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Les statues publiques sont-elles sexistes?

Les statues publiques sont elles sexistes ALAMY

À Ouchy, la Vierge du lac, sculptée par Vincent Kesselring en 1989, symbolise l’esprit du lac. Un esprit féminin et lascif.

© ALAMY

«Où sont les femmes?» C’est la question que semblait crier un énorme tag en lettres majuscules en bas du mur des Réformateurs de Genève, apposé par des militantes féministes en 2019. Pour faire passer un tel message, le support choisi pouvait difficilement être plus symbolique: quatre hommes représentés de manière ultra-virile, barbe de Viking au menton, silhouettes taillées comme des guerriers homériques, dominant les lieux de leur charisme brut. Plus mâle, tu meurs.

La découverte du graffiti avait suscité l’émoi chez les esprits conservateurs romands, qui répondirent que les féministes étaient à côté de la plaque puisqu’il n’y a pas de réformatrices connues des historiens, faisant mine de ne pas comprendre la vraie teneur du message barrant le monument.

Car la question posée part d’un constat tout à fait objectif: autour du globe, «les statues figuratives présentes dans l’espace public sont largement masculines», soulève Juliet Fall, professeure de géographie à l’Université de Genève (UNIGE).

Et c’est, enfin, devenu un problème.

Ces dernières années, plusieurs initiatives se sont en effet donné la mission d’étudier de façon statistique ce phénomène du sexisme dans les sculptures en extérieur, ces œuvres croisées par toutes et tous en marchant dans la rue ou en se promenant dans les parcs, familières au point qu’on ne prête souvent plus attention au fait qu’elles glorifient rarement des dames.

Compilant en 2016 les données de la Public Monuments and Sculpture Association, au Royaume-Uni, la journaliste et militante féministe Caroline Criado-Perez a ainsi constaté que sur les 925 sculptures recensées dans les espaces publics britanniques, seules 158 montraient des femmes. Soit un piteux 15% côté représentativité de celles qui constituent pourtant la moitié de la population.

90% de personnages masculins

Une étude publiée en 2021 relève même que les animaux sont deux fois plus nombreux que les personnages féminins dans la statuaire publique londonienne, les hommes, eux, étant bien entendu les plus représentés. Mêmes observations aux États-Unis: en 2017, la chaîne CNN citait le catalogue du Smithsonian American Art Museum, selon lequel on ne trouve que 559 statues féminines sur les quelque 5575 œuvres figuratives sculptées placées en extérieur sur le sol américain. Soit une proportion encore pire de 10%.

En Suisse, de tels décomptes n’ont pas encore eu lieu, mais plusieurs universitaires s’intéressent à cette problématique. Des chercheuses de l’Université de Genève ont notamment créé un séminaire analysant l’ensemble des bustes présents aux Bastions du point de vue du genre et des codes de représentation. Verdict? Environ 90% des personnages ayant eu l’honneur d’être bustifiés sont des messieurs.

Dans la Cité de Calvin (ce dernier figurant évidemment en bonne place sur le mur des Réformateurs), les statues publiques de femmes historiques se comptent d’ailleurs sur les doigts d’une seule mimine.

Les réformateurs du mur situé au parc des Bastions de Genève, confortablement drapés. © HEINZ SCHWAB/SUISSE TOURISME

On rencontre l’écrivaine Germaine de Staël dans la Bibliothèque de Genève, la Mère Royaume sous forme d’un macaron sculpté rue de la Corraterie, l’impératrice d’Autriche Sissi non loin de l’endroit où elle fut assassinée en 1898, ainsi que la conservatrice de musée Monique Barbier-Mueller, mise en scène parmi l’ensemble d’œuvres en bronze installées sur le rond-point de Plainpalais.

Des siècles misogynes

Même sous-exposition des figures féminines majeures à Paris. Quarante dames du passé y ont droit à une statue, contre 260 hommes. Et celles qui existent ne bénéficient pas d’une place aussi valorisante que celle de leurs homologues masculins. L’Hôtel de Ville, par exemple, n’est paré que de sculptures de superhéros d’autrefois. Les quelques superhéroïnes conviées près du prestigieux bâtiment, en particulier la portraitiste royale Elisabeth Vigée Le Brun et l’écrivaine Madame de Sévigné, n’ont droit qu’à un square situé sur l’aile droite, la plupart du temps fermé au public.

Comme si, même célèbre à travers les siècles, une femme ne méritait pas les mêmes honneurs qu’un homme qui a pareillement marqué son temps.
En France, les bustes de Marianne, censée représenter la République, ont tour à tour été modelés sur Michèle Morgan, Inès de la Fressange, Brigitte Bardot (en photo) ou Lætitia Casta. © AFP/FRANCOIS GUILLOT

Mais comment expliquer que les statues des villes occidentales véhiculent un sexisme aussi affligeant?

«La pratique consistant à ériger des sculptures dans l’espace public remonte à l’Antiquité, cependant c’est surtout au XIXe siècle, période patriarcale et misogyne s’il en est, que ce geste s’est opéré à grande échelle, observe Yasmina Foehr-Janssens, professeure de littérature française à l’UNIGE. Créer et montrer des statues de personnages importants faisait partie du processus d’établissement d’un État moderne, le socle ou le piédestal, souvent luxueux, symbolisant le soutien des institutions.

Un véritable pic de statuomania s’est alors déroulé entre la seconde moitié du XIXe et la première moitié du XXe siècle, à l’origine d’une bonne partie des œuvres aujourd’hui présentes dans notre paysage urbain. Or, à ce moment, les figures publiques reconnues étaient essentiellement masculines.»

Au chapitre dédié à la sculpture, le Dictionnaire historique de la Suisse décrit un phénomène qui «se propage bientôt dans les petites villes et les honneurs se démocratisent: du héros national, du réformateur et du savant universel, on descend au conseiller fédéral, au notable local, au pilote vainqueur des Alpes. C’est aussi que la ville s’élargit, ouvre des avenues, des places, des jardins publics qui nécessitent un nouveau mobilier urbain; la pédagogie du grand homme est partout.»

Des femmes de préférence nues

À New York, c’est ainsi durant cette période, en 1915 plus précisément, que la toute première sculpture publique d’une femme célèbre a été inaugurée, en l’occurrence celle de Jeanne d’Arc, à Riverside Park. Elle arrivait 145 ans après l’érection de la première sculpture d’une sommité masculine, le roi George III. D’accord, mais il y a bien l’immense statue de la Liberté, une fille, boulonnée sur Liberty Island dès 1886? Ah oui, on a oublié de vous dire: parmi les rares représentations féminines dans les sculptures des espaces publics occidentaux, la plupart ne sont même pas de vraies femmes ayant existé, contrairement au cas des représentations masculines. Si l’on compte ici une écrivaine, là une reine ou encore une danseuse de ballet érigée à un endroit ne faisant pas trop ombrage à un homme statufié, la grande partie du corpus féminin est constitué d’allégories.

Autrement dit de femmes sans identité servant à incarner une idée, expose Yasmina Foehr-Janssens:

«Elles sont très souvent réduites à des abstractions, des concepts, comme la République, la Philosophie, la Justice, la Nature, l’Infirmière, la Jeune fille, une saison, un continent…»

Ou la Liberté, dans le cas de l’iconique statue accueillant les bateaux à New York.

À Genève, on recense une œuvre intitulée Union de Genève à la Suisse, représentée par deux figures féminines aux formes et à la poitrine généreuses, sans parler de la fameuse Helvetia personnifiant la Confédération et dressée devant le Palais fédéral à Berne, ou sur l’avers de nos monnaies en franc suisse. Place de la Palud, dans le centre historique de Lausanne, on remarque également une statue de la Justice coiffant la fontaine du même nom. Une femme, l’épée à la main.

À Lausanne, la Justice – comme tant d’autres concepts – est une femme. © PHILIPPE MAEDER

Donc, résumons: les messieurs statues sont généralement de vraies gens, si possible des puissants, des sauveurs de l’Humanité, les dames statues sont plutôt des corps figurant des concepts, et des concepts avares en vêtements, en général. On s’étonnera ainsi que nombre de sculptures féminines sont adeptes du topless, de l’effet T-shirt mouillé, voire du naturisme le plus décomplexé.

«Les femmes sont rarement statufiées pour leurs actes, mais plutôt pour ce qu’elles représentent d’un idéal féminin entretenu par l’imaginaire mâle hétérosexuel, note Isabelle Collet, professeure en sciences de l’éducation à l’UNIGE.

Elles sont donc très souvent seins nus ou dévêtues sans aucune raison valable. C’est ce que les artistes, comme les commanditaires, majoritairement des hommes, souhaitaient voir d’une figure féminine.»

Un grand écart si caricatural entre dames et messieurs sculptés qu’il peut faire sourire. Dans la salle des Illustres, au Capitole de Toulouse, une série de grands personnages masculins historiques réels, arborant tous le costume seyant à leur fonction respective, sont mis en scène face à des allégories – toutes féminines donc – voluptueuses et franchement déshabillées.

Autre illustration très parlante, le Washington Post remarquait dans un article paru en 2021 qu’il y avait davantage de sirènes que de femmes politiques dans les sculptures de la capitale américaine, la plus notable étant surtout la statue d’Eleanor Roosevelt.

Eleanor Roosevelt, très rare figure de femme à Washington. © GETTY IMAGES/CAROL HIGHSMITH

Des intellectuelles réduites à des corps

Et même lorsqu’une statue de femme est censée exprimer une idée tragique ou une carrière strictement sous le signe de l’intellect, il faut encore que Madame se retrouve en tenue d’Eve dans la plupart des cas. Comme les deux sculptures jumelles de Corinne et Clémentine, au cœur de la vieille ville de Genève, des figures de jeunes filles incarnant la maltraitance juvénile. Et complètement nues.

Un traitement identique fut pointé du doigt en 2020 lorsque Londres voulut célébrer l’intellectuelle et pionnière du féminisme Mary Wollstonecraft, qui milita dès le XVIIIe siècle en faveur des droits des femmes. Enfin une statue de vraie dame reconnue pour ses hautes actions? Certes, sauf que l’artiste a représenté l’Anglaise totalement dévêtue et relativement inexpressive, laissant nombre de spectateurs dans l’incompréhension, d’autant plus que Wollstonecraft n’a jamais milité en mode Femen et travaillait habillée, comme tout le monde.

Intellectuelle anglaise du XVIIIe siècle, Mary Wollstonecraft a été immortalisée dans le plus simple appareil, certains passants n’hésitent pas à la rhabiller. © ALAMY/PAOLO MINOLI

D’accord, les seins nus dans l’histoire de l’art symbolisent parfois l’émancipation et la fougue façon Delacroix et sa Liberté guidant le peuple, mais quand même. «Je pense que cela aurait été bien de commémorer Mary Wollstonecraft avec ses vêtements. Vous ne voyez pas beaucoup de statues commémorant des personnalités politiques masculines sans leur pantalon», ricanait dans un tweet la romancière JoJo Moyes.

Aurait-on l’idée de représenter un Jean-Jacques Rousseau nudiste en train de rédiger ses Confessions? On connaît la réponse: le philosophe s’en retrouverait un peu décrédibilisé. C’est ce qui dérange avec ces innombrables sculptures de femmes nues peuplant places et jardins.

«Les femmes ne semblent pas mériter une statue pour elles-mêmes mais pour ce qu’elles représentent en termes de stéréotypes», constate Isabelle Collet.

C’est-à-dire un corps désirable avant d’être une tête bien faite ou une fonction de premier rang. «Traditionnellement, elles incarnent la féminité et leur présence est presque toujours connotée au fait qu’elles sont l’autre sexe, ajoute Yasmina Foehr-Janssens. On voit d’ailleurs qu’il n’existe pas vraiment d’attribut du pouvoir ou de légitimité scientifique dans les codes de représentation des figures féminines sculptées, contrairement aux hommes qui souvent portent sur eux des références à l’autorité, montrés en train de tenir un livre, une plume, un outil de savant… Comment une femme ministre doit-elle s’habiller? On s’aperçoit que la question n’est pas encore tranchée.»

Des modèles féminins à valoriser

Même Dalida, statufiée à Paris, apparaît sans objet notifiant sa fonction de grande artiste de la chanson, tel qu’un micro ou un disque, se contentant d’être un buste sexy.

Signe de l’intérêt des mélomanes: la statue de Dalida, à Paris, et ses marques d’usure… © ALAMY/BRIAN JANNSEN

«Dommage, car le principe des statues dans l’espace public est d’avoir ce regard de grands personnages dont on veut se souvenir pour leurs grandes œuvres. Or en découvrant qu’il s’agit quasi exclusivement d’hommes, les femmes intègrent l’idée d’un espace public où elles sont assez marginales, explique Isabelle Collet. Sans figures de pouvoir féminines autour de soi, il est difficile de s’identifier.»

Pour l’artiste et militante britannique Terri Bell-Halliwell, fondatrice du projet féministe inVISIBLEwomen, la surreprésentation des hommes dans les statues de l’espace public serait même l’une «des plus anciennes campagnes publicitaires subliminales en faveur du patriarcat, nous convainquant que tous ces mecs sculptés sont les seuls qui valent d’être admirés».

Mais heureusement, les choses bougent. Afin de rééquilibrer la représentativité des genres et des origines ethniques dans l’espace public à Londres, son maire Sadiq Khan a notamment encouragé à ériger des œuvres et nommer des monuments en l’honneur de personnalités féminines. Idem à New York, où plusieurs associations ont récemment permis de lancer la construction de nouvelles statues de femmes célèbres, dont la première dans l’enceinte de Central Park. Le nombre de sculptures féminines a ainsi été quasi doublé en une décennie dans la Grande Pomme.

Quant à la ville de Paris, elle vient d’inaugurer une œuvre en hommage à Solitude, héroïne emblématique de la lutte contre l’esclavagisme en Guadeloupe et première femme noire à avoir l’honneur d’être statufiée dans la capitale.

Fanm Doubout, ou Solitude, héroïne de la lutte contre l’esclavagisme en Guadeloupe, première statue de femme noire à Paris, inaugurée ce printemps 2022. © GETTY IMAGES/CHESNOT

«C’est un pas de plus vers un espace public plus représentatif des valeurs actuelles et moins connoté masculin, se réjouit Juliet Fall, un progrès pour une ville plus accueillante pour toutes et tous.»

Et l’on méditera les mots du politicien Sylvain Thévoz sur son blog en 2019, lorsqu’il consacra un article aux réactions outrées face au graffiti féministe sur le mur des Réformateurs: «Celles qui ont tagué ce mur sont les réformatrices d’aujourd’hui. Plutôt que de dénoncer le vandalisme en portant plainte, ou s’offusquer dans des billets d’humeur, une belle idée serait de sculpter dans la pierre des figures de femme.(…) Notre époque a effectivement bien besoin d’honorer ses réformatrices.»

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