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On n'a pas fini de trimer!

Travail: votre patron veut-il vraiment votre bonheur?

Bonheur bureau

De plus en plus d'employeurs misent sur le bien-être des salariés et offrent toutes sortes de prestations bien agréables. Le problème, c'est qu'ils ne mettent pas toujours les moyens là où il le faudrait...

«Entre les apéros réguliers, les journées team-building, la machine à café super-luxe, les bureaux qui viennent d’être feng-shuisés et le baby-foot en salle de conférences, on devrait tous être tout bien. Enfin... en théorie, parce que dans la pratique, c’est une autre histoire. Sur une équipe de vingt, on a en ce moment trois collègues en burn-out, deux qui sont limite-limite et moi... je n’attends que la bonne occasion pour partir!» La situation que décrit cette employée d’une PME romande semble extrême. Elle n’a pourtant rien d’exceptionnel et illustre bien la contradiction dans laquelle surnagent de plus en plus de salariés.

De fait, partant du principe qu’un travailleur heureux en vaut deux en termes de productivité, de créativité et de loyauté, les chefs d’entreprise n’ont jamais autant pris en compte le bien-être de leurs employés. Au programme: abonnements sportifs à tarifs sympas, joli mobilier, locaux de repos ou d’allaitement, bars à fruits ou à céréales, flippers, horaires aménageables, nomination de Chief Happiness Officers (ces responsa- bles du bonheur), etc. Ces efforts sont louables, évidemment. Il n’empêche que de plus en plus de gens sont touchés par des pathologies plus ou moins sévères liées à leur boulot.

Dans le meilleur des cas, ils ne se sentent simplement pas concernés par leur job. Ainsi Caroline, 45 ans, assistante dans une multinationale: «Je n’ai aucune attache particulière pour cette boîte, même si le salaire me va bien et que le cadre est plutôt chouette. En fait, je n’ai pas de marge de manœuvre, les chefs sont à peine polis, on ne me demande jamais mon avis sur rien, bref, ce n’est pas très motivant.

«Du coup, je fais juste ce que j’ai à faire, sans plus, et si je trouve une place plus intéressante ailleurs, je prends!»

Selon une étude, ce type de manque d’investissement n’est pas rare. En Suisse, à l’image de cette quadragénaire, 76% des employés se considèrent comme désengagés.

Une « instrumentalisation »

Au pire des cas, et quel que soit le poste ou la fonction, de très nombreux salariés sombrent dans le burn-out, le bore-out, le brown-out ou dans d’autres souffrances. Combien sont-ils précisément à être malades de leur travail, comme Valérie, François, Jeanne, Léa, Anne, Christophe et tous les autres? Il n’existe pas de chiffre précis et fiable concernant ces problématiques spécifiques, mais le Secrétariat d’Etat à l’économie relève tout de même que le nombre de personnes se sentant «souvent, voire très souvent, en état de (mauvais) stress sur leur poste de travail se monte aujourd’hui à 1 300 000». Soit 30% de plus en dix ans.

Ce paradoxe «saisissant», comme le qualifient le professeur associé à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, David Giauque, ou son collègue Yves Emery, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique, a évidemment de nombreuses sources. Dont la conjonction de deux grandes tendances sociétales. «D’un côté, le monde est de plus en plus dur, notamment professionnellement puisque – système financier basé sur les chiffres et concurrence obligent – les pressions à la performance et à la rentabilité ne cessent d’augmenter», résume David Giauque. De l’autre côté, note pour sa part Yves Emery, «on baigne depuis quelques années dans une espèce d’injonction au bonheur tous azimuts et on vous pousse à le rechercher dans tous les compartiments du jeu.» Y compris dans son job, donc.

Or, pour la psychologue du travail Sylvaine Perragin, qui assiste depuis 20 ans des salariés en souffrance et vient de publier Le salaire de la peur (Ed. du Seuil), c’est bien un des grands problèmes puisque, dit-elle,

«Les entreprises ont facilement tendance à instrumentaliser le bien-être et le bonheur à des fins purement économiques».

Une illusion

A l’instar de David Giauque et d’Yves Emery, coauteurs, avec François Gonin, de l’essai Gestion des Ressources Humaines - Pour le meilleur et pour le pire (Ed. Ppur), la thérapeute insiste:

«On ne vient pas au travail pour être heureux, on vient pour travailler! D’ailleurs, le bonheur est individuel, il n’est pas de la responsabilité d’un employeur. Ce n’est en aucun cas votre chef de service ou un Chief Happiness Officer qui va vous en donner la définition!»

Très agacée par cet impératif nirvanesque, la psychothérapeute enchaîne: «L’obligation d’être heureux au travail fera bientôt partie des critères d’évaluation dans les objectifs de résultats à atteindre et, aujourd’hui déjà, il n’est pas corporate de ne pas aller très bien!»

Preuve en est la difficulté qu’a Virginie, par exemple, à avouer son mal-être. «Dans ma boîte [une banque], on est pressurisé de tous les côtés. On a des horaires de fou, mais on a l’impression de se faire mal voir et d’être juste un gros râleur chronique si on dit quoi que ce soit. Moi, je suis au bout du rouleau, mais je n’ose pas en parler... et je ne suis pas la seule, je le vois bien!»

Sylvaine Perragin reprend: «Ce concept de bonheur au boulot qui serait possible grâce à la nomination d’un responsable sourire ou à de petits avantages pratiques est une illusion, un truc complètement artificiel, construit et faux. Il permet surtout de biaiser les rapports».

Un avis que partage David Giauque: «Lorsque vous ne pouvez pas impacter réellement les conditions de travail, vous changez le papier peint, vous rajoutez une couche de brillant avec quelques paillettes, vous faites de la communication à bon marché en organisant des événements et des manifestations qui permettent de réunir les gens pour des moments de joie collective éphémère... tout ça pour mieux continuer à leur mettre la pression afin qu’ils soient plus perfomants!»

Cohérence paroles-­actes

«En fait, c’est manipulateur mais aussi très pervers comme moyen d’action», explique Sylvaine Perragin. Et de préciser: «Au niveau des directions, on sauvegarde l’image de l’entreprise en disant aux employés qu’on s’occupe de leur bien-être (alors que finalement on ne fait rien du tout!), tandis que les salariés, face à ce type de mesures ou de discours positifs, n’osent plus manifester leurs vrais besoins.»

Un constat que tirent également Véronique Zardet, Professeur des Universités en Sciences de gestion et Henri Savall, fondateur de l’institut d’études et de formation ISEOR et professeur émérite à l’Institut d’administration des entreprises de l’Université Jean Moulin Lyon: «Ces petites satisfactions superficielles et éphémères ne suffisent pas à combler les besoins plus profonds et il en résulte une inhibition des problèmes réels. Les très nombreux diagnostics que nous avons effectués dans 2000 entreprises en interviewant plusieurs dizaines de milliers de personnes attestent d’ailleurs de l’existence de ces non-dits. Or, ceux-ci sont des sources d’insatisfaction qui affectent le bonheur au travail ainsi que la performance en termes de productivité et de qualité, d’efficacité et d’efficience. Ces derniers sont justement des éléments clé pour assurer la compétitivité et la pérennité de l’activité de l’entreprise et, partant, les emplois!»

Se sentir utile et voir les résultats concrets de ses efforts permet à un employé de se sentir bien et motivé dans son job. © Getty Images

Partiellement d’accord, Yves Emery nuance: «Il faut éviter le raisonnement tout noir tout blanc, car tout dépend de l’honnêteté de la démarche, des intentions réelles de la direction. Il est évident que si on se contente de m’offrir une salle de sport ou de m’installer un baby-foot avec la seule intention de me faire pédaler plus vite mais sans rien résoudre des vrais problèmes, ça aura des effets négatifs.

«En revanche, si ces prestations sont mises en place et que, parallèlement, on me donne les ressources nécessaires pour que je puisse réaliser correctement mon travail et, pour le coup, en être satisfait, l’un n’exclut absolument pas l’autre!»

Spécialiste en ressources humaines et fondatrice du cabinet genevois Happy at Work, Annika Månsson abonde: «Quand les mesures prises par une entreprise ne sont qu’une espèce de sparadrap ou d’alibi bonne conscience, les conséquences de ce marketing social peuvent être désastreuses. En revanche, quand il y a une véritable cohérence entre les paroles et les actes, tout le monde y gagne. Comme on le sait maintenant très bien, et des études l’ont montré, un salarié épanoui est clairement plus performant, engagé et loyal!»

Certes, mais comment obtenir ce résultat win-win? Par différentes mesures «assez simples à mettre au point et à appliquer» (voir encadré) qui, selon les spécialistes, permettront à l’employé de (re)trouver du sens à ce qu’il fait. «En Suisse, on n’est glo-balement pas très en avance sur la prise en compte de ces paramètres, mais les choses bougent quand même positivement», sourit Annika Månsson. En d’autres termes, les sa-lariés du pays ont de quoi espérer. Même s’il reste du travail...

Conseils de pro: des mesures qui font sens

Des employés épanouis pour faire (mieux) tourner les affaires? Selon les spécialistes,

Ce n’est pas si compliqué quand les dirigeants acceptent de repenser et de modifier leur structure et leur organisation»,

estime par exemple la psychologue du travail Sylvaine Perragin. Outre les conditions sociales, salariales et environnementales, il est essentiel qu’un employé trouve du sens à ce qu’il fait. Pour ça, il doit entre autres:

  • Avoir les bons outils pour accomplir au mieux ses tâches: des programmes informatiques adéquats, du matériel performant, etc., toutes choses grâce auxquelles il pourra se dire: «Je suis content, j’ai fait de la bonne ouvrage!»
  • Se sentir utile et voir les résultats concrets de ses efforts.
  • Se voir offrir la possibilité de mettre en valeur et développer ses compétences, notamment via des cours et de la formation continue.
  • Se sentir autonome, responsable et porteur d’un projet collectif et de valeurs clairement énoncées.
  • Ne pas crouler sous une charge de travail excessive et avoir un bon équilibre vie professionnelle-vie privée.
  • Etre informé des évolutions stratégiques et être consulté dans le cadre de changements organisationnels lorsque ceux-ci impactent son service ou son job.
  • Pouvoir dialoguer avec ses supérieurs, pour des retours, des mises au point, l’établissement d’objectifs...
  • Pouvoir compter sur le respect, l’honnêteté et la cohérence de sa hiérarchie.

Aimés des salariés: quelques (très) bons élèves

Chaque année, différentes études évaluent les entreprises où il fait (ou ferait) bon travailler. Parmi les bons élèves de 2018-2019, Audemars Piguet, où les employés qui le désirent peuvent faire du bénévolat dans une institution qu’ils choisissent. Très apprécié aussi, Migros adapte les conditions de travail aux besoins spécifiques de ses différentes filiales et, comme le souligne son porte-parole Tristan Cerf, promeut notamment «la mobilité et la possibilité d’évoluer dans sa carrière, l’équilibre vies professionnelle-privée, la durabilité, la prévention santé et la formation» au sens large pour ses plus de 106 000 collaborateurs. Ainsi, à Migros Genève, les salariés ont un crédit annuel de 1200 fr. à l’Ecole-club afin d’y suivre les cours de leur choix.

Selon la plate-forme d’évaluation d’employeurs Kununu, Rolex, elle, séduit par ses conditions générales et son équipement technique «ultramo- derne», tout comme le CERN, dont les employés, au bénéfice d’horaires flexibles, ont tendance à en faire plus que moins, ce qui ne les empêche pas de juger «excellent» le ratio travail-vie privée.

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