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Sœurs: Pourquoi la relation sororale n'est pas valorisée

Sœurs: Pourquoi la relation sororale n'est pas valorisée

Pour l'essayiste Blanche Leridon, «supposer une rivalité chez des sœurs est une manière de les décrédibiliser et de réduire leur relation à cette dimension, faisant d’elles des êtres superficiels et subalternes».

© TONY TRICHAN

Il n’existe pas de mot dans le dictionnaire pour désigner un groupe de sœurs. À défaut, on utilise «fratrie», dont la racine masculine suggère l’invisibilisation des femmes dans une société à l’héritage patriarcal. Lorsqu’un mot manque à l’usage, on peut en imaginer un: sororie, sororité… Blanche Leridon, elle, a écrit un livre. Dans son deuxième essai Le château de mes sœurs (Éd. Les Pérégrines) paru fin août 2024, l’autrice des Odyssées ordinaires: Le matin mode d’emploi et directrice éditoriale de l’Institut Montaigne propose un décryptage du lien sororal en analysant l’impact de l’histoire, des stéréotypes de genre ou encore de la fiction.

Le poids du passé

Cette cadette de trois sœurs dresse l’hypothèse que l’absence d’un terme spécifique trahit le fait qu’on a refusé de nommer ce type de relations. La raison? Elles ont longtemps été redoutées.

«Dans des sociétés où la transmission passe par le fils, on voit les fratries de filles d’un mauvais œil. Elles sont perçues comme une charge financière improductive pour leurs parents.»

«Ajoutons à cela qu’il fallait les marier, avec de bons époux, dans le bon ordre (jamais la cadette avant son aînée!) et leur constituer une dot. C’est le phénomène des sœurs Bennet dans le roman Orgueil et Préjugés de Jane Austen», cite l’écrivaine. Cette dimension financière a fait peser d’importants stigmates sur les fratries de filles jadis.

Si aujourd’hui nos sociétés occidentales ont évolué vers un meilleur équilibre entre les genres dans ce domaine, ce n’est pas le cas partout. «Je pense à la Chine, à l’Inde ou encore à l’Arménie, où les garçons sont toujours privilégiés, complète Blanche Leridon. Et même en France, qui se prévaut d’un droit parfaitement égalitaire, les affaires de succession ne sont pas toujours traitées de manière égale, comme le montrent les chercheuses Sibylle Gollac et Céline Bessière dans leur passionnant ouvrage Le genre du capital

Tu seras jalouse, ma sœur

Au bagage culturel historique inégalitaire, ajoutons le poids des stéréotypes de genre, de ceux qui touchent toutes les relations entre femmes. «Le cliché majeur sur les sœurs est la jalousie, qui serait chez elles congénitale», observe l’essayiste. Rivales, superficielles, et surtout, les sœurs se chamailleraient pour l’amour et l’attention masculine, tandis que la jalousie entre frères se positionnerait sur une échelle plus noble ou spirituelle.

L’autrice illustre son propos en citant un grand nombre de personnalités – Serena et Venus Williams, Kate et Pip­pa Middleton, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac – des femmes que les médias se sont plu à ériger en rivales.

«Supposer une rivalité chez des sœurs est avant tout une manière de les décrédibiliser et de réduire leur relation à cette dimension, faisant d’elles des êtres superficiels et subalternes», explique-t-elle.

«J’ai épluché la presse à l’époque où Catherine Deneuve et sa sœur Françoise Dorléac, toutes deux actrices, se retrouvaient en compétition lors du même Festival de Cannes. Les articles accentuaient délibérément et amplifiaient de façon artificielle leur présumée rivalité, alors qu’en réalité, l’essentiel de leur relation était fait de tendresse et d’entraide.» Aujourd’hui les lignes bougent, précise toutefois Blanche Leridon, «mais il faut développer cette hygiène collective pour ne plus tomber dans le piège des stéréotypes genrés».

Le rôle majeur de la fiction

Une sororie qui semble particulièrement bien s’en sortir est la famille Kardashian. «Kim et ses sœurs et demi-sœurs sont un cas intéressant, si l’on met de côté toutes les problématiques qu’elles soulèvent sur leur représentation d’un féminin souvent délétère et rétrograde, assure Blanche Leridon. Leur modèle familial renverse des stéréotypes féminins et bouscule ce que j’appelle «le paradoxe de la multitude», à savoir le fait que plus il y a de filles, plus le fardeau est grand. Les Kardashian font, au contraire, de leur multiplicité leur principal atout et la condition de leur puissance, analyse l’experte. Elles ont créé un gynécée moderne, une dynastie féminine autogérée dans laquelle les hommes occupent des rôles tout à fait subalternes.» Au-delà des célébrités, les sorories sont souvent représentées dans la littérature ou les œuvres audiovisuelles. Fan de littérature classique, Blanche Leridon a grandi en lisant la Comtesse de Ségur et Louisa May Alcott.

Et en bonne enfant des années 90, elle regarde la sempiternellement rediffusée Petite maison dans la prairie, la série Charmed ou encore les films Hocus Pocus et Cendrillon.

«Les représentations des sœurs dans la fiction sont absolument clé, car ce sont les modèles qu’on nous tend, avec lesquels on grandit et qui forgent nos personnalités.»

«Plus le décalage est grand entre ce que la fiction nous renvoie et ce que l’on vit, plus cela crée une espèce de dissonance cognitive et identitaire qui peut être préjudiciable pour notre apprentissage et notre éducation», analyse l’essayiste.

Le problème avec la plupart des exemples qui ont façonné notre enfance et notre adolescence? Ces femmes fictives transmettent des idéaux féminins stéréotypés. Elles sont des «petites filles modèles», comme les catégorise Blanche Leridon, ou encore des «sorcières», des femmes marginalisées. «Ces miroirs déformants ne montrent pas ce qu’une fratrie de sœurs peut être vraiment: un lieu où il peut y avoir du bordel et de l’extravagance, tout du moins des choses plus nuancées, plus inattendues que ces modèles.» L’autrice relève toutefois que les représentations sont peu à peu bousculées, citant La petite dernière, livre de Fatima Daas, la série Fleabag ou encore le dessin animé La Reine des neiges et son dénouement mettant à l’honneur l’amour sororal.

Quand être une sœur suffit

Blanche Leridon questionne aussi l’invisibilisation des sœurs passé un certain âge. Si, selon l’autrice, la fiction est douée pour représenter des fratries de petites filles ou d’adolescentes, le départ du cocon familial signifierait la perte du statut de sœur, qu’une femme troque pour celui d’épouse ou de mère.

«Il est socialement attendu d’une femme qu’elle fonde son propre foyer. Or, celles qui ne répondent pas à cette exigence d’émancipation seront jugées de façon péjorative, on le voit à travers les représentations des vieilles filles ou alors des sorcières.»

«Des modèles repoussoirs, un peu contre nature parce qu’elles vivent sans homme», avance l’essayiste.

Impossible de conclure sans mettre en parallèle les sorories biologiques et les mouvements féministes. «Grandir entourée de femmes est une excellente initiation aux complexités de la vie au féminin et peut nous apporter des bénéfices en matière de modèles, poursuit Blanche Leridon, faisant référence à ses propres sœurs qui l’ont inspirée à poursuivre une carrière littéraire. Je m’étonne que les sœurs de sang soient si peu présentes dans la grammaire féministe contemporaine.» Les féministes américaines, puis le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), intègrent le mot «sœur» dans leur vocabulaire dès les années 70. Toutefois, la spécialiste remarque qu’on fait peu allusion aux liens familiaux pour nourrir et construire la lutte. «Probablement parce que les sorories étaient alors associées à la famille patriarcale. Les sœurs peuvent pourtant alimenter les grands récits féministes, comme on le voit dans le domaine de l’art avec l’exemple de Simone et Hélène de Beauvoir ou encore de Virginia Woolf et Vanessa Bell.»

Signal qu’il est temps de réhabiliter les sœurs de sang, au même titre que les sœurs de cœur?

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