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Reportage en prison

Rencontre entre une autrice de BD et une détenue

Rencontre entre une autrice de BD et une détenue

Cette année, le Salon du livre de Genève, qui s’est tenu du 21 au 24 octobre, a fait le choix de formats insolites, non ouverts au public, dans des EMS, des maisons de quartiers et en prison. Le but? «Aller à la rencontre de publics empêchés», explique Nine Simon, la directrice artistique.

© DR

Aller à la rencontre du public, pour un auteur, c’est plutôt réjouissant, mais presque banal en comparaison de l’expérience vécue par Eileen Hofer. Conviée à participer à un des formats insolites de l’édition 2021 du Salon du livre de Genève, elle s’est retrouvée, un matin, devant l’imposante grille de la prison de Champ-Dollon, sa bande dessinée sous le bras, Femina dans son sillage et une drôle d’impatience au creux du ventre. Dans son livre, Alicia, prima ballerina assoluta, illustré par la dessinatrice Mayalen Goust, Eileen Hofer évoque Cuba et le destin hors norme d’Alicia Alonso, danseuse étoile ayant poursuivi une carrière de premier plan alors qu’elle perdait la vue.

La grâce, le handicap, La Havane… Autant de thèmes véhiculés par cette histoire dont elle est curieuse de mesurer l’écho dans l’enceinte d’un établissement pénitentiaire. La rencontre est prévue dans le quartier des femmes. Règlement oblige, on laisse ses affaires derrière soi avant de passer par le détecteur de métaux. Rien ou presque ne doit entrer, même si, à l’intérieur, les détenus rivalisent d’ingéniosité, comme le dévoilent de grandes vitrines derrière lesquelles trône un improbable étalage d’objets saisis dans les cellules, à l’image de cette petite machine à tatouer, faite de bric et de broc, dont la batterie tient dans un morceau de chaussette.

Rencontre entre une autrice de BD et une détenue
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Séparé du reste de la prison, l’étage réservé aux détenues peut abriter jusqu’à une cinquantaine de femmes. En détention préventive, elles vivent recluses derrière ces portes couleur bleu ciel alignées le long d’un couloir. Des portes qu’elles sont autorisées à franchir pour une heure de promenade quotidienne, éventuellement pour rejoindre un atelier de travail. Cinq d’entre elles avaient manifesté leur intérêt pour échanger autour de la BD d’Eileen Hofer. Depuis, une a été libérée et trois autres ont renoncé. «Les aléas de la préventive», nous dit-on. La rencontre prendra donc la forme d’un tête-à-tête dans une petite salle mise à disposition au cœur de cette unité de vie un peu défraîchie.

Dehors, les barbelés

La pièce éclairée par une grande fenêtre est quasi vide, excepté une table et quelques chaises colorées en plastique lisse. Dehors, les barbelés hérissent les murs. Vue plongeante sur la cour en train de se remplir de silhouettes qui se mettent à marcher en rond, mains dans les poches, tête baissée. Entre alors une jeune femme. Menue, jean et boots délacées, elle tient à la main la BD d’Eileen. Seule invitée, mais loin d’être effarouchée, Sonia – on l’appellera ainsi pour respecter son anonymat – est même plutôt bavarde. Il lui arrive d’emprunter des livres à la bibliothèque de la prison. Surtout des témoignages ou des récits. La vraie vie des gens, c’est ce qu’elle préfère. Le Salon du livre? Elle connaît, bien sûr. La BD? Elle lui plaît. Il faut dire qu’elle a suivi une formation artistique. Et puis, il n’y a pas tant de choses qu’elle puisse faire pour elle derrière les barreaux. «Je n’ai même pas de quoi me maquiller, regrette-t-elle, avant d’interpeller son interlocutrice: «Auteur? C’est quoi votre travail?» Si la technique du dessin lui est familière, ce n’est pas le cas de l’élaboration d’un scénario. Les questions fusent. Les excuses aussi. Sonia n’a pas eu le temps de finir de lire le livre: «J’aurais voulu vous faire honneur.» Puis elle s’enflamme:

«Moi aussi, un jour, je ferai un livre sur ma vie, j’ai tellement de choses à raconter», avant d’ajouter en souriant à l’attention d’Eileen Hofer: «Je ferai appel à vous.»

«Je découvre ton visage»

On évoque cette étonnante Cubaine qui dansait alors qu’elle voyait à peine. «Incroyable», s’étonne Sonia, qui partage des souvenirs de cours de gymnastique lors desquels on la faisait marcher à l’envers les yeux bandés: «C’était pratiquement impossible!» Eileen Hofer raconte alors les trois faisceaux, projetés sur scène, pour qu’elle puisse se repérer, les danseurs aux aguets pour la réceptionner. L’histoire de la ballerine finit par capter l’attention de Sonia dont on n’aperçoit que les yeux vifs, derrière une paire de lunettes rectangulaires. Il faudra qu’elle tire brièvement son masque vers le bas pour laisser voir ses traits délicats. On arrive presque à la fin de l’heure qui nous a été accordée. «C’est marrant, je découvre ton visage, lui lance Eileen Hofer. Je peux te tutoyer? Oui? Tu es très jolie.» Sourire ravi de la jeune femme, presque intimidée tout à coup, alors qu’elle nous avait habitué à un enthousiasme parfois difficile à dompter.

La BD désormais ouverte entre les deux femmes, Sonia accepte de lire un passage. On l’écoute et on embarque avec elle, direction Cuba, au cœur d’une plantation de canne à sucre où des travailleurs agricoles s’essaient aux arabesques. Quelques pages plus loin, un petit chat se faufile sur le perron du musée national de la danse, à La Havane. La jeune femme caresse du doigt l’animal. Il lui rappelle le sien.

Pour elle, «un livre, c’est un objet que l’on peut toucher, sentir». Et puis, cette fois-ci, pas besoin de faire la queue pour avoir une dédicace, plaisante-t-elle, avant de se lever et rejoindre le gardien qui vient d’entrebâiller la porte.

Le livre entre partout

À côté des rencontres publics, le Salon du livre de Genève, qui s’est tenu du 21 au 24 octobre 2021, a fait le choix de formats insolites, non ouverts au public, dans des EMS, des maisons de quartiers et en prison. Le but? «Aller à la rencontre de publics empêchés», explique Nine Simon, la directrice artistique. La prison s’est naturellement imposée à elle qui a, par le passé, travaillé sur l’univers carcéral. Y faire entrer une bande dessinée aussi: «Le format nous paraissait idéal pour un public qui ne maîtrise pas forcément la langue française. Nous n’avons pas fait cela pour créer le buzz, mais pour partager notre passion du livre au-delà des murs, même quand ils sont hauts et surveillés.»

À lire Alicia, prima ballerina assoluta, de Eileen Hofer et Mayalen Goust (Ed. Rue de Sèvres).

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