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Raconter la maladie

Rencontre: Élisabeth Quin twiste avec la nuit

Rencontre: Élisabeth Quin twiste avec la nuit

«C’est quelque chose de très intime, de raconter sa maladie, témoigne Elisabeth Quin. Mais je n’étais pas seule. J’imaginais que ce livre pouvait accompagner d’autres personnes.»

© Pierre-Emmanuel Rastoin


On a rendez-vous téléphonique un vendredi matin à 10 h. Un peu stressant. Élisabeth Quin impressionne. Installée depuis 2012 à la tête de 28 minutes, le magazine d’actualité d’Arte, elle virevolte entre les sujets culturels et internationaux avec la modestie des vrais talents. Je me présente, elle a complètement oublié notre rencontre. Elle n’a plus le temps, s’excuse avec gentillesse. Sa fille fête son anniversaire, il lui faut préparer un peu les choses.

Sa fille Oona, c’est comme si je la connaissais. Élisabeth Quin évoque dans son livre, La nuit se lève, l’amour immédiat qu’elle a ressenti pour elle au moment de leur rencontre, au Cambodge: «Aspirée par son regard, je suis allée vers ce bébé qui est devenu ma fille. Oona, née dans mes yeux.»

De regard, il sera question dans notre entretien. Élisabeth Quin est atteinte de glaucome, une maladie héréditaire qui la prive progressivement d’une partie de sa vision.

Pour l’heure, nous reportons notre discussion au lendemain matin. Je l’appelle depuis le bureau, je l’imagine en Normandie. Comment s’est passé l’anniversaire? «Bien, mais on a dû faire la police pour que soient respectées les dispositions sanitaires, à 19 ans, ces jeunes ont bien envie de faire la fête.»

Cheval de labour avec œillères

Dans deux jours, elle se fait opérer de l’œil gauche, obstrué par le glaucome. Du coup, je me sens un peu coupable de la déranger alors qu’elle doit s’y préparer. Dur week-end, alors? «Lundi, j’entre à l’hôpital. C’est marrant qu’on se parle aujourd’hui, j’essaie de ne pas penser que je vais me rejouer Orange mécanique. Je m’astreins au travail pour m’occuper l’esprit. C’est une petite opération, mais on n’est pas à l’abri des problèmes.»

En 2008, Élisabeth Quin découvre, à l’issue d’un examen médical, qu’elle est porteuse d’un glaucome héréditaire, trouble dégénératif du nerf optique résultant d’une accumulation de débris entre la cornée et l’iris qui ne peuvent plus être évacués de l’œil. L’engorgement du trabéculum, sorte de filtre essentiel au processus d’élimination, fait monter la pression dans le globe oculaire, avec pour conséquence la destruction du nerf optique et, à terme, la cécité. Elle raconte dans son livre le moment où elle se rend compte que quelque chose cloche: «J’y vois mal, mais pas clairement mal, ni de près ni de loin.»

«La photo d’un cheval de labour portant des œillères fut le déclic: des œillères invisibles limitaient mon champ de vision sur les côtés extérieurs, me procurant la sensation d’une vision en tunnel.»

Manet et les couleurs

En 2017, son glaucome s’aggrave. «La maladie est devant et dans mes yeux», explique-t-elle. Dans son livre, elle pratique un humour tendre pour raconter ses angoisses, l’amour envers ses proches, les effets secondaires de ses traitements: «Je me suis fait violence pour écrire. C’est quelque chose de très intime, de raconter sa maladie. Mais je n’étais pas seule. J’imaginais que ce livre pouvait accompagner d’autres personnes, qui affrontent les mêmes difficultés. C’était un exercice libérateur. J’ai lu et appris beaucoup de choses, par exemple à quel point Manet avait peur de ne plus voir les couleurs. Depuis deux ans, la vie du livre continue. Je me suis déplacée dans toute la France, j’ai reçu des courriers, des témoignages.»

Aujourd’hui, son champ visuel à droite est stable, celui de gauche nécessite une opération. Elle prend soin de sa santé. Elle continue à avoir foi en la médecine, imagine que bientôt on saura guérir sa maladie, elle ne fume pas, ne boit pas trop, évite de malmener ses nerfs. Son optimisme est une armure. Je lui demande si d’avoir la vue altérée renforce ses autres sens. Elle y fait référence dans son livre, mais on a beau chercher la réponse au fil des pages, on ne la trouve pas. «Je n’y réponds pas par superstition! J’écris sur la cécité, mais en même temps, je ne suis pas aveugle.»

«Je me retrouve dans un paradoxe. Si ma vue ne s’est pas dramatiquement dégradée, on me soupçonnera d’imposture; si je deviens malvoyante ou borgne, j’incarnerai pleinement ce texte, mais ma vie sera détruite.»

Les miroirs grossissants

Ce que nous perdons par la vue, le gagne-t-on ailleurs, dans de mystérieuses extensions sensorielles? «Je suis très sensible à l’ouïe. En particulier aux chants des oiseaux. Entendre leur chœur matinal est pour moi un enchantement qui compense un peu la perte visuelle. Mon prochain livre est consacré aux chants des oiseaux, il s’appellera Ouïr, ça dit bien ce que ça veut dire, non?»

Et le toucher? Élisabeth Quin réfléchit. Elle a bien une copine aveugle qui sculpte, mais ça ne l’attire pas plus que ça. «Je n’ai aucun talent artistique, je ne ressens pas l’impérieuse nécessité de créer.» L’odorat? Non, pas vraiment, répond-elle, puis elle ajoute comme si elle venait de s’en rappeler: «Je suis en train de faire un crumble, je vais vite le sortir du four, qu’est-ce que ça sent bon!» On se rend compte que la maladie n’a pas émoussé chez Élisabeth Quin la passion de la vie, qu’elle sait vaincre ces matins, quand le jour d’après est pire que le précédent. Il y a de la joie chez cette femme, une joie partageuse, une générosité lumineuse. J’ai presque envie de me débarrasser de toutes ces questions préparées autour de son glaucome, de ses yeux, de sa vue pour partager avec elle son regard sur l’horizon.

On conclut donc, avant de passer à autre chose. Qu’est-ce que la beauté quand on ne se voit pas? «Une vision altérée libère de soi-même. J’ai besoin de très gros miroirs pour me capter, je ne vois que des parties de mon visage, de mon corps. J’essaie d’être indulgente avec moi-même. J’ai trouvé cet équilibre. En outre, à la télévision, on est maquillée tous les jours. On est scrutée par des personnes qui se tiennent à cinq centimètres de votre peau, il faut savoir s’abandonner, mais c’est un moment que j’aime, pendant lequel je me sens en confiance.»

«De toute manière, vous serez d’accord qu’un miroir, c’est un partenaire critique. Et encore plus dès 50 ans, glaucome ou pas.»

Élisabeth Quin est sévère vis-à-vis d’elle-même. À l’écran, elle a l’air d’une adolescente. Ses cheveux courts et argentés flottent autour de son visage juvénile. Elle porte de petits pulls extravagants qui twistent avec l’image sérieuse de la chaîne franco-allemande. «Ce n’est pas parce que je suis dans le domaine de l’information et du tragique que je dois porter des tenues monastiques. Au contraire, j’aime ce décalage.» Ses cheveux gris, elle les assume comme un emblème d’excentricité et de liberté. «Il y a cinq ans, quand mes cheveux ont commencé leur mue en poivre et sel, je me suis posé la question de savoir si Arte me ferait une remarque. Mais on ne m’a rien dit. Mes cheveux, j’en suis fière. Je suis pionnière sur ce coup. J’ai reçu de nombreux messages de soutien. Je revendique d’être désirable au sens large, avec ma personnalité, mon âge et mes cheveux gris.»

Derrière le glamour, les ateliers et le talent

Elle a écrit sur le cinéma, sur le théâtre, la mode, a publié des livres, dont un catalogue d’exposition sur Lagerfeld, elle me raconte son amitié avec Azzedine Alaïa. Elle a même été chargée de mission pour un ministre. «Oui, j’avais écrit un édito sur Christian Estrosi pour critiquer le fait qu’il n’y connaissait rien au monde de la haute couture. Il m’a appelée, on s’est vu, effectivement, je confirme qu’il était totalement ignorant. Mais il voulait apprendre, comprendre.»

«Pendant deux ans, j’ai organisé des dîners pour lui présenter des stylistes, des maisons, il allait voir les défilés, on est allé à New York ensemble, je lui ai fait rencontrer Anna Wintour.»

Derrière le glamour de la haute couture, dit-elle, il y a des ateliers, des personnes, des femmes en particulier, qui exécutent des gestes immémoriaux, qui travaillent parfois 3000 heures pour un ouvrage. Elle s’inquiète de la formation des plus jeunes à ces métiers, de la transmission de ces savoirs.

Les multiples vies d’un vêtement

Elle achète peu, une fois par année, une belle pièce. Elle trace les circuits vintage, défend des stylistes comme Marine Serre, qui utilise des matériaux recyclés, aime les histoires qui accompagnent la mode. Elle croit qu’on peut concilier l’esthétique et l’éthique. Elle pense qu’il faut changer de paradigme, pour que la mode ne soit plus un secteur économique qui brûle du carbone, fait travailler les enfants ou est complice des camps de travail forcé dans des provinces chinoises.

«On doit défendre une industrie du vêtement qui réfléchit à la décroissance. Sourcer le produit, acheter local. Faire en sorte qu’un vêtement ait plusieurs vies. Des fictions naissent quand il change de main, il se réinvente en fonction de la personne qui le porte.» Élisabeth Quin aussi invente sa vie chaque jour, suivant un chemin bordé d’allées sombres, accompagnée d’oiseaux chantants.

La nuit se lève, Ed. Grasset & Fasquelle, Paris, 2019

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