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Féminisme

Le sein, reflet de l’histoire des femmes

Sein reflet histoire femme

«Il serait bon de pratiquer et d’enseigner aux filles et aux garçons le respect de leur propre corps et de celui des autres, ainsi que la bienveillance.» souligne Camille Froidevaux-Metterie, auteure des essais Le corps des femmes, La bataille de l’intime et Seins. En quête d’une libération (Ed. Anamosa).

© Getty Images

Des idoles plantureuses du paléolithique aux militantes Femen qui utilisent leur poitrine dénudée à des fins politiques, en passant par les Vierge à l’enfant de la Renaissance ou les pin-up des années 1950, les seins racontent l’histoire de l’objectivation du corps des femmes. Et comme l’explique la philosophe Camille Froidevaux-Metterie,

de par la double symbolique qui y est associée, ils synthétisent à eux seuls cette injonction millénaire faite aux femmes qui doivent «devenir et demeurer des corps sexuels et maternels à disposition.»

Femmes écartelées

Auteure des essais Le corps des femmes, La bataille de l’intime et Seins. En quête d’une libération (Ed. Anamosa), elle précise que, pour comprendre la condition féminine contemporaine en Occident, il faut tenir ensemble deux éléments qui paraissent contradictoires: d’un côté, des mécanismes toujours très puissants d’objectivation, d’instrumentalisation et de sexualisation du corps féminin; de l’autre, la liberté «assez inouïe» qui est celle des femmes relativement à ce qu’elles peuvent faire de leurs corps, une liberté qui s’enracine dans les conquêtes féministes.

En clair, les Occidentales d’aujourd’hui sont écartelées entre, côté face, l’envie de se libérer et de se réapproprier complètement leur corps afin de s’extirper des carcans patriarcaux et, côté pile, les injonctions très lourdes qui visent leurs corps dans toutes ses dimensions et qu’elles ont intériorisées. Il s’agit notamment de ces normes esthétiques qui pèsent de tout leur poids et qui entretiennent le jugement critique négatif que les femmes ont d’elles-mêmes. En cause, l’idéal séculaire de la demi-pomme, soit un sein ferme et rond, ni trop gros ni trop petit, qui a été remis au goût du jour dans les années 90 avec l’apparition des soutiens-gorge rembourrés et coqués, devenus de véritables «outils de formatage des seins».

Car on a beau savoir que les poitrines parfaites présentées dans l’espace public, sur les réseaux sociaux ou dans les médias ne correspondent pas à la réalité, elles restent une espèce de Graal à atteindre via des accessoires, voire la chirurgie.

Toutefois, il ne faut pas en conclure que la situation est désespérée, note Camille Froidevaux-Metterie. De fait, dit-elle, de plus en plus de jeunes féministes militent activement pour faire bouger les lignes et, entre autres choses, pour faire comprendre à leurs sœurs qu’il est maintenant grand temps de s’émanciper de ces diktats, d’accepter leurs seins tels qu’ils sont, tels qu’ils se transforment, tels qu’ils évoluent, bref, tels qu’ils vivent, singuliers et uniques.

Dans l’Antiquité, une image idéalisée de la femme nourricière

Comme l’explique Camille Froidevaux-Metterie, la représentation féminine de l’Antiquité gréco-romaine, essentiellement produite par des hommes, est une vision idéalisée de la femme, mais sans charge érotique.

Si on trouve des illustrations de femmes normales, dansant et/ou nues dans le culte de Pan ou encore dans la sculpture funéraire (elles sont alors vêtues de leurs habits ordinaires, montrées dans des attitudes banales et à l’âge de leur décès), la plupart des œuvres majeures se concentrent sur des déesses, des nymphes ou des êtres allégoriques symbolisant la fécondité et surtout la maternité – rôle dans lequel les Grecques sont d’ailleurs déjà enfermées.

De fait, confinées dans le gynécée, elles ne sont bonnes qu’à être mères et donc reléguées dans la sphère domestique, dans une condition de subordination et d’infériorité qui constitue le socle théorique du système patriarcal, précise la philosophe.

«D’un côté, la sphère familiale, domestique, inférieure et féminine, de l’autre la sphère sociale, publique, masculine et supérieure. Cette division sexuée du monde a traversé toute l’histoire.»

L’historienne Marilyn Yalom relève, pour sa part, que l’idéal des beaux seins en pomme remonte à l’Antiquité déjà, «tels ceux d’Aphrodite, décrits de la sorte dans les textes classiques, ou ceux de la Belle Hélène qui refuse les pommes de sa poitrine à son mari, Ménélas, ainsi que le relate Aristophane dans sa pièce Lysistrata».

A noter que, dans le Nord, chez les Celtes notamment, la condition féminine pourrait avoir été bien différente: selon certains récits mythologiques, les femmes peuvent hériter, léguer, posséder des serviteurs et un patrimoine. En Irlande, elles seraient même tenues à des obligations militaires. Par ailleurs, la Celte aurait pu exercer un métier et avoir un rôle de pouvoir. Cela dit, il en existe très peu de représentations, à l’exception de pièces de monnaie où l’on voit une cavalière à seins nus.

A la Renaissance, la gorge nue représente la pure madone allaitante mais aussi l’érotisme

Gabrielle d'Estrées et sa soeur la duchesse de Villars, vers 1594. © Musée du Louvre
Gabrielle d'Estrées et sa soeur la duchesse de Villars, vers 1594. © Musée du Louvre

Après un Moyen Âge chrétien imprégné du péché originel au cours duquel l’image de la femme ne se décline quasiment que sous les traits de la Vierge Marie, incarnation de la pureté, ou d’Ève, l’affreuse tentatrice et responsable de la chute de l’Homme, un tournant s’opère au XIVe siècle.

Camille Froidevaux-Metterie précise: «Cela correspond au moment où les femmes abandonnent les tuniques pour des corsages. On voit apparaître des décolletés qui mettent les seins en valeur.»

Inutile de préciser que l’Église réprouve et diabolise cette nouvelle manière de se vêtir, la considérant comme une incitation à la sexualité qu’il faut absolument rejeter. Or, par effet ricochet, c’est précisément à partir de ce tournant vestimentaire que les seins se sexualisent et prennent une dimension érotique.

Depuis toujours, symboliquement, il existe deux types de poitrine :

la bonne, celle de la Madone allaitante, celle qui nourrit les enfants mais aussi la société qu’elle imprègne de valeurs nobles; et la mauvaise, l’érotique, l’aguicheuse, l’excitante, celle d’Ève la pécheresse à qui la plupart des femmes sont d’ailleurs assimilées, ce qui permet aux hommes d’asseoir leur pouvoir et leur domination, résume Camille Froidevaux-Metterie.

En termes de représentation, les artistes se concentrent sur des poitrines censément idéales. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les Madones allaitantes de la Renaissance italienne – un thème très prisé. On y voit systématiquement un sein découvert – en l’occurrence une espèce de demi-boule inspirée des œuvres antiques.

Presque surréelle de non-réalisme, elle va néanmoins pénétrer les inconscients collectifs.

«Si bien que, en dépit de quelques exceptions ponctuelles (comme les gros seins allaitants des Hollandaises peintes par Rubens ou les seins-obus des années 1960), la demi-pomme reste aujourd’hui le seul sein visible, le seul socialement acceptable», souligne la philosophe.

Dès la Révolution française, c'est une Marianne dépoitraillée qui incarne la république libre et fraternelle

La Liberté guidant le peuple, de Delacroix. Marianne, seins nus, est une allégorie de la nouvelle République. © Erich Lessing via Artsy
La Liberté guidant le peuple, de Delacroix. Marianne, seins nus, est une allégorie de la nouvelle République. © Erich Lessing via Artsy

Au XVIIIe siècle, relate Camille Froidevaux-Metterie, le sein devient politique via l’injonction à l’allaitement. Habitude aristocratique au XVIIe siècle, la mise en nourrice des enfants, pratiquée non seulement parce qu’on craignait que cela abîme les seins des mères mais surtout parce que l’on considérait que c’était incompatible avec la sexualité, a gagné la bourgeoisie dans les premières décennies du siècle des Lumières.

Or, philosophes, médecins et hommes de science s’en indignent. Pour eux, l’affaire est simple: «Ce qui est naturel pour le corps humain est aussi fondamentalement bon pour le corps politique.» On oppose alors le sein «corrompu» de la nourrice au sein maternel, synonyme de régénération familiale et sociale. Rousseau définit ainsi les contours d’une maternité idéalisée dont le modèle s’applique à la société tout entière, remarque Camille Froidevaux-Metterie. Pour lui, la mère allaitante est «généreuse, dévouée, fidèle, elle élève ses enfants dans le respect des valeurs communes».

En se réappropriant sans le modifier le cadre patriarcal, lui et les autres penseurs de la modernité, ont perpétué la division sexuée du monde, indique la philosophe.

Une division qui, malgré Olympe de Gouges et ses soeurs de lutte assoiffées de droits, ne va pas faire tiquer les révolutionnaires. Si bien que l’assimilation maternité - moralité est adoptée, l’allaitement devient «un choix patriotique, la manifestation d’un devoir civique», précise Camille Froidevaux-Metterie.

Elle rappelle ainsi qu’un décret de la Convention du 28 juin 1793 prévoit que si une mère n’allaite pas son enfant, elle ne sera pas éligible au soutien de l’État aux familles indigentes!

Parallèlement, perdant en dimensions sacrée et érotique, les seins deviennent symbole de la nouvelle République – cette Marianne qui offre généreusement les valeurs de liberté, de fraternité et de justice à tous les citoyens.

Au XXe siècle, le topless est symbole de liberté et des combats féministes

Dès les années 1970, les soutiens-gorge se balancent, les hauts de maillots de bain tombent et le sein nu incarne une forme de liberté. © Getty Images
Dès les années 1970, les soutiens-gorge se balancent, les hauts de maillots de bain tombent et le sein nu incarne une forme de liberté. © Getty Images

Âge d’or du corset qui enserre les bustes et enferme les femmes dans le carcan de la famille patriarcale, le XIXe siècle s’achève tout de même par l’invention du libérateur soutien-gorge, en mode revendications.

À partir des années 1850, le mouvement émancipateur s’enclenche, de plus en plus de femmes revendiquent des droits. Elles le font d’ailleurs souvent au nom de la dimension maternelle qui leur est associée: «C’est parce qu’elles portent et nourrissent les futurs citoyens que les premières féministes réclament de pouvoir voter», explique Camille Froidevaux-Metterie. Mais l’heure n’a pas encore sonné - elles ne remportent que de petites batailles.

Pour la philosophe, il faudra attendre la conquête des droits contraceptifs, à la fin des années 1960, pour que les femmes puissent commencer d'espérer s’affranchir de «la sphère domestique, du corps procréateur et de tous les mécanismes d’objectivation qui l’accompagnent».

Autrement dit, à partir du moment où les femmes peuvent choisir d’être mères (ou pas!),

«elles deviennent enfin de vrais sujets de droits, pleinement légitimes dans le monde social. Pouvoir choisir le moment de sa grossesse et se projeter dans un avenir sans enfants, c’est une vraie mutation anthropologique, on en termine avec des millénaires d’enfermement des femmes dans la fonction maternelle.»

Dans les faits, dès les années 1970, les soutiens-gorge se balancent, les hauts de maillots de bain tombent et le sein nu incarne une forme de liberté. Pourtant, 20 ans plus tard, la dynamique s’inverse et, notamment mises sous pression par les images idéalisées, les femmes se rhabillent. Un phénomène qui s’explique simplement: «Après l’immense investissement sur les thématiques corporelles des années 70, les féministes les ont un peu laissées de côté, engageant d’autres combats, notamment dans les domaines socioprofessionnels.» Mais après 40 ans de relatif oubli et même de déconsidération des corps, les choses se remettent à bouger...

Aujourd’hui, la poitrine est une arme pour mener des luttes politiques et sociales

Les Femen, qui ont aujourd’hui repris cette manière de faire de leurs aînées suscitent à nouveau régulièrement le débat. © Getty Images
Les Femen, qui ont aujourd’hui repris cette manière de faire de leurs aînées suscitent à nouveau régulièrement le débat. © Getty Images

L’un des grands combats féministes du XXe siècle? Obtenir une égalité des droits - quels qu’ils soient! - mais aussi celui de disposer librement de son corps. Mais à la fin des années 60, dans une société encore bien patriarcale, le combat n’est pas gagné. Pour le coup, histoire de se faire entendre, des militantes féministes choisissent une méthode choc, à savoir leurs poitrines, explique Marilyn Yalom. Ni une ni deux, utilisant leurs seins comme «objets politiques», elles manifestent topless. L’effet est saisissant. Et le reste. La preuve par différents groupes, dont les Femen, qui ont aujourd’hui repris cette manière de faire et suscitent à nouveau régulièrement le débat.

Par ailleurs, souligne Camille Froidevaux-Metterie, depuis une dizaine d’années, de jeunes féministes ont lancé une dynamique qui vise notamment à une réappropriation du corps dans ses dimensions intimes. Ce mouvement a d’abord abordé des thématiques génitales (question des règles, clitoris, sexualité, violences sexuelles, gynécologiques et obstétricales…). Et comme le spécifie la philosophe, «il s’est d’abord peu intéressé aux seins, même si des initiatives comme #freethenipples existent, qui réclament que les femmes puissent elles aussi évoluer torse nu sans provoquer de tollé moraliste.»

Outre ces aspects militants, la philosophe estime qu’il faudrait pouvoir en finir avec la compétition généralisée entre femmes: Qui est la plus belle? Qui a les plus jolies rondeurs?

«Cela peut paraître anecdotique mais… c’est en fait crucial, car cette concurrence organisée et perpétuée est l’un des ressorts les plus efficaces du système patriarcal.»

De fait, tout occupées qu’elles sont à se présenter sous leur meilleur jour et à se jauger entre elles, les femmes en oublient de prendre leur place dans la société ou de privilégier leur accomplissement personnel. En d’autres termes, conclut la philosophe,

«il serait bon de pratiquer et d’enseigner aux filles et aux garçons le respect de leur propre corps et de celui des autres, ainsi que la bienveillance.»

Histoire de faire progresser la condition… humaine, tout simplement.

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