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Se faire peur

Le Polar, un art qui sied aux femmes

Polart art feminin

Selon différents sondages réalisés récemment, les femmes, qui sont 95% à lire régulièrement contre 88% des hommes, constituent joyeusement près de 70% du lectorat du polar au féminin.

© Getty

Elles s’appellent Agatha Christie, Camilla Läckberg, Elizabeth George, Gillian Flynn, Sara Paretsky, Sue Grafton, Val McDermid, Donna Leon ou Fred Vargas. Leur point commun: comme des dizaines d’autres de leurs sœurs en crime, elles tuent en série(s). Avec… sang pour sang d’efficacité, du moins en termes de succès populaire et de ventes. La preuve: quelque 4 milliards de livres vendus depuis 1920; une moyenne de 4 millions par an, aujourd’hui encore, pour Lady Christie; entre 20 et 30 millions d’exemplaires de la saga läckbergienne depuis 2003 et plus de 6 millions des Apparences flynniennes, sorties en 2012.

Trêve de chiffres, les faits sont là: quel que soit le genre d’acide dans lequel ces divas du crime plongent leur plume assassine, elles font mouche. Et mènent le bal éditorial, séduisant des millions de lecteurs. Ou de lectrices, plutôt. Car selon différents sondages réalisés récemment, les femmes, qui sont 95% à lire régulièrement contre 88% des hommes, constituent joyeusement près de 70% du lectorat du polar au féminin.

Parmi ces mordues de littérature policière, Nicole, commerçante neuchâteloise qui aime s’offrir des nuits blanches sur fond noir grâce à ses chouchous frisson. Dont «Patricia Highsmith, qui met génialement en scène la perversion, ou Gillian Flynn, pour sa manière tordue de faire exploser les… apparences». Plus éclectique, Anne raffole du roman policier au sens large, tous styles confondus: récits d’énigmes et d’enquêtes en 150 nuances de gris, romans noirs, suspense, thrillers psychologiques… Peu importe le genre ou le sous-genre, assure cette quinqua montheysanne accro aux meurtres sur papier:

«Même si chaque auteure a ses propres systèmes et cheminements, on sait qu’il y a un fil conducteur invariable: après s’être perdu dans leurs méandres, on arrive toujours à la résolution finale. Ce qui a un côté rassurant!»

Un peu comme si c’était un conte pour adultes? «Les deux récits fonctionnent, en effet, selon les mêmes schémas», confirme Frédéric Regard, professeur de littérature anglaise à la Sorbonne et auteur de l’essai Le détective était une femme - Le polar en son genre (Ed. PUF, 2018). Certes. Mais de nombreux auteurs masculins suivent aussi ces codes, non?

«C’est vrai et certains sont excellents, réplique Anne. Il n’empêche que je croche souvent plus aux histoires écrites par des femmes.»

Pourquoi une telle préférence? Pour Manuel Tricoteaux, chez Actes Sud, cet attrait des dévoreuses de pavés saignants pour le polar de Dame tient d’abord aux besoins «d’identification et de catharsis». Assistante à la Faculté des lettres à l’Université de Lausanne, Cécile Heim, qui se spécialise, entre autres, en romans policiers, partage cet avis. «Ce qui est particulièrement intéressant dans ce genre littéraire, ajoute-t-elle, c’est qu’on peut s’identifier au héros ou à l’héroïne, mais aussi à l’antagoniste, qui est donc le meurtrier. Or, connaître les deux points de vue nous pousse à nous poser des questions sur ce qui est bien ou mal, sur nous-mêmes, et sur nos propres limites morales.»

Un rôle de justicier

Aux yeux de Frédéric Regard, il est aussi question de la possibilité de (se) rendre justice: «Par ces phénomènes identificatoires, on s’institue justicier. Cela permet indirectement de pallier les lacunes d’une institution officielle qui ne joue pas son rôle. D’une certaine manière, chaque fois qu’on lit un roman policier, on reprend le pouvoir et, finalement, on rétablit une forme d’équité.» Un aspect auquel les écrivaines et lectrices sont d’autant plus sensibles qu’elles sont elles-mêmes victimes des inégalités d’un système à structures «encore bien» patriarcales, note le professeur Regard.

«Le polar descend en droite ligne des romans gothiques et à sensation anglais du XIXe siècle, qui étaient essentiellement écrits par des auteures, précise-t-il.

L’idée première était – et reste! – de soulever le toit de la maison et de regarder ce qui s’y passe vraiment, notamment en lien avec la place des femmes dans la société.»

Miroir de la société

A l’instar de Cécile Heim ou de la psychiatre et experte judiciaire autrichienne Sigrun Rossmanith, qui avoue une fascination pour les meurtrières et considère que «les intrigues imaginées par les romancières contemporaines sont souvent psychologiquement plus riches et complexes que celles imaginées par leurs homologues masculins», Frédéric Regard estime que les livres reflètent leur temps et la réalité, agissant comme un miroir de la société:

«Aujourd’hui, notre civilisation est en crise, nous n’avons plus confiance en nos systèmes et tout le consensus démocratique qu’on a essayé de nous vendre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale vole en éclats.

Les rompols en général, et féminins en particulier, sont des récits du soupçon et peuvent être lus comme l’un des symptômes de cette perte de certitudes.»

Cécile Heim nuance: «Les intérêts, les vécus, les engagements personnels de même que les contextes sociopolitiques et historiques sont très différents d’une auteure à l’autre, ce qui influence à l’évidence leur écriture, aussi bien dans le fond que dans la forme.»

Pour s’en convaincre, il suffit de plonger dans l’énorme réservoir de romans policiers estampillés filles, qui vont des enquêtes des délicieusement surannées Dorothy Sayers ou Agatha Christie aux énigmes alphabétiques de Sue Grafton, en passant par des variations du genre par des auteures autochtones comme Louise Erdrich ou LeAnne Howe.

«Cela dit, reprend l’universitaire lausannoise, dès ses origines, le roman policier a abordé des questions de société, telles que la moralité, la justice, le sexisme, les injustices, les limites entre ce qui est légal ou illégal, socialement acceptable ou inacceptable.

Ce n’est pas une coïncidence si ces romans noirs au féminin se sont développés dès les années 60, une période d’activisme où l’on se battait notamment pour les droits des femmes.»

Au-delà du pur divertissement, le polar peut donc ouvrir une vraie réflexion: «C’est un genre littéraire qui est en conversation avec son époque. A ce titre, il en offre une bonne grille de lecture.» Surtout quand il est féminin? Refusant de verser dans un genrage radical, cette passionnée concède toutefois que les écrivaines «sont souvent plus concernées que les romanciers par des questions sociétales, comme le sexisme et, chacune à leur manière, ont davantage tendance à les aborder dans leurs intrigues.»

Ces dernières peuvent se révéler raides, d’ailleurs. Parce que si certaines préfèrent garder une dose de pudeur dans leurs descriptions et misent plus volontiers sur les aspects psychologiques de leurs personnages, à l’image d’une Donna Leon ou d’une Ruth Rendell, d’autres, comme la très trash Val McDermid, ne se privent pas d’appeler un chat un chat. Un réalisme cru apparu assez récemment, soulignent les spécialistes. «Développé par Dashiell Hammett et Raymond Chandler entre les années 1930 et 1950, relate Cécile Heim, le roman noir – ou hard-boiled detective – rend compte de la réalité sociétale du pays, dans toute sa dureté.

Il est l’un des types de récit les plus conservateurs, sexistes, racistes et violents de tous les sous-genres du polar.

Or, dès les années 80, c’est cette catégorie que des Américaines telles que Sara Paretsky et Sue Grafton ont choisi de s’approprier.» Avec, à la clé, un succès de librairie mondial. Ainsi qu’une libération textuelle qui a permis aux nouvelles générations de romancières de se lâcher, et de trouver un public fidèle. Comme quoi le crime paie, parfois.

Agatha Christie: la reine du commérage

© Fototeca Leemage

Qui est-elle? Née en 1890 et morte en 1976, la Britannique est considérée comme «l’auteur le plus lu de l’histoire chez les Anglo-Saxons, après William Shakespeare». Elle a eu une influence majeure sur la littérature policière du XXe siècle et influencé (et inspiré) des dizaines d’auteures.

La recette de son succès Outre sa faculté à livrer un portrait pointu et drolatique d’une frange de la société britannique de son époque, au gré des commérages de ses personnages, Agatha Christie entraîne le lecteur dans un jeu de pistes «passionnant», relève Frédéric Regard. «Elle met en scène des archétypes humains éternels», ajoute Cécile Heim.

Ses œuvres principales Le crime de l’Orient-Express, Dix petits nègres, Mort sur le Nil, Le train de 16 h 50 et Témoin à charge… En plus de ses romans d’enquête, qui mettent généralement en scène l’épatant Hercule Poirot ou la délicieuse Miss Marple, elle a également écrit des romans à l’eau de rose, sous le pseudonyme de Mary Westmacott.

Camilla Läckberg: une saga suédoise

© Leonardo Cendamo Getty Images

Qui est-elle? Suédoise pure sucre, l’auteure est née à Fjällbacka, en 1974. En 2003, elle se lance dans l’écriture et publie La princesse des glaces, premier tome de la saga avec Erica Falck et Patrik Hedström, deux héros qui se dépatouillent tant bien que mal entre enquêtes et vie de famille.

La recette de son succès: Selon ses fans, Camilla Läckberg sait parfaitement maîtriser les intrigues qu’elle parsème de petits messages féministes «bien sentis» et ses personnages «sont très attachants». Pour Cécile Heim ou Frédéric Regard, peu sensibles aux charmes de la Nordique, son succès doit «plus au marketing qu’à son talent littéraire». En gros, disent-ils, elle a été «vendue» comme la Stieg Larsson au féminin. «Or, au vu de la folie suscitée par Millénium et de l’engouement que cette trilogie avait créé, il était assez logique que l’effet de curiosité fonctionne pour elle.»

Ses œuvres principales: Depuis La princesse des glaces, en 2003, elle sort de nouveaux romans tous les dix-huit mois environ, parmi lesquels Le prédicateur, La sirène, Le gardien de phare, Le dompteur de lions et La sorcière, en 2017. Elle vient de sortir le tome I de La cage dorée, nouvelle série SANS Erica Falck.

Gillian Flynn: derrière les apparences

© Steve Granitz Getty Images

Qui est-elle? Découverte en Europe à la sortie de son fameux roman, Les apparences, (Gone Girl), cette journaliste de formation, aujourd’hui romancière et scénariste, est née à Kansas City, aux Etats-Unis, en 1971. Elle a publié son premier roman en 2006.

La recette de son succès: Imprégnée de films noirs américains, Gillian Flynn a une manière particulièrement efficace de détourner les clichés, de dévoiler la face cachée des choses et de gratter le vernis. Taxée de misogyne par certains grincheux qui n’aiment la gent féminine qu’en version victime, elle en a ri et répliqué: «C’est avoir une très petite vision de ce qu’est vraiment le féminisme. […] Pour moi, c’est aussi la possibilité d’avoir des femmes dans le rôle des méchants!» Un argument qui a parlé à des millions de lectrices.

Ses œuvres principales: Sur ma peau (Sharp Objects), qui a été adapté en minisérie télévisée,mais aussi Les lieux sombres (Dark Places) et son célébrissime Les apparences, tous deux déclinés au cinéma.

Sara Paretsky: le refus des concessions

© Frederick M. Brown Getty Images

Qui est-elle? Elevée au Kansas, cette diplômée en sciences politiques et docteure en histoire est née en 1947. Directrice commerciale d’une assurance, à Chicago, elle se met à écrire pour «libérer ce qu’elle a en elle» et publie son premier roman, en 1982. Le succès est tel qu’en 1986, elle décide de se consacrer au roman.

Le secret de son succès: Auteure fétiche de la spécialiste en romans policiers Cécile Heim, l’Américaine a su renouveler le discours du polar. Avec un clair parti pris féministe, sans éviter la violence ni la cacher sous des tonnes de sucre, Sara Paretsky a créé une détective privée aussi futée que physiquement combative, Victoria Iphigenia – Vic – Warshawski, qui a su parler à d’innombrables lectrices à travers le monde. Ce d’autant qu’elle refuse les concessions, et attaque tous azimuts: clergé, religion, corruption, avocats, fonctionnaires véreux, elle ne fait pas de quartier!

Ses œuvres principales: Chronique d’une mort assurée, Au point mort, Chicago, banlieue sud ou encore Shell Game, bientôt en français. A noter que le film Un privé en escarpins, avec Kathleen Turner, est inspiré de son personnage phare.

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