorat.
La société américaine voit-elle les droits féminins comme une menace?
Si l’on se fie aux sondages, on voit qu’une majorité d’Américains soutient les droits des femmes. Selon un sondage Pew Research de 2020, 79% des Américain-e-s considèrent qu’il est très important que les femmes aient les mêmes droits que les hommes et 78% soutiennent l’inclusion de l’Equal Rights Amendment dans la constitution (l’ERA, dont le texte est: «L’égalité des droits en vertu de la loi ne peut être déniée ou restreinte, ni par les États-Unis, ni par aucun État, en raison du sexe», a été introduit en 1923 au congrès et n’a pas été ratifié à ce jour). Toutefois, les réponses des sondé.e.s varient en fonction de leur appartenance au parti républicain ou démocrate et de leur identification, ou non, au terme «féminisme». Ainsi, parmi les républicains, ceux qui ne s’identifient pas au féminisme sont 25% à trouver que le pays n’a pas assez agi pour l’égalité des sexes, le pourcentage est de 49% pour ceux qui s’identifient au féminisme. Parmi les démocrates, on trouve 60% et 85%.
La présidence de Donald Trump a été marquée par une amplification du mouvement féministe dit de la quatrième vague: en témoignent, entre autres, la marche des femmes qui a rassemblé 4 millions de personnes au lendemain de son accession à la Maison Blanche en janvier 2017, la réactivation du #metoo, et l’affaire Weinstein.
Un nombre accru d’hommes de la génération Z «se droitisent» et considèrent que les transformations liées aux rôles et aux identités de genre les menacent à un niveau social et économique. Le féminisme est perçu comme inutile au mieux et nocif au pire. On trouve de virulents discours antiféministes parmi les masculinistes mais des voix féminines se joignent aux critiques (voir par exemple l’essor des tradwives et les sites comme womenagainstfeminism.com). Pour les masculinistes en particulier, les féministes auraient pris les rênes du pays et instauré une forme de dictature qui victimise les hommes.