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Surdouées, ces inconnues

Femmes surdoues inconnus

Solange, 22 ans, Asperger: «Enfant, j’ai été tour à tour diagnostiquée borderline, atteinte de trouble de l’anxiété, anorexique… on ne cherchait pas plus loin, car j’avais des 6 partout en cours. La pression exercée pour me normaliser a grandement contribué à mes difficultés, m’épuisant au quotidien.»

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Laurent Simons, un jeune Belge de seulement 9 ans, est en passe de décrocher un diplôme universitaire. Avant lui, il y avait eu Jeremy Schuler, admis à l’une des meilleures écoles d’ingénieurs des USA à 12 ans. Et lorsqu’il s’agit de citer des surdoués d’un passé plus lointain, ce sont bien souvent Stephen Hawking, Garry Kasparov, Albert Einstein ou Mozart qui viennent à l’esprit. Oui, que des garçons. Etrange?

Ça l’est encore plus lorsqu’on se penche sur les effectifs des écoles spécialisées pour enfants dits à haut potentiel, les fameux HP, ou zèbres, détenteurs d’un quotient intellectuel supérieur à 130. «Les élèves masculins y sont en majorité», note Claudia Jankech, spécialiste FSP en psychologie de l’enfant et de l’adolescent et en psychothérapie. La surdouance serait-elle donc un truc de mecs?

«Les statistiques sont claires, la proportion de personnes HP est exactement la même chez les hommes et les femmes, c’est-à-dire à peine 2,5%», réagit Stephan Eliez, professeur de psychiatrie à l’Université de Genève.

Mise à distance

Les petites génies sont bel et bien là. Le problème, c’est qu’on les voit mal, à tel point qu’elles-mêmes ignorent parfois qu’elles carburent à un tel QI. «Il y a une vraie tendance à ce que ces filles soient moins diagnostiquées que les garçons, observe Valérie Camos, professeure en psychologie du développement à l’Université de Fribourg. On le sait depuis des années, mais cela évolue peu.»

Venant de publier l’ouvrage «La femme surdouée» (Ed. Albin Michel), la psychologue clinicienne et psychanalyste française Monique de Kermadec confirme l’actualité du phénomène. «Les femmes vivent dans une société qui a toujours un peu de mal à les comprendre en tant que femmes, alors avec le paramètre HP, cette opacité est encore plus grande.»

Des problèmes qui révèlent

Si on identifie surtout les hommes surdoués, c’est en grande partie parce qu’eux savent particulièrement se faire remarquer. «La grande majorité des individus à haut potentiel passent inaperçus durant un bon moment de leur vie et vivent bien comme ça, pointe Stephan Eliez. Mais cette particularité tend à poser davantage de problèmes du comportement chez les garçons, des troubles plus souvent saisis par le monde médical, qui va alors investiguer avec des tests de QI. Chez les filles, les troubles pouvant découler d’un haut potentiel vont plutôt s’exprimer par des malaises internalisés, plus discrets et perçus comme moins menaçants pour la sphère sociale.»

Car vivre dans la tête d’un haut potentiel n’est pas forcément une sinécure, et hommes et femmes ne gèrent pas les caractéristiques inhérentes à leur différence de la même façon. Les enfants surdoués supportent ainsi difficilement l’ennui, la routine, le dogmatisme, des situations qu’ils rencontrent fréquemment lorsque les cours s’avèrent trop peu stimulants pour eux.

Continuer quand même

Le profil du haut potentiel masculin est en outre davantage exposé à des problèmes de régulation, d’attention, de jeu compulsif. «Ce qui peut l’amener à désinvestir l’école, à se replier sur lui-même, à défier l’autorité, détaille Stephan Eliez. Les filles font montre d’un meilleur mécanisme adaptatif, se soumettent plus pour suivre les normes et passent ainsi largement sous les radars durant leur scolarité.»

Parmi les HP vivant un décrochage scolaire, on compte ainsi «quasi 100% de garçons», précise Valérie Camos. Les élèves féminines surdouées, elles, vont davantage s’accrocher pour conserver de bonnes notes, bien qu’elles puissent elles aussi expérimenter un conflit intérieur. Une situation familière pour Sam, habitante de Rolle qui a dû attendre l’âge de 48 ans pour être reconnue HP, avec un QI de 144:

«Scolairement, tout marchait parfaitement, j’ai même eu un prix d’excellence à 13 ans. Mais je me suis toujours sentie très seule, alors j’avais tendance à rejoindre les fumeurs de joints au fond de la classe. Ado, ces fréquentations et mon mal-être m’ont fait basculer dans la toxicomanie et l’alcoolisme. Je m’autodétruisais. Une belle rencontre à 18 ans m’a permis de remonter et de réussir une maturité scientifique.»

Honte d’être différente

L’un des autres symptômes majeurs de la personnalité à haut potentiel, en l’occurrence une sensibilité exacerbée, favorise là encore une certaine invisibilité des filles, comme le souligne Claudia Jankech: «40% des HP sont hypersensibles, un trait qui sera plus facilement accepté et vu comme normal chez une fille, suggérant moins une surdouance comme origine. Chez un garçon, toutefois, une sensibilité trop prononcée posera des questions à l’entourage et aura plus tendance à passer pour un manque préoccupant de maturité.»

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Le sentiment d’avoir de grandes facilités intellectuelles nourrira plus aisément l’ego masculin, puisque les garçons «sont éduqués, encore aujourd’hui, pour atteindre l’indépendance, la réussite, la victoire, des objectifs où une haute intelligence servira d’outil de poids», met en lumière Monique de Kermadec. Alors que pour les filles, passer pour la bête de course de service n’a rien de très valorisant.

«Une intelligence élevée sera un peu comme un badge distinctif pour un garçon, alors que ça restera davantage du domaine de l’intime pour les filles», ajoute la psychologue française. Une inégalité de statut renforçant encore plus leur sentiment de différence. Beaucoup de jeunes femmes HP vont monopoliser une grande énergie pour à la fois mettre leur surdouance en sourdine et se hisser au niveau d’une certaine normalité de comportement, aidées dans leur démarche par un QI élevé.

Efforts redoublés

Certaines vont d’ailleurs aller jusqu’à volontairement dégrader leur performance scolaire juste ce qu’il faut pour ne pas apparaître trop brillantes et parvenir à se fondre dans la masse, «car le rapport au groupe est plus fort chez les filles», éclaire Valérie Camos. Cette volonté d’adaptation s’avère être encore plus intense chez les filles HP se situant sur le spectre de l’autisme, dans la zone dite à haut fonctionnement, qualifiée de catégorie Asperger, où évolue une Greta Thunberg.

«Conscientes de leur atypisme en ayant analysé les autres, elles apprennent parfois à regarder dans les yeux leurs interlocuteurs même quand elles ne le veulent pas, note Stephan Eliez. L’effort à fournir pour s’invisibiliser est encore plus grand.» Là aussi, les manifestations de leur particularité les rendent moins faciles à détecter que leurs homologues masculins.

«Face à la forme de retrait et de passivité sociale qui caractérise les Asperger, on sera moins alerté avec une fille, analyse le professeur de psychiatrie. Et même si les autistes à haut fonctionnement ont plus de chances d’être identifiés à cause de leurs intérêts obsessionnels parfois spectaculaires, la chose peut être plus compliquée à mettre en évidence chez une fille si son intérêt intense concerne des sujets plus socialement orientés, comme le chanteur Justin Bieber par exemple.»

Lente descente aux enfers

Les filles aspies ont en outre souvent une meilleure copine fonctionnant comme une ambassadrice sociale, qui les intègre dans le groupe et sert d’intermédiaire, relève Véronique Zbinden, professeure en psychologie du développement à la Haute école de travail social de Fribourg: «Elles les prennent comme modèle, imitant leur comportement grâce à leur capacité d’observation fine. Ces personnes ont souvent un côté caméléon, maîtrisant le camouflage social».

Toutefois, les nombreux stratagèmes et efforts quotidiens des HP pour rentrer dans le cadre sont parfois épuisants à fournir sur le long terme. «C’est très coûteux mentalement et provoque de la fatigue psychique, de l’anxiété, parfois des dépressions, informe Stephan Eliez. Cette aspiration à s’adapter peut ainsi paradoxalement conduire à une forme d’échec.»

Découvertes par hasard

Une sorte de crash intervenant souvent, pour les filles HP, au moment de l’adolescence. «Elles tendent alors à être envoyées en psychothérapie pour soigner ce qu’on interprète uniquement comme des troubles dépressifs, sans qu’on cherche à connaître leur QI», remarque Claudia Jankech. Et les voilà qui passent encore une fois sous les radars. C’est cependant souvent à l’âge adulte que le diagnostic survient, avec un effet libérateur. A l’image de Solange, Asperger genevoise de 22 ans:

«Enfant, j’ai été tour à tour diagnostiquée borderline, atteinte de trouble de l’anxiété, anorexique… on ne cherchait pas plus loin, car j’avais des 6 partout en cours. La pression exercée pour me normaliser a grandement contribué à mes difficultés, m’épuisant au quotidien. J’essayais de me conformer aux autres en m’habillant à la mode et me maquillant.

Je ne disais à personne que je voyais des couleurs dans les chiffres et que la lumière m’agressait comme l’acidité d’un citron. Jusqu’à ce qu’un spécialiste, qui avait suivi une formation sur l’autisme, me fasse passer le test, à 21 ans. Le diagnostic m’a enlevé une culpabilité, m’invitant à m’adapter aux barrières au lieu de tenter de les effacer.»

Réflexe du test

«Quand elles ne sont pas identifiées par hasard, certaines mères ayant consulté pour leurs enfants reviennent pour elles, se retrouvant dans le profil HP de leur progéniture, ou décident de rencontrer un psy après un cheminement en quête d’informations sur leur différence, constate Monique de Kermadec. Le diagnostic agit comme une révélation, qui leur donne la permission d’être elles-mêmes et de tomber le masque pris pour se faire adopter.»

Un impact positif qu’a également observé Véronique Zbinden: «Ces femmes avaient parfois une mauvaise estime d’elles-mêmes, persuadées d’être nulles en relations sociales. Donner une explication à leur ressenti leur permet ensuite de faire des choix plus éclairés, tenant mieux compte de leurs particularités. Une révolution qui peut même les amener à changer de métier.»

Faudrait-il alors mener davantage de dépistages précoces des hauts potentiels, à l’instar des USA, qui mènent des tests psychométriques systématiques dans certains établissements? «Ça semble difficile dans un contexte d’enseignement de masse, mais il serait intéressant de mieux savoir repérer ces filles à haut QI, pense Stephan Eliez. Certaines passent à côté de leur potentiel, notamment quand elles sortent de milieux économiques modestes.» En effet, en dépit des progrès réalisés pour détecter la surdouance, aujourd’hui, tous les enfants HP ne réussissent pas.

Cassandre, 20 ans: «Etre reconnue a tout changé»

Jusqu’à l’âge de 16 ans, j’ai eu un parcours scolaire très linéaire, bien qu’étant de nature solitaire, avec certaines difficultés émotionnelles. C’est en arrivant au gymnase que tout s’est énormément compliqué. C’était un environnement où la complexité des matières augmentait, où il fallait soudain apprendre à développer des méthodes de travail pour réussir, ce que je n’avais jamais fait.

Ma compréhension instinctive des concepts m’avait longtemps portée aux meilleures notes avec une grande facilité, voire de l’avance. Ce fut le point de rupture. Un véritable crash. Il m’a conduite chez un psychologue, qui a alors diagnostiqué un haut potentiel dans la tranche 1 pour 1000. Cette révélation m’a rassurée, elle mettait un mot sur ce que beaucoup de gens de mon entourage pressentaient.

J’ai repris le gymnase après deux mois d’arrêt maladie et enchaîné mes trois ans, tout en menant un gros travail de gestion mentale. Je suis désormais en première année de physique à l’EPFL, car j’aimerais un jour enseigner les sciences. Mais pas de la manière dont on les présente classiquement. Si j’arrive à en révéler les beautés aux élèves, comme je les vois, ce sera formidable.

Alice Boisserand, 17 ans, auteure d’«Extra-normale» (Ed. Actes Sud, 2019)

Crédit: DR
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FEMINA Vous venez de publier Extra-normale. Que représente ce livre pour vous?
Alice Boisserand
A l’origine, je voulais écrire ce texte pour moi, je n’envisageais pas du tout de l’envoyer à un éditeur. Ce témoignage autobiographique devait me servir à mettre toutes les choses à plat et prendre un peu de hauteur sur mon parcours d’enfant précoce. Et puis je me suis rendu compte que c’était le genre de récit que j’aurais voulu lire lorsque je me posais tant de questions sur mes difficultés et mes ressentis. On voit beaucoup de livres rédigés par des psychologues sur les HP, mais très peu par les HP eux-mêmes.

Vous avez en effet été diagnostiquée haut potentiel assez tardivement.
Oui, j’avais 15 ans. C’est arrivé après un parcours un peu mouvementé. J’ai subi du harcèlement à cause de ma différence étant enfant, puis je me suis beaucoup cherchée au collège, me plongeant dans le travail pour me protéger. Le mal-être était permanent. On me trouvait généralement bizarre comme fille et des professionnels ont pensé à de la schizophrénie ou à de l’autisme. Puis j’ai eu la chance de recevoir enfin ce diagnostic.

Cette révélation a-t-elle été un tournant majeur dans votre vie?
Cela m’a laissée perplexe, car je n’avais jamais été une élève brillantissime. Puis j’ai peu à peu accepté ce diagnostic. Il me permettait de comprendre enfin tout ce qui m’était arrivé. Si je l’avais appris plus tôt, je n’aurais sûrement pas ruminé toutes ces années en me disant que j’étais étrange, je n’aurais pas perdu ma confiance en moi. C’est une période qui m’a détruite. Je sais maintenant trouver des astuces pour gérer ma sensibilité. Je suis désormais dans une école pour HP et me sens davantage à ma place. Ici, il n’y a pas de conformisme oppressant les profils atypiques, car tous les autres élèves sont différents à leur manière.

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